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Granville - Notes historiques et archéologiques


NDLR : on est en 1845
Granville est la plus petite commune de l’arrondissement d’Avranches ; mais elle est la seconde en importance historique et politique, et la première pour la beauté sévère du site et la grandeur du panorama. C’est un promontoire allongé qui se projette vers la pointe de Bretagne pour fermer l’entrée de la Baie du Mont Saint-Michel ; c’est un roc sauvage, déchiré par une mer toujours turbulente et quelquefois furieuse, et dénudé par les vents qui l’assaillent de trois côtés. Le Roc de Granville, ou le morne de l’église, comme l’appelle Nodier, masse schisteuse veinée de quartz, s’est appelé primitivement Lihou, nom que porte encore son extrémité occidentale, dite Cap-Lihou : ce mot, Light house, est une expression saxonne qui signifie habitation élevée et éclairée : le phare qui le domine aujourd’hui, en anglais moderne, Light house, maison de lumière, rappelle dans un autre sens l’appellation originelle. Il se fend et s’enfonce en une crique sauvage, où la mer en fureur est magnifique, et les deux pointes portent, celle du nord le nom de Rocher-Fourchu, auprès duquel Cassini met le fort de Lihou, celle du sud, le nom de Corps-de-Garde, près duquel est la batterie Saint-Pair. Sur le Roc, dans un espace ouvert, s’élèvent l’ancienne et la nouvelle caserne, le phare, la poudrière, la halle, et le parc d’artillerie. Au sud, légèrement arqué, le Roc offre une espèce de havre : c’est de ce côté que se projettent la vieille jetée et le môle neuf, une de ces belles œuvres de force et de régularité, les seules que sache faire notre époque. Un petit phare se dresse à son extrémité. La vieille jetée, faite en blocs secs, rongée et disjointe, ressemble à la vieille galère trouée et désemparée auprès de la frégate fraîche et fière, solidement posée sur sa carène nette et brillante.

Un roc sinistre, dit le Loup, obstrue l’entrée du port. La rivière du Bosc forme ce port, et se dirige au sud du Loup. Les pauvres maisons des pêcheurs et des marins, avec lesquels contraste la beauté du quai, sont adossées au Roc, ainsi qu’un fort appelé Fort-des-Fontaines ou de l’Œuvre, et populairement Fort-Inutile. Le Roc reçoit la forme insulaire d’une coupure pratiquée dans son isthme, appelée Tranchée-aux-Anglais, parce qu’elle fut faite par le sire de Scale. Une seconde coupure, appelée Gueule-d’Ane, sert de fossé à la place de ce côté : entre ces deux tranchées le terrain porte le nom de Moulin-à-Vent. La plateforme en arrière de la Gueule-d’Ane est bastionnée et portait un fort, marqué sur la carte de Cassini. C’est une des trois entrées de la ville proprement dite : les autres sont la Porte-de-l’Œuvre, et la Porte-des-Morts. La Porte-de-l’Œuvre est la principale : c’est un boulevard composé d’un travail avancé ou Fort-de-l’Œuvre, d’une place extérieure ou Promenade-de-l’Œuvre, d’une porte extérieure, d’un ravelin ou place d’armes, et d’une porte à pont-levis, autrefois flanquée de quatre tours, dont l’une s’appelait la Tour-aux-Sarrasins, et deux autres les Tours-aux-Moines, parce que les religieux du Mont Saint-Michel en étaient propriétaires. II ne reste que peu de chose de ces fortifications faites par les Anglais en 1439, ou par Charles VII en 1445, excepté peut-être quelques modillons de mâchicoulis. Le caractère de la Renaissance est imprimé sur la façade de cette porte. Au-dessus était la maison dite le Logis-du-Roi, demeure du gouverneur ou du lieutenant de Roi.

Là encore était le corps-de-garde de la milice bourgeoise. De cette porte, les murailles se dirigent à droite vers l’entrée du Moulin-à-Vent, à gauche vers la Porte-des-Morts, qui ouvre sur le Roc : la partie du rempart contiguë à cette porte sur le cimetière s’appelle les Gabions. Du côté du nord, l’escarpement du roc tient lieu de rempart. La forme de la ville de Granville, d’une assiette inégale, selon l’expression de Vauban, est une ellipse : c’est aussi une enceinte elliptique, flanquée de tours, qui est figurée sur le plan de Tassin. Détruites en 1691, selon Beaudrand, en 1689 selon Expilly, les fortifications se relevèrent plus simples vers 1725, et les seuls témoins qui en restent sont des fragments de mâchicoulis, et une partie de la Porte-de-l’Œuvre. Au milieu de la ville, près du Tribunal de Commerce, aux colonnes de marbre bleu, est la place d’armes, où l’on voit un reste de maison de la fin du XVIe siècle, et un puits creusé dans le siége de 1574. L’unique monument est l’église.

L’église

L’église de Granville est une des trois plus belles de l’arrondissement d’Avranches, si l’on excepte le Mont Saint-Michel, la merveille sans pair. Elle se dresse sur le point culminant du morne promontoire de Lihou, et domine le Roc, le port et la mer. Tout en admirant la beauté de son site, on est frappé du défaut de proportion entre la tour et la flèche. Ce vaisseau de granit, tout dallé de pierres tombales, est remarquable par sa construction si bien agencée qu’on le dirait taillé dans le roc vif. Des transepts accolés au centre lui donnent la forme de la croix grecque, et cette disposition, jointe à l’accolement d’une sacristie, lui enlève la forme antique et symbolique. La sacristie et les deux transepts, faits en 1676 et 1688, contrastent par leur masse lourde et opaque avec la tracerie ajourée des bas-côtés du chœur.

Quoiqu’elle soit d’une analyse chronologique difficile, l’église de Granville laisse apercevoir trois principales époques, le XVIe siècle dans les bas-côtés et une partie de la tour, le commencement du XVIIe dans la nef et le chœur, et la fin du XVIIe dans les transepts et la sacristie, avec deux restes, l’un roman, l’autre du XVe siècle.

La jolie croix ronde du cimetière est romane, et représente l’ancienne chapelle de Notre-Dame.

Les bas-côtés sont la partie la plus artistique, malgré les ravages du temps ou des hommes, car quelques meneaux sont en bois. Les fenêtres offrent une tracerie variée, et sont séparées par des contreforts et des clochetons dont quelques-uns sont évidemment plutôt de la Renaissance que gothiques, et servent de transition entre le XVIe et le XVIIe siècle. La plupart des fenêtres représentent une triple lancette qui s’épanouit en cœurs, trèfles et quatre-feuilles. Une frise à trilobes ou quatre-feuilles, en intaille, court sous la corniche du chevet, et brode le sommet des contreforts. Un fragment de vitrail subsiste dans la tracerie de l’une d’elles, et fait rêver aux splendeurs que la peinture devait associer aux caprices de l’architecture. La tour est en partie contemporaine des bas-côtés. Sous sa voûte, et sous les deux travées intermédiaires entre elle et les transepts, sont des arêtes pures et flexibles, et d’élégantes clefs de voûte. L’extérieur de la tour est plus jeune. La flèche n’a pas été faite en même temps que la tour, comme l’indique le défaut de proportion et l’évidente différence de style : nous croyons qu’elle est de la primitive église, celle que le XVe siècle éleva dans la ville naissante.
Cette église a été plusieurs fois frappée par la foudre.

La nef de Granville n’appartient pas à la véritable Renaissance, épanouissement du gothique expirant sur les lignes sévères de l’architecture classique : elle appartient à une phase plus froide et plus correcte, le commencement du XVIIe siècle ; entre ces deux époques, il y a la distance qui sépare Marot ou Montaigne de Malherbe ou de Boileau. Cependant cette nef est un type précieux pour l’histoire de l’architecture, et elle offre un beau caractère de sévérité et d’unité. Mais cette architecture n’est pas plus fidèle à son idéal que la littérature d’alors : un architecte grec n’eût pas bâti cette façade d’ordre ionique, à colonnes renflées, dont la base égale presque la moitié de la colonne. Deux niches sont vides sur les côtés. Sur le linteau du portail, on lit cette inscription :

Si l’amour de Marie
Dans ton cœur est gravé,
En passant, ne t’oublie
De lui dire un Ave.

Un clocheton, qui figure parfaitement une cheminée, termine le gable de cette façade hybride. Une porte latérale rattache son fronton à ses jambages par un mouvement de ligne assez remarquable. Sa sainte Barbe vient sans doute de la primitive église, ou chapelle de Notre-Dame.

Le chœur, quoique d’un style différent et plus religieux, est contemporain de la nef ; ses arcs sont des cintres ou de ogives surbaissées, excepté les deux plus voisins de l’autel : aussi cette partie a-t-elle peu d’élancement et d’élégance. Les fenêtres qui l’éclairent par le haut, ogives plates et lourdes, attestent la décadence de l’ogive au XVIIe siècle. On reconnaît que ce chœur a été exhaussé, car son faîte bouche une des ouïes de la tour.

Considérée en général, l’église de Granville frappe par un caractère de force et de sévérité : l’intérieur, sobrement éclairé, a bien aussi le jour recueilli que voulaient les artistes d’autrefois : ces deux causes impriment à ce monument un caractère d’austère religion, que développe encore la scène grande et sévère qui l’entoure et les bruits formidables des vents et de la mer. En vain chercherait-on dans l’intérieur le détail et le caprice ; le tailleur de pierre a presque seul travaillé la surface de ce vaisseau de granit ; le sculpteur n’a essayé son ciseau que sur quelques chapiteaux dont le seul ornement consiste en de simples feuilles. Les détails sur lesquels s’arrête le regard, c’est le tableau du maître-autel, peint en 1712 par Claude Coucy, prêtre à Coutances, la chaire, les orgues, soutenues par deux belles colonnes monolithiques. Dans la multitude de pierres tombales qui dallent cette église, et rendent présente partout l’image de la mort, aucune ne se distingue sensiblement des autres : c’est l’uniformité du néant. Toutefois le cimetière renferme une tombe consacrée à un curé de Granville, avec cette inscription :

Le prêtre dont le corps gît en ce monument,
Fut à ses hauts talents jusqu’à la fin fidèle,
En chaire, au tribunal, en ville ou autrement,
Du vice le fléau, des vertus le modèle.

Maure Leonard Le Cailletel, décédé le 19 mars 1681, en odeur de sainteté.

L’axe de l’église décrit une de ces courbes symboliques par lesquelles les artistes imitaient l’inclinaison de la tête du Christ sur la croix.

Histoire

Après la description de l’église se place naturellement son histoire ; mais nous la rejetterons après la description complète de la localité, en l’associant à son histoire générale.

La ville de Granville n’est pas toute renfermée par le Roc et les murailles ; elle a deux faubourgs, le Grand-Faubourg, depuis la Porte-de-l’Œuvre jusqu’au Pont-du-Bosc ou Parquiet, le Petit-Faubourg, au-delà du pont, mais en Saint-Nicolas. Le grand môle, commencé en 1828, par l’ingénieur Bourgognon, les quais, l’ancien môle, bâti en pierres sèches par les Granvillais, à l’aide d’un droit perçu sur les navires, le Fort-de-l’Œuvre, la pompe à feu, deux beaux hôtels dus au commerce, tels sont les monumens du Grand-Faubourg. Le Pont-du-Bosc n’a rien de remarquable : il remplace un mauvais petit pont de carreaux étroits et assez mal ajustés, sous lequel coule la rivière, et qu’on ne peut passer lors d’un grand vent sans risquer de tomber dans l’eau. Il est inondé dans toutes les grandes marées ; et alors on passe dans de petits bateaux conduits par des enfans. Celui qui est figuré dans le tableau du siége de Granville, est conique et élevé. Le Petit-Faubourg n’a rien d’intéressant, excepté peut-être l’Hôpital, fondé en 1683, par Beaubriand, bourgeois de la ville, dont la simple chapelle est dédiée à Saint-Sauveur.

Si Granville possède la beauté du site, et l’intérêt des monumens, son histoire est assez riche en événemens, et, aux charmes de la nature et de l’art, cette ville peut associer celui des souvenirs.

Le Roc de Granville s’est d’abord appelé du nom saxon de Lihou : cette appellation remonte à l’époque où les Saxons couvraient le littoral de la Neustrie, c’est-à-dire au IVe et au Ve siècle. D’ailleurs les noms saxons abondent dans ces parages : c’est Lihou, c’est la Petite et la Grande-Houle, c’est Hogueville, le Pont-Hoguerie, les Hogues-Garennes, Prestot, Blackmar, etc. Les premiers habitans durent être des pêcheurs qui s’abritèrent dans l’anse formée par le Bosc, entre le Roc et Roche-Gautier, au village de la Houlle. L’histoire de ces temps est inconnue, ou légendaire : «  Saint Aubert, dit dom Huynes, deslivra la coste de Grandville d’un espouvantable dragon. » Quelques lueurs commencent à poindre seulement à l’époque normande.

Rollon avait conquis la Neustrie : il avait distribué le sol à ses Leudes. Le roc et le havre de Lihou échurent à un chef nommé Glam, ou peut-être Grant ou Grente, et, selon l’usage de ces temps, l’affixe latine de ville s’ajoutant au nom du chef, la localité s’appela Grantville. Ce nom, essentiellement Scandinave, se trouve plusieurs fois dans le Domesday. Il se trouve évidemment comme nom propre dans le nom d’une très-illustre famille, celle de Grantemesnil. Sir Henri Ellis dit à propos de ce nom : « Hugues de Grantemaisnil est dit avoir été ainsi appelé de son habitation en Normandie, bâtie par Grentho, en latin Grentonis mansio. » D’autres noms de cette époque renferment ce même radical avec des affixes différentes, Grentebridge, ou pont de Grente, Grantham, ou hameau de Grant, Grantemont, Grantcurt, Granhou, Grenteville. Mais si la consonne R apparaît surtout dans le latin des chartes à partir du XIe siècle, il est un document qui mérite encore plus de créance : c’est le Domesday. Le nom de Robert de Glanville est signalé dix fois pour le comté de Suffolk.

Partout il est écrit R. de Glanvill, R. de Glanvilla. Il y a une orthographe plus concluante encore, qui détache parfaitement le nom propre, c’est R. de Glam Villa. Quoiqu’il en soit, le radical de Granville serait toujours un nom propre, qui ne varierait que dans deux consonnes presque identiques, et son nom complet signifierait l’habitation de Glam ou de Grant. Une forteresse dut s’élever sur le Roc pour servir à la fois de lieu de défense et d’observatoire : on croit qu’elle s’éleva sur le point où sont les gabions, et qu’on en retrouve encore les fondemens. Deux historiens lui donnent même le nom de Fort-Ldheux ; c’était sans doute cette fortification première des Normands, qui consistait surtout en une enceinte palissadée, une haya, une barbacane. A l’abri de cette défense s’éleva, selon l’usage, l’église ou la chapelle, et l’on eut les deux élémens primitifs de toute société, le temple et le château. Ce fut cette chapelle citée dans la charte de Charles VII : « Eglise paroissiale très dévote fondée en l’honneur et révérence de N. D....que l’on dit être un des plus anciens pèlerinages de Normandie, et où sont avenus et aviennent souvent beaux et apparents miracles. »

L’histoire pour Granville ne commence guère avant le XIe siècle. En 1054, il y avait des seigneurs de ce nom : car une charte du Mont Saint-Michel est souscrite alors par Reginaldus de Grandevilla. Cette famille fournit un chef à la Conquête, Rotbertus de Glanvilla. Ce devait être un chef secondaire, car le Domesday ne le signale que comme Sous-Tenant. Il reçut du Conquérant des biens, tous situés dans le comté de Suffolk.

Voici ce qu’il obtint du Conquérant :

Sudf. In Torstanesttma. VI. ac. val XII dett. hoc tenet R. de Glam Villa, de W. de Varena. H. de Stov. Cratinga tenet Rotbt. de Glanvill. de Rotbt. malet. quam tenuit Le Win lib. ho. Edrici antecesa. In ead. I. lib. ho. de. I. acr. dim. qui fuit ho. cujusdam comendati Edrici. val. n. sot. tenet Rolb. de Glanvili. In eadem I. lib. ho. cmd. I. acr. et dim. val. vi. de Rob. de Glanvill. Rob. de Glanvill. mi. de xx. acr. In Gliemham. Aluem. lib. ho. XV. acr. vol. n. sol. Rotb. de Glanvilla tenet. soca abbatis. In burch tenet R. de Glanvilla unum liberum hoem. Weuunum psbm. comd. Tenet Rodbr. de Glanvilla de R.Malet I. car. tre hoc totum tenet R. de Glanvilla de R. Malet. In caresfelda tenet R. de Glanvilla de Rob. Malet xx nu. libo. hoes comd. Edrici... In Dalingehou tenet. Rotbt. de Glanvilla de R. Malet nu. libos. hoes cmd. E. Lxxx. acr. [1]

Après la mort de Richard de Granville, son frère, Fitz-Nainon, hérita de tous les biens que ce seigneur possédait en Normandie. Il épousa Isabelle de Buckingham, se croisa en 1147, et mourut dans le voyage. Il laissa un fils qui épousa Adeline, veuve de Hugues de Montfort, et en eut deux fils, Robert, souche des Granville d’Angleterre.

Dans une liste du Cartulaire du Mont, on voit qu’en 1180 Rogerus de Grandevilla était un des soldats de l’abbaye, et qu’il y devait le service en temps de guerre. En ce siècle Rainaldus et Rannufus de Grandevilla souscrivirent à une charte de Sacey. On lit dans les Ravages de Thomas de Saint-Jean : « Occupavit in honore S. Paterni terram W. de Grandivilla. » Cette localité n’est pas citée dans les Rôles de l’Echiquier pour la fin de ce siècle, ce qui peut faire supposer qu’elle avait alors peu d’importance. En 1225, Hugues de Granville assiste aux Assises d’Avranches. En 1252, Thomas de Granville, fils de Fitz-Hamon, était seigneur du fief de Lihou, et sa fille Marie, héritière de ce fief, épousa en cette année Raoul d’Argouges, seigneur de Gratot, qui fut fait chevalier à cause de ses exploits. Vers cette époque était rédigé le Livre noir, avec cette notule. « Ecc. de Grandivilla, sunt duo patroni Dominus de Musca et filia Thome de Grandivilla. Duo redores percipiunt totum pro diviso et valet pro Rogerio c. l. pro altera parte cxj. l. » Les d’Argouges, connus sous le nom d’Argouges-à-la-Fée , étaient d’auprès de Bayeux, et une de leurs branches avait possédé et nommé la commune d’Argouges dans l’Avranchin. Dans une charte de 1302, on trouve la souscription de Guillelmus de Granvilla.

Dans ce XIVe siècle, on trouve mention d’une charte : « G. Martini et Petronille ejus uxoris in parrochia de Granville : » les Martin étaient seigneurs de Bouillon ; et une autre : « Mich. Fornel in parrochia de Granvill. » En 1348, le roi Philippe-de-Valois fonda un couvent de Cordeliers à Chausey, dans la paroisse de Granville. Les d’Argouges continuèrent à posséder Granville : un prêtre de ce nom et de cette famille y fut curé en 1310 ; Jean, son frère, le fut après lui. Vers le milieu de ce siècle, de 1345 à 1370, fut rédigé le Livre blanc, sous Louis d’Erquery, avec cette notule pour Granville : « Taxus tricesime lXiiij. s. Taxus décime cxj. lb. Granvilla pro Philippe. Taxus tredecime lxXiijs. iiij. d. cx. lb. Item pro alia parte. » Dans ce siècle, Robert de Granville donna deux sous pour le luminaire de l’église de Chausey, selon un historien qui ne cite pas d’autorités ; mais nous avons constaté son assertion par une charte : « Rob. de Granvill militis ecclesie B. M. de Chausey videlicet II sol. cen. super masuram filii Hugonis de Hacqueville. » Il paraît qu’il y eut contestation, car on trouve dans le même recueil : « Littera pacis super contestatione diu agitata inter Priorem de Chausei et rectorem ecclesie de Grandivilla. » Un Trinchard de Granville était à Cocherel sous Duguesclin. G. de Granville parut aux Revues de 1370. En 1418,le roi d’Angteterre présenta à la petite cure de Granville. Comme ville, cette localité ne date que du milieu du XVe siècle.

Les Anglais étaient depuis plus de vingt ans maîtres de la Normandie, moins le Mont Saint-Michel, lorsque lord Thomas Scale, que les chroniques appellent le sire d’Escalle, sénéchal de cette province pour le roi d’Angleterre, pensa à construire à Granville une forteresse qui pourrait tenir en respect la garnison du Mont. Il acheta de Jean d’Argouges le Roc de Granville, ainsi qu’il résulte des lettres-patentes de 1439, ainsi conçues : « Par devant Jean Perrée, tabellion juré au siège de S. Pair fut présent haut et puissant seigneur Thomas, sire Descalle Dencelle.... lequel recogneut et confessa de sa bonne volenté, sans nul perforcement, avoir pris en fief et par hommage a fin d’héritage de noble homme Jean d’Argouges, ecuyer, seigneur de Gratot et de Granville pour partir tous et tels droits comme ledit ecuyer a ou peut avoir en la roche, montagne et circuit de ladite roche de Granville auquel lieu est assise leglise parrochiale de N. D. de Granville avec le droit de grevage tant dun côté que de lautre, autant que la roche se pourporte et jusqu’au pont ; et fut fait en faisant par icelui seigneur audit ecuyer et ses hoirs pour un chapel de roses vermeilles par chacun an de rente à la fête S. J. Baptiste, avec lesdits foi et hommage et ses droits seigneuriaux : réservé audit ecuyer de présenter à ladite église.... et de quatre perches de terre en ladite montagne.... »

Le groupe d’habitation était alors à la Houle, au fond du havre, du côté de Roche-Gautier. Le général anglais força les habitans à quitter ce lieu, à démolir leurs maisons et à transporter les matériaux sur le Roc de Lihou. Il dépouilla Saint Pair de son commerce, de son marché, et même de ses maisons dont les pierres furent portées dans la ville naissante. La première pierre en fut solennellement posée, en 1440, devant une grande multitude, par Philippe Badin, de Saint-Pierre-Langers, abbé de la Luzerne. Lord Scale construisit des fortifications, isola le Roc par la coupure dite Tranchée-aux-Anglais, agrandit la chapelle Notre-Dame, et éleva auprès un château, ou Fort de Lihou : « Les fondemens du mur ouest ont été trouvés, il y a peu d’années, à peu près à égale distance du front du cimetière au portail de l’église, et derrière les maisons qui bordent la ruelle Saint-Michel on a trouvé de vieux murs fort épais, que l’on croit être le mur est. La partie sud s’étend aux fortifications actuelles, et les vieilles casernes doivent être bâties sur son mur nord. Ainsi ce château avait 134 mètres de longueur sur 62 de largeur. »

Lord Scale pressa beaucoup l’ouvrage pour mettre la ville en état de défense ; mais, dès l’année suivante, Louis d’Estouteville, le glorieux commandant des braves défenseurs du Mont Saint-Michel, à la tête de son intrépide garnison, vint surprendre la place. Il s’en empara « par le moyen d’un Anglois d’Angleterre qui bouta les François dedans de nuict, pour un desplaisir que le bâtard de l’Escalle, qui en estoit lieutenant, lui avoit faict. » Ce fut ainsi que Granville retomba au pouvoir du roi de France, et que sa reprise commença cette série de succès qui se termina, en 1450, par la bataille de Formigny, et l’expulsion de l’étranger. En souvenir de l’exploit de d’Estouteville, deux des quatre tours qui formaient la Porte-de-l’Œuvre furent données aux moines du Mont, et leur appartinrent jusqu’en 1689, époque de la démolition des fortifications. Les hommes du voisinage qui s’étaient jetés dans la place pour la défendre et la conserver remontrèrent à Charles VII que ce service les arrachait à leurs affaires, et qu’ils seraient forcés de se retirer, si on ne leur concédait des franchises. Alors le roi leur octroya la charte suivante :

« Charles..... savoir faisons que, comme à l’occasion des guerres et divisions qui puis quarante ans en ça ont été en notre royaume, plusieurs villes, cités et forteresses, passages et ports de mer, soient échus et tournés les uns en diminution, les autres en ruines et desertion, et mêmement en noire païs et duché de Normandie, duquel nos anciens ennemis et adversaires les Anglois detiennent et occupent grande partie, lesquels par forme de nouvelle habitation et création, la ville ayant, puis huit ans en ça ou environ, commencé à edifier, fortifier et emparer une place et champ sur un roc, presque tout environné de mer, auquel n’avoit aucun edifice ni habitation, fors une eglise parrochiale très-devote, fondée en l’honneur et reverence de N. D. ladite place nommée Granville, que l’on dit être un des plus anciens pélerinages de notre païs de Normandie et où sont avenus et aviennent souvent beaux et apparens miracles, en laquelle paroisse souloit avoir plusieurs villages, bourgades, hameaux, auquel champ nos ennemis firent lors ville et château, comme en la plus forte place et clé du païs de Normandie, par terre et par mer que l’on pût choisir et trouver afin de tenir ledit païs de Normandie et ses marchés voisins en subjection.
Laquelle place puis quatre ans en ça ait été par mêmes gens de notre parti mise et reduite en notre obeissance, et depuis pour obvier aux dommages qui, par la perdition d’icelle, se puissent être ou pourroient advenir à notre dit royaume et seigneurie, avons fait remparer et fortifier ladite place, et icelle fait pourvoir de gens de guerre, de vivres, d’artillerie et autres choses propres, et il soit ainsi que notre cher et amé cousin Jean de Loraine, capitaine de par nous à ladite place de Granville et les chevaliers, escuyers et autres gens de guerre etant sous lui en garnison ; et pareillement les manans et habitans dudit lieu nous ayant fait dire et remontrer que ladite place de Granville a petit nombre de marchands et gens de metier et que, pour la garde et sûreté d’icelle, est expedient et necessaire d’entretenir et avoir une plus grande quantité et qu’autrement ladite place ne pourroit longuement être ni demeurer en notre obeissance, mais pourroit légèrement être occupée de nos ennemis, mêmement que partie des habitans qui souloient être dans ladite place s’en sont allés en partie demeurer autre part puis les trêves prises avec notre neveu d’Angleterre.....
Donc, si pourvu n’y etoit, se pourroit en suivre la perdition d’icelle place et qu’en donnant quelques exemptions et affranchissemens à toute manières de gens qui voudroient y venir demeurer, en leur baillant places à rentes pour y edifier et faire leurs maisons et habitations, par ce moien seroit en sûreté plus grande et au temps à venir pourroit être cause du recouvrement de notre pays de Normandie ; pour ce est-il que nous..... voulons et ordonnons que toute manière de gens qui voudront venir demeurer et faire résidence à Granville soient francs, quittes et exempts des tailles ordonnées pour la guerre et de toutes tailles mises ou à mettre.... et que par nos baillifs places vuides leur soient baillées et délivrées pour edifier et faire habitations, et être le propre heritage d’eux, de leurs hoirs et successeurs, perpetuellement et à toujours, en nous faisant pour ce lesdits habitans tels cens et rentes.... Donné à Chinon 1445.
 »

Telles sont les principales dispositions d’une charte qui peint parfaitement l’état de Granville au milieu du XVe siècle. Le silence des documens relatifs à l’époque de l’occupation anglaise prouve son peu d’importance alors ; à partir de l’occupation française, grâce à ses privilèges et à son enceinte de fortifications, que Charles VII fit doubler, cette localité devint une ville et une des plus fortes places de la province. Par une autre charte du même roi et de la même année « il ne se tiendra hôtelleries, foires ni marchés à un quart de lieue de Granville, et toutes denrées et marchandises seront portées en icelle ville, pour y être vendues et distribuées. » Tous les successeurs de Charles VII jusqu’à Louis XIV confirmèrent l’octroi de ces franchises. Ce XVe siècle est assurément l’époque la plus importante de l’histoire de Granville : vers le temps où les Anglais en jetaient les fondemens, un de ses enfans était évêque de Bayeux. Nicolas Habart fut élu évêque de ce diocèse en 1421 ; en cette année, une bulle du pape Martin confirma son élection ; mais il fallut que cette bulle fût soumise au chancelier du roi d’Angleterre, qui autorisa le prélat et reçut son serment. Nicolas Habart mourut en 1481. Il avait un frère, nommé Richard, qui était son grand-vicaire et archidiacre de Caen : il fut un des prélats qui condamnèrent la Pucelle d’Orléans.

L’histoire de Granville est assez stérile dans le reste de ce siècle et la moitié du siècle suivant, parce que cette ville n’a guère d’histoire que pendant les luttes de la France et de l’Angleterre, et que, dans cet intervalle, les deux rivales vécurent généralement en paix. La Réforme et les guerres de Religion rendent à Granville de la vie et de l’importance. Les noms des Matignon, des Montgommery, d’Arthur de Cossé assurent de l’intérêt à son histoire.

Trois villes du département, le Mont Saint-Michel, Granville et Cherbourg, restèrent catholiques et furent fermées aux Protestans. Cependant ils s’acharnèrent contre ces trois places, contre la première sans doute à cause de son prestige religieux, contre les deux autres à cause de leur position en face de Jersey et l’Angleterre qui les rendait accessible à l’étranger. Alors l’idée de l’inviolabilité du sol de la patrie n’était guère un principe, et si un sentiment a fait des progrès depuis, c’est assurément celui de la nationalité.

Fermée aux Protestans, et aux Montgommery, et aux Colombières, qui relâchaient à Chausey, où les Huguenots ont laissé leur nom aux îlots dits les Huguenans, Granville vit passer les navires anglais et calvinistes dans ses eaux, et ne s’ouvrit, en 1662, que pour recevoir Arthur de Cossé, évêque de Coutances et abbé du Mont Saint-Michel, qui venait de s’échapper de Saint-Lo, où les Protestans l’avaient abreuvé d’ignominies. En 1563, Matignon y mit des troupes et empêcha les Calvinistes d’y pénétrer. L’année précédente, il avait adressé cette note au roi : « A Granville est besoin de faire quelque réparation qui ne reviendra pas à grands frais. » A ses nombreux titres, le maréchal joignait celui de gouverneur de Granville, et il y a une vue de cette place, avec sa ceinture de murs et sa couronne de mâchicoulis et de créneaux, dans un cartouche de cette galerie de Torigni où furent peints les exploits et les propriétés de la famille. En 1564 fut entreprise la vieille jetée, à l’aide d’un impôt prélevé sur les navires. Tandis que le reste de la Basse-Normandie recevait, au moins momentanément, la loi des Huguenots, Granville restait inaccessible aux religionnaires, grâce à sa force et au soin particulier de son gouverneur, le maréchal de Matignon.

Cependant, comme avec Cherbourg, cette place était la conquête la plus désirable pour un parti qui avait besoin de donner la main à l’Angleterre, les religionnaires devaient faire une vigoureuse et désespérée tentative pour s’en emparer. En 1574, Granville fut assiégé. Matignon, qui n’avait que peu de troupes, abandonnant une partie de la Basse-Normandie à Montgommery renforcé de cinq mille Anglais, concentra ses forces dans les deux principaux ports de la presqu’île : les habitans de Granville secondèrent les troupes avec une vigueur et une fidélité qui ont reçu les éloges des historiens. C’est dans ce siège que fut creusé le puits de la Place-d’Armes. Les Protestans furent obligés de se retirer. Quelques années après, cependant, Granville tomba au pouvoir des troupes royales, et cette place fut très-utile à Henri IV, par sa proximité de Jersey et de l’Angleterre. En 1589, quatre mille Anglais qui lui étaient envoyés par Elisabeth, débarquèrent à Granville. En 1592, Henri iv garantit et confirma à Granville les privilèges de la charte de Charles VII. A la fin de ce siècle, le gouverneur était Hervé de Pierrepont, auquel fut adressée une lettre autographe de Crillon, le brave, l’ami d’Henri IV.

A la gloire militaire que Granville acquit dans ce XVIe siècle, cette ville ajouta encore les expéditions maritimes. Le portugais Corteréal avait découvert le banc de Terre-Neuve en 1500, et dès 1504 les marins de Granville y faisaient la pêche. Un marin anglais, Dickson, rapporte avoir vu en 1521 sur ce banc plus de cinquante navires, dont plusieurs appartenaient à Saint-Malo et à Granville. A la fin du siècle et au commencement du suivant, Granville armait de cinquante à soixante gros navires. Vers 1580, François Desrues écrivait : « Environ sept lieues de ce pays est la forte place de Grand-ville, qui est un bon port de mer servant comme de clef et de deffence de ce costé contre les Anglois. » En ce siècle naquit à Granville le poète Pierre Lombard. Vers 1560, Jean de Vitel était initié à l’art des vers à Granville, par son oncle, curé du lieu.

La plus grande partie du XVIIe siècle fut pour Granville une époque de paix et de prospérité commerciale. Louis XIII confirma la charte des privilèges en 1618, et rendit en 1613 des lettres-patentes relatives au môle. En 1648 était publié le Pouillé du diocèse de Coutances qui reconnaissait à cette église pour patron le seigneur Le Mercier pour une portion, et celui d’Argouges pour une autre, avec 1,200 liv. de revenu. En 1672, René Le Sauvage, de Granville, fut nommé à l’évêché de Lavaur. Il était frère de N. Le Sauvage, lieutenant-général de l’Amirauté de Granville. En 1681 mourait un curé vénéré, Léonard Le Cailletel, auquel l’amour universel décernait le don de sainteté. En 1683, l’Hôpital fut fondé par Beaubriand, bourgeois de cette ville. En 1686, Vauban, qui venait de Coutances où, devant la cathédrale, cet esprit positif et enthousiaste s’était écrié : « Quel est le fou sublime qui a lancé ces pierres vers le ciel ! »

Vauban visitait Granville et la décrivait ainsi : « La ville est petite, d’une assiette fort inégale. Le dedans est rempli de maisons, tant bonnes que mauvaises, contenant 2,913 personnes de tout âge et de tout sexe... Le total de la ville et des faubourgs monte à 3,768 personnes de tout âge et de tout sexe. Tout ce peuple peut mettre 550 à 600 hommes sous les armes. Présentement, il y a vingt-sept navires à la pêche de la morue. » Dans la fin du siècle, les mers furent ensanglantées par les luttes de la France et de l’Angleterre. En 1695, les Anglais bombardèrent Granville : quatre ou cinq cents bombes furent lancées sans produire de désastres sensibles. René de Carbonnel, lieutenant pour le roi en Normandie, gouverneur de la ville et du château d’Avranches, se mettant à la tête de la noblesse et d’une levée volontaire des habitans, fit échouer la tentative des Anglais. Masseville ajoute un fait honorable pour Granville : « Calais, Dunkerque, Saint-Malo eurent le même sort, mais le dommage fait à ces quatre villes ne montait pas à la valeur d’un des vaisseaux qui furent pris quelques semaines après par les sieurs de Beaubriand et du Guay de Saint-Malo. » Mais, dans la fin de ce siècle, Granville perdit deux choses précieuses, ses privilèges et ses fortifications.

Malgré la charte de Charles VII et les confirmations des rois de France, malgré la confirmation de Louis XIII, faite en 1618, Louis XIV, dans ses besoins, et dans sa tendance à cette unité dont il fut, avec Richelieu et la Révolution française, un des plus grands organisateurs, voulut établir à Granville une capitation en 1634. Granville refusa de payer. L’affaire fut portée au conseil d’état qui reconnut le droit de franchise. Louis XIV voulut encore établir d’autres droits sur Granville. Un nouvel arrêt du conseil-d’état déclara que les échevins et habitans conserveraient leurs privilèges, et que leurs propriétés devaient être tenues en franc-aleu et franche bourgeoisie. Alors les Granvillais sollicitèrent une charte de Louis XIV, lui représentant les dépenses et les périls auxquels les assujettissait la garde de la ville. Le roi, en 1674, déclara Granville exempt de taille, aides, quatrièmes, droits de gabelle, logemens de gens de guerre.
Mais les murs de Granville, bâtis par les Anglais, développés par Charles VII, remparts inexpugnables contre les Calvinistes, ne trouvèrent pas grâce devant Louis XIV, qui, dans sa pensée d’unité et de pouvoir absolu, et sa crainte de voir renaître la turbulence huguenote ou le fanatisme de la Ligue, fit, en 1689, démolir une partie des fortifications. C’est à cette époque que tombèrent les tours crénelées de la Porte-de-l’Œuvre et ce château qui pyramidait sur le Roc avec l’église, et qui remplissait et animait ce morne solitaire et monotone. L’année précédente était mort Hervé de La Ferrière, qui porta le dernier le titre de lieutenant de la ville et château de Granville.

Comme transition entre ce siècle et le suivant se présente un homme né à Granville, qui, par sa naissance, appartient au XVIIe siècle, et par la plus grande partie de sa vie au XVIII, Anne de Neuville, jésuite, né en 1693 et mort en 1774, que Laharpe a mis, immédiatement après l’abbé Poule, à la tête des prédicateurs du XVIIIe siècle. Son caractère littéraire est un style fleuri et élaboré ; son œuvre principale est l’oraison funèbre du cardinal Fleury, ou, selon d’autres, celle du maréchal de Belle-Ile. Il a laissé cinq volumes de sermons, et ses Œuvres ont été publiées en huit volumes in-12. Quand le Parlement supprima les Jésuites, le P. Neuville resta en France, sans prêter serment, et ne fut pas inquiété. A l’éloquence de la Chaire il unit l’érudition historique : il avait composé trois volumes d’Observations historiques et critiques, mais à sa mort il fit jeter le manuscrit au feu.

Dans le XVIIe siècle, comme dans les deux précédens, l’histoire de Granville n’est riche et intéressante que dans la seconde partie. Dans le commencement, le narrateur est réduit à glaner de petits faits qui n’ont d’importance que pour la localité.

De 1727 jusqu’en 1731, le roi fit travailler à réparer les fortifications. En 1731, les Echevins fixèrent à 100 liv. le logement donné à l’ingénieur de la Hougue, quand il faisait sa tournée à Granville. En 1718, Louis XV déclara que Granville était exempt de droit de gabelle, mais que, de sa seule autorité, il ne pouvait l’exempter des nouveaux droits établis depuis la concession des privilèges. Le zèle militaire des Granvillais fut refroidi par ces empiétemens sur leurs privilèges. Il fallut mettre une garnison dans leur ville, et y construire des casernes. C’est vers l’année 1740 qu’on peut placer l’érection des deux vieilles casernes. En 1763, un incendie dévora quatre-vingt-dix-huit maisons du faubourg. Le sieur de Brebeuf, gouverneur, dirigea les secours.

Dans cette période, Granville était administré de la manière suivante : le corps de ville était composé de trois Echevins élus tous les trois ans, ne connaissant que des affaires de la commune. Il n’y avait point d’Hôtel-de-Ville : les séances municipales se tenaient dans le logis de la Juridiction royale. La milice bourgeoise était sujette au guet et à la garde de la ville, et se composait de sept compagnies, sous le commandement du gouverneur. Les officiers étaient perpétuels et nommés par lui. Cette milice se distingua dans le bombardement de Granville et dans les descentes que les Anglais tentèrent dans le voisinage. Le gouvernement était héréditaire dans la maison de Matignon. Alors le prince de Monaco était gouverneur.
Il y avait quatre juridictions : la vicomté, composée du vicomte, d’un lieutenant-général, d’un lieutenant particulier, et d’un procureur du roi ; l’amirauté, composée d’un lieutenant civil et criminel, et d’un procureur du roi ; la police qui avait un lieutenant-général et un procureur du roi ; la moyenne justice, qui avait un sénéchal et un procureur fiscal, appartenait au Mont Saint-Michel, et siégeait dans le faubourg. Les Fermiers-Généraux avaient à Granville une patache qui croisait depuis Saint-Malo jusqu’à Carteret. Il y avait un Maître de Quai. Pour l’entretien du feu du cap Frehel, un droit de 2 sous était prélevé sur les navires à l’entrée. Cet impôt soulevait des plaintes : on prétendait que la recette de Saint-Malo était suffisante, et qu’il aurait mieux valu appliquer le surplus à créer un phare à la pointe du Roc. Il n’y avait point d’école de garçons.

L’église de Saint-Nicolas n’était que succursale, mais avec un patron spécial. Les deux curés desservaient les deux églises alternativement, chacun dans sa semaine. Le clergé de Granville se composait de deux curés, de deux vicaires, et de trente-trois prêtres.

En 1758, une flotte anglaise de quatre-vingts voiles, commandée par Malborough, parut dans la baie de Cancale, et manœuvra devant Granville et Chausey. L’expédition était dirigée sur Saint-Malo ; elle eut peu de succès. Son principal résultat fut le ravage de Saint-Servan et des maisons de campagne des Malouins. On apercevait très-bien la flotte de Granville où furent faits des préparatifs de défense par le gouverneur Fraslin du Lorey. Arrivés le 4 juin, les Anglais repartirent le 11. Les Bretons prirent spontanément les armes pour défendre le littoral. Un volontaire de Saint-Cast, Rioust des Villes-Audrais, a écrit le journal des manœuvres de la flotte. Deux ans auparavant, les Anglais s’étaient emparés de Chausey, et y avaient établi une station destinée à surveiller Saint-Malo et Granville. En 1780 eut lieu devant Granville une affaire qui fit honneur à ses marins, et où se révéla le courage d’un enfant qui devait devenir contre-amiral. Un corsaire anglais était retenu par le calme au mouillage de Chausey. Le capitaine Letourneur arma deux embarcations pour aller l’enlever pendant la nuit.
Un volontaire de quatorze ans, qui était sur le garde-côte le Pilote des Indes, commandé par ce capitaine, demanda à faire partie de l’expédition. Il fut un des premiers à s’élancer à l’abordage : le corsaire fut pris et amené à Granville. Le jeune volontaire était L’Hermite, de Coutances, qui devint contre-amiral. En 1782, l’Américaine, corsaire de Granville, fit une riche capture sur les côtes d’Ecosse.

C’est encore en cette année que partit cette expédition audacieuse de Rulecourt, qui alla relâcher à Chausey, et s’élança de ce point, avec 1,200 hommes, sur Jersey dont il fut maître pendant quelques heures. A cette époque, comme on le voit, il y avait beaucoup de mouvemens militaires dans les eaux de Granville : son port était animé par une grande activité. En 1786, il comptait, outre les bâtimens de cabotage et les bateaux pêcheurs, cent dix navires dont cinq seulement n’allaient pas à la pêche de la morue ; et plus de 6,000 matelots étaient classés dans cette place.

La Révolution fut une ère nouvelle pour la France, et plus particulièrement pour Granville qui lui rendit un glorieux service, la sauva peut-être, et qui lui donna un grand nombre d’hommes pour sa défense et son illustration. Quand on arrive à cette époque, dont nous ne détachons pas l’Empire, les grands noms, surtout ceux des hommes de mer, se pressent sous la plume. Les Letourneur, les Lecoupé, les Renier, les Pléville-le-Peley, les Epron, les Ponée, les Quernel, les Hugon forment une illustre élite, et ces noms, presque tous plébéiens, annoncent une époque nouvelle. Nous esquisserons plusieurs de ces vies glorieuses, après avoir raconté le siége de Granville.

Ce siége fut remarquable par la force de l’attaque et la vigueur de la défense ; mais encore il eut une haute importance politique que les historiens n’ont pas généralement aperçue. Granville alors donna le coup de mort à la Vendée, et sauva la Révolution de ses deux plus redoutables ennemis, les Vendéens et les Anglais. Granville pris était un port ouvert à l’Angleterre : Vendée et Angleterre se donnaient la main sur son rocher, et s’élançaient de là dans une attaque dont il est facile d’apercevoir les vastes conséquences. Tout était préparé : une flotte anglaise, prête pour le débarquement, attendait à dix lieues de là, à Jersey ; l’émigration vendéenne se précipitait vers cette flotte espérée : il n’y avait que Granville entre cette flotte et cette armée.
Les républicains le comprirent ainsi : les conventionnels Lecarpentier et Laplanche appelèrent de Cherbourg, de la Hougue et des autres points du littoral toutes les troupes disponibles, pour les concentrer à Granville. Ils réunirent ainsi quatre mille soldats de ligne ; quinze pièces de canon furent amenées du nord de la presqu’île. Les habitans de Granville, les Granvillaises qui furent des hommes dans cette circonstance, les débris des Républicains battus à Fougères, des volontaires des villes de la Manche, particulièrement d’Avranches, composèrent une douzaine de mille combattans. L’émigration vendéenne était arrivée à Avranches. Les hommes valides et les troupes d’élite, commandées par Larochejacquelin, au nombre de trente mille, se portèrent sur Granville : c’était le 15 novembre 1793. Une colonne républicaine, commandée par le général Peyre, se porta à l’embranchement du Calvaire, et poussa des éclaireurs sur les routes d’Avranches et de Villedieu. Les tirailleurs de Stofflet firent reculer les troupes envoyées sur la route d’Avranches, tandis que la cavalerie vendéenne, se glissant le long de la grève de Port-Foulon, menaçait de tourner la colonne du général républicain.
Celle-ci avertie à temps, ralliant ses tirailleurs, se rejeta dans la ville, et tout le monde courut à son poste sur les remparts. Les chefs de l’armée royale et catholique envoyèrent en parlementaires deux prisonniers républicains, avec des sommations. Une d’elles renfermait une sanglante menace : « Si dans une heure nous n’avons reçu de réponse, le canon vous annoncera que nos prisonniers ne seront plus. » Les Républicains ne répondirent pas : Granville ouvrit le feu, et les batteries vendéennes postées sur le Fort-Gautier répondirent aussitôt. L’attaque commençait à neuf heures du soir. La cavalerie était au Calvaire ; l’infanterie se logea sous les remparts dans les maisons de la rue des Juifs. Les Vendéens tiraillèrent de là contre les artilleurs, et en tuèrent plusieurs sur leurs pièces. Clément des Maisons, officier municipal, fut tué sur les remparts. Ils essayèrent de forcer les palissades et d’escalader les murailles : Mme de Larochejacquelin, témoin oculaire, raconte que les assiégeans enfonçant leurs baïonnettes dans les murailles s’en faisaient une échelle ; quelques-uns, ayant à leur tête Forestier, parvinrent même jusque sur les remparts ; mais ils furent repoussés. Cependant, retranchés dans les maisons, les Vendéens, bons tireurs, faisaient une fusillade serrée et meurtrière. Lecarpentier proposa de brûler les faubourgs pour sauver la ville. Une pluie de bombes et de boulets rouges écrasa les maisons, et, pendant la nuit, l’adjudant général Vachot, à la tête de quelques braves, sortit de la place et incendia ce que les projectiles avaient laissé debout.
L’incendie fut si violent qu’il menaça la place elle-même, et que les assiégés furent obligés de combattre deux ennemis à la fois. Un second assaut fut ordonné, mais les Vendéens étaient rebutés : Ils n’étaient pas accoutumés à la longue portée des canons de rempart. Larochejacquelin et Stofflet essayèrent en vain de ranimer leur courage : il fallut que l’évêque d’Agra, avec ses habits pontificaux et le crucifix à la main, parcourût les rangs pour les décider à retourner à l’assaut. Les Suisses firent des prodiges de valeur, et il y en eut vingt de tués.
Dans ce découragement et cette impuissance, un chef vendéen imagina de profiter de la marée pour prendre la ville du côté du Roc. Cependant, au bruit du canon, deux corvettes canonnières étaient sorties de Saint-Malo, et embossées en travers de la ville, elles foudroyèrent en écharpe les Vendéens. Cette intervention décida la retraite ou plutôt la déroute des ennemis, qui laissèrent plus de quinze cents morts ou blessés dans les faubourgs et sur la grève : l’attaque avait duré deux jours et une nuit, avec un feu continuel.
C’était un terrible spectacle que cette artillerie qui tonnait de la mer, des remparts, et de la pointe Gautier, ces faubourgs embrasés, cette foule de mourans étendus dans les rues, ces paysans en sabots, se battant avec courage, mais sans ensemble, lancés dans la déroute vers le Pont du Bosc, et mitraillés dans leur fuite. _ C’est ce moment terrible que représente le tableau du siége de Granville que la Convention vota à la cité victorieuse, et dont la terrible scène peut bien se passer, pour émouvoir, des prestiges de la science et de l’art. L’armée vendéenne, décimée, démoralisée, défiante de ses chefs, se croyant trahie, retourna à Avranches où la reçut la foule éplorée des femmes, des enfans et des vieillards. L’année suivante, le 23 juin, eut lieu à Granville une solennité funèbre pour les citoyens morts dans les journées des 15 et 16 novembre 1793.

Granville avait opposé une résistance invincible au plus redoutable ennemi de la Révolution, à la Vendée, et par contrecoup à l’Angleterre. Après avoir porté un coup terrible à la guerre civile et à l’ambition étrangère, cette ville donna à la Patrie un grand nombre d’illustres enfans, surtout dans la marine. Elle fournit à la Révolution un homme qui joua un rôle très-considérable, et dont la vie, rapidement parcourue, en rappelant la cité natale, retracera les phases de la période révolutionnaire, et nous servira de transition pour passer à l’Empire.

Letourneur, né à Granville en 1751, fit de bonnes études, surtout dans les mathématiques, et entra, en 1768, dans le génie militaire. Il avait obtenu le grade de capitaine et la croix de Saint-Louis, quand la Révolution commença ; il en adopta les idées, et fut député en 1791 à la Législative, et en 92 à la Convention, par le département de la Manche. Il fut peu remarqué dans les commencemens, et Letourneur est un homme pour lequel la fortune fit plus que le talent. Après le 10 août on le chargea des travaux du camp de Paris. Il travailla activement dans les comités militaires avec Carnot, son collègue et son camarade. Il alla réorganiser l’armée des Pyrénées, et parvint à lui faire reprendre l’offensive. Dans le procès de Louis XVI, il vota pour l’appel au peuple, pour la mort, et contre le sursis. Letourneur cependant ne fut pas cruel dans ses missions. Après le 9 thermidor, il fit adopter un nouveau système dans l’arme du Génie. Il paraissait alors suivre des principes modérés, mais la réaction contre les conventionnels le rejeta dans le parti de cette assemblée.
Letourneur fut un des membres du Directoire, et, dans cette haute position, il ne fit guère parler de lui qu’au moment (1797) où il s’en éloigna. Ses collègues le nommèrent inspecteur-général de l’artillerie, et plus tard un des plénipotentiaires avec l’Angleterre. En 1800, il fut nommé préfet de la Loire-Inférieure ; mais l’empereur l’éloigna de cette place. En 1810, il fut nommé maître des Comptes. Il fut destitué à la première Restauration, mais le roi lui fit une pension de 8,000 fr. Au retour de l’empereur, il reprit sa place, et, en 1816, il fut banni comme régicide. Il mourut à Lacken, près de Bruxelles, en 1817.

La noble et chevaleresque existence d’un autre enfant de Granville, qui unit l’austérité romaine au brillant courage et à la modestie, en nous reportant dans les mêmes temps, nous introduit dans une atmosphère plus pure et plus sereine. Pléville-le-Peley naquit à Granville en 1726. Bercé au murmure des flots, grandi dans une barque, il ne rêva que la mer. Jaloux du bonheur des mousses, il voulut s’embarquer comme eux : à ce désir, les parens répondirent par l’envoi au collège. Le jeune Pléville employa inutilement les larmes et les prières, puis prit son parti.
Il s’évada du collège de Coutances : il avait douze ans. Il se rendit furtivement au Havre, et, sous le nom de Vivier, partit pour la pêche de la morue. Après six ans de long cours, Pléville passa lieutenant sur un corsaire du Havre. Avec ce titre, il revint dans la maison natale : le père concéda ce qu’il ne pouvait refuser, et le marin de dix-huit ans s’embarqua sur un corsaire de Granville. Ce bâtiment fut écrasé, sous Jersey, par le feu croisé de deux corvettes anglaises : Pléville eut la jambe droite emportée, et fut fait prisonnier. Sa captivité dura peu.
De retour en France, il obtint, malgré sa mutilation, le titre de lieutenant de frégate, et, avec ce titre, passa à bord de l’Argonaute, le vaisseau que commandait son oncle, Tilly-le-Peley. A bord du Mercure, il fit partie de l’escadre de d’Amville, envoyée pour reprendre le Cap-Breton. Dans une affaire de cette campagne, Pléville fut mis hors d’action : un boulet enleva sa jambe de bois : Le boulet s’est trompé, s’écria-t-il, il n’a donné de besogne qu’au charpentier. En 1748, commandant la corvette l’Hirondelle, de quatorze canons, il prit trois bâtimens anglais portant quarante-quatre bouches à feu. Une des prises n’amena qu’après un combat opiniâtre dans lequel Pléville eut encore sa jambe de bois emportée. Le délabrement de sa santé le condamna au repos : il fut employé dans les arsenaux. Sa probité, sa vigilance, son énergie brillèrent dans ce poste : en 1762, il fut nommé lieutenant de vaisseau. Lieutenant de port et capitaine de brûlot à Marseille, il s’illustra par un noble dévouement. Dans une nuit de mai 1770, la frégate anglaise l’Alarm s’affala sur les récifs. S’entourant de pilotes et de marins, Pléville, la jambe de bois, s’amarre à une corde, s’affale le long des rochers, et parvient à bord de la frégate dont il prend le commandement. Le jour éclaira son entrée dans le port de Marseille. Elle était commandée par John Jervis, mort contre-amiral, et connu dans la marine sous le nom de lord Saint-Vincent. L’amirauté anglaise reconnaissante envoya à Pléville un magnifique vase d’argent qui portait cette inscription : « G. R. Pléville-le-Peley, nobili normano Grandevillensi ob navim regiam in littore Gallico periclitantem virtute diligentiaque servatam. 1770. » Cet acte trouva sa récompense : son fils, jeune officier de marine, ayant été pris en 1780, et conduit en Angleterre, l’amirauté le fit renvoyer en France, après l’avoir autorisé à emmener avec lui trois de ses camarades. Dans la guerre de l’indépendance américaine, Pléville était lieutenant à bord du vaisseau le Languedoc, monté par l’amiral d’Estaing.
L’escadre dont il faisait partie s’empara de la Grenade et battit l’amiral Byron. D’Estaing chargea Pléville d’aller vendre à la Nouvelle-Angleterre les nombreuses prises faites par nos vaisseaux. A son retour, l’amiral lui offrit une commission sur cette vente de 15 millions. Pléville remercia en disant : « Qu’il était satisfait du salaire que le roi lui donnait pour le servir. » Dans cette guerre, Pléville reçut l’ordre de Cincinnatus. Rentrant en France en 1780, il y trouva son brevet de capitaine de vaisseau. La Révolution arriva : Pléville fut de ceux qui crurent que la Révolution était la France et la Patrie. D’ailleurs, comme la plupart des officiers qui avaient fait la guerre de l’Indépendance américaine, il en adopta les principes. En 1796, il alla organiser la marine dans les ports d’Italie soumis à nos armes, et il siégea comme plénipotentiaire au Congrès de Lille. Pendant son séjour à Lille, le Directoire le nomma ministre de la marine. Le ministre fut honnête homme comme le marin : 40,000 fr. lui furent alloués pour une inspection ; « le modeste Pléville ne prit de cette somme que 12,000 fr., n’en dépensa que 7,000, et voulut remettre le reste au trésor. » Le gouvernement s’y refusa : Le Peley consacra la somme à l’érection du télégraphe qu’on voit encore sur l’Hôtel du ministère de la marine. Ses services lui valurent le grade de contre-amiral en 1797, et de vice-amiral en 1798.
Il déposa le fardeau du ministère trop lourd pour sa santé et ses vieux ans ; cependant, il fut encore nommé au commandement de la flotte de la Méditerranée ; mais arrivé à Toulon, malade, il demanda sa retraite, et se retira dans sa famille. Là, il reçut la dignité de sénateur et ensuite le titre de grand-officier de la Légion-d’Honneur. Comblé de gloire et d’honneurs, Pléville-le-Peley mourut à Paris en 1805, dans sa 80e année.

L’histoire de ces deux hommes nous a servi de transition entre la République et l’Empire. La lutte de l’Angleterre et de la France, au commencement du siècle, imprima dans les ports de la Manche une prodigieuse activité. C’est de là que devait partir cette armée admirable que Napoléon voulait jeter sur l’Angleterre, dont les vastes préparatifs attestaient la terreur. Une seconde Conquête se préparait ; mais si la Providence fit si évidemment tout pour la première, elle fit évidemment tout contre la seconde : l’Angleterre était nécessaire aux destinées du monde.

Granville fut un des ports où se préparèrent ces chaloupes canonnières qui devaient porter l’armée d’invasion, et qui se comportaient bien à la mer, contre les bricks et les frégates, et même les vaisseaux. Des convois de trente à cinquante voiles sortirent de Saint-Malo, de Granville, et de Cherbourg vers la fin de 1803, pour rallier la flotille de Boulogne. Le Premier Consul envoya en cette année le capitaine Daugier inspecter et activer les travaux et les départs dans les ports de la Déroute. En même temps dans les eaux de Granville se croisaient ces nombreux navires qui portaient les agens de l’Angleterre, les émigrés, et surtout les hommes de Georges Cadoudal. Dans ce temps de l’expédition de Boulogne, le 15 juillet 1805, un bel engagement eut lieu devant Granville, sous Chausey. Deux fortes corvettes anglaises vinrent jeter l’ancre sous la Mont de Bretagne. Le capitaine Jacob, chargé de l’armement de la flotille de Saint-Malo à Cherbourg, conçut le projet de les attaquer pendant la nuit. Il fit appareiller sept bateaux plats qui se trouvaient dans le port.
Vers le milieu de la nuit, ils arrivèrent, à la rame, à portée de canon des corvettes, qui les aperçurent et les reçurent avec leurs bordées. Les bateaux plats canonnèrent à leur tour, et, au bout d’une heure, l’une des corvettes, le Plumber, se rendit. L’autre, le Teaser, se battit plus long-temps, mais à sept heures du matin elle fut obligée d’amener. Dans l’après-midi, les corvettes entrèrent dans le port de Granville : le Teaser portait quatorze pièces de dix-huit, et le Plumber douze. Vers cette époque, une frégate anglaise, s’enfonçant dans la baie, lançait une embarcation qui venait déposer à Saint-Jean-le-Thomas un détachement qui pénétrait jusqu’à Poterel. En 1810, une frégate anglaise tentait sans succès d’enlever une canonnière de Granville. Dans cette période, des Granvillais soutenaient l’honneur du pavillon sur d’autres mers : en 1797, le vaisseau les Droits de l’Homme, après avoir combattu contre plusieurs vaisseaux anglais avec le plus grand courage, faisait naufrage sur le Finistère. Le général Renier, de Granville, qui s’était signalé par son intrépidité dans cette lutte inégale, trouvait la mort au milieu des flots. Les Epron, les Lecoupé, les Ponée, les Quernel, les Hugon, luttaient dans des mers lointaines.
En 1805, le capitaine de Peronne, de Granville, mourut glorieusement sur son vaisseau, l’Intrépide, à la bataille du Ferrol, livrée entre Villeneuve et Calder. En 1806, le capitaine Epron, de Granville, mort contre-amiral, livrait le glorieux combat de la Piémontaise. Dans ce temps, le capitaine Lecoupé, de Granville, livrait les combats qui l’élevèrent au grade de contre-amiral. En 1811, la frégate la Néréide soutint, sous le commandement de Ponée, de Granville, le combat de Tamatave, contre trois frégates anglaises : après plusieurs heures de résistance, elle fut délivrée par l’approche de deux frégates françaises. Aux noms du contre-amiral Queruel et du vice-amiral Hugon, ce Granvillais qui est aujourd’hui un des plus grands noms de notre flotte, s’arrête l’histoire et commence l’époque contemporaine. Le Granville d’aujourd’hui ne peut plus nous occuper que pour quelques détails qui se rattachent encore au passé, on pour quelque peinture topographique : ce seront les vignettes qui termineront notre tableau.

Toutefois l’histoire de Granville, dans cette dernière période, ne serait pas complète, si nous ne signalions des illustrations scientifiques et littéraires : plus il est rare que les ports et places de guerre donnent naissance à des hommes de science et de lettres, plus notre énumération offrira d’intérêt. La ville qui avait donné le jour au poète Lombard et au prédicateur La Neuville, enfanta L’Archevêque, célèbre médecin de Montpellier, Nicolas Louvel, auteur ascétique, Rosette de Brucourt, né en 1755, Lescène Desmaisons, auteur de plusieurs ouvrages philosophiques, historiques et littéraires, parmi lesquels il faut citer son Histoire philosophique de la Révolution française. Sa pièce de l’Ile des Amis fut jouée à Feydeau en 1790.

Les femmes de Granville sont fort remarquables. Nous ne parlerons pas de leur beauté espagnole, de la grâce forte de leur démarche, de la beauté de leur voix, développée au grand air des grèves, de leur merveilleuse transformation qui fait de la pêcheuse goudronnée du samedi une princesse le dimanche ; nous ne parlerons pas de leur courage, attesté par le siége de Granville, ni de leur intelligence commerciale, nous ne parlerons que d’une partie originale de leur parure : sous ce sujet pittoresque, se cache une question d’archéologie. En effet, un très-spirituel antiquaire, Nodier, a dit que la Fée aux Miettes avait rapporté des ses voyages d’outre-mer cette coiffure, « et que nos antiquaires conviennent qu’ils seraient fort embarrassés de lui assigner une origine plus vraisemblable. » L’observation et les faits confirment cette hypothèse, due à l’induction du talent poétique, ce précurseur de la science et de l’Archéologie.
Dans son roman, moitié réel, moitié fantastique, comme son propre génie, il a parfaitement peint cette parure, qui est, il faut bien l’avouer, au moins pour un quart dans la beauté des Granvillaises : « La Fée aux Miettes ne montrait jamais ses cheveux. Ils étaient ramassés sous un bandeau d’une blancheur éblouissante, surmonté d’un fichu, également blanc, plié en carré à plusieurs doubles, et posé horizontalement comme la plinthe ou le tailloir du chapiteau corinthien. Cette coiffure, qui est celle des femmes de Granville, de temps immémorial, et dont on ne fait usage en aucune autre partie de la France, quoiqu’elle soit merveilleuse dans sa simplicité, passe pour avoir été apportée chez nous par la Fée aux Miettes, de ses voyages d’outre-mer ». Avec tout le respect dû aux maîtres, et toute la répugnance que nous éprouvons à associer notre rude parole à celle de l’homme qui associe la grâce poétique et la science profonde, nous rechercherons la part de vrai et de faux qu’on retrouve dans cette gracieuse description. Oui, cette coiffe a tout le charme de la grâce et de l’antiquité, et les antiquaires sont indécis sur son origine ; oui, elle vient d’outremer, et ce fut certainement une Fée qui l’apporte ; oui, un architecte serait frappé de la vérité de la comparaison, et, en voyant ces femmes élancées, avec une corbeille sur leur coiffure régulière et efflorescente, penserait à la colonne corinthienne, et un poète aux Coephores. Mais il n’est pas complètement vrai que cette coiffure ne se trouve en aucune partie de la France. Le bon Nodier a dit assez de vérités pour que son ombre ne s’indigne pas contre nous.

Il y a deux coiffes essentiellement distinctes dans le nord-ouest de la France, qu’un regard synthétique retrouve au-dessous de leurs variétés infinies, la coiffe normande et la coiffe bretonne, aussi différentes dans leur aspect et leur signification morale que le génie et le sol des deux provinces.

La coiffe de la riche et pimpante Normandie est caractérisée par deux ailes plus ou moins étalées, rattachées à un corps élevé et plus ou moins évasé : le bavolet cauchois, la coiffe de Caen et du Bessin, la comète du Cotentin, la coiffe fine et raide d’Avranches, qui rappelle les ailes des libellules au vol, sont les principales variétés de ce type. La coiffe de la pauvre et modeste Bretagne est une pièce d’étoffe pliée en carré et posée sur une chevelure ceinte d’un bandeau : les coiffes de Cancale, de Saint-Malo, pour ne pas nous éloigner des côtes qui regardent la Normandie, offrent ce type, depuis la simple brette jusqu’à la coiffe relevée et amincie en crête imitant parfaitement la carène plissée du nautile. La coiffe de Granville se rattache évidemment à ce type primitif de l’immobile Bretagne, dont elle est le développement le plus artistique et le plus gracieux : Raphaël a orné la tête de plusieurs de ses femmes de coiffures analogues. Si Granville paraît être une colonie, il doit cette hypothèse surtout à l’originalité de cette coiffure, qui ne ressemble en rien à celle des campagnes avoisinantes. Aussi n’a-t-elle pu venir que d’outre-mer. D’ailleurs elle était une nécessité dans ce havre et sur ce roc battus par des vents violens, qui auraient vite désemparé la mâture haute et pavoisée du bonnet normand.

Mais cet emprunt est devenu une véritable création dans les mains granvillaises, et c’est par une suite de perfectionnemens qu’il est devenu la jolie parure qu’admirent les étrangers. Aussi, après son origine, devons-nous faire son histoire. Autrefois cette coiffe avait deux barbes pendantes sur le sein, comme on peut le voir dans le tableau de la Pêche miraculeuse de l’église de Granville, et dans une description du costume granvillais faite au milieu du siècle dernier : « Les femmes de Granville portent une coeffe de toile très-fine et très-claire, qu’elles retroussent d’un seul pli, dont les barbes sont de moyenne longueur et autour du col un triangle dé toile dont deux des angles viennent se croiser par devant. Leurs habits sont de deux pièces : de la ceinture en haut, c’est un corps qu’elles appellent brassière, la taille en queue de morue par devant et par derrière : de la ceinture en bas c’est une jupe ample et très-longue faisant beaucoup de plis très-serrés et profonds. » Ces deux barbes sont tombées : elles nuisaient à l’élégance de la coiffure et cachaient les beaux bandeaux de cheveux noirs et les riches boucles d’oreilles.
Le dernier perfectionnement, qui constitue la coiffe à la Dauphine, consiste dans un froncis de dentelle bouillonnant coquettement sur le côté. L’hiver et dans le mauvais temps, la Granvillaise porte encore un vêtement original, c’est le mantelet des pêcheurs, dont le goût a fait un objet élégant : c’est le capot, espèce de mante dont le capuchon encadre la figure, et dont le corps dessine la taille. Cette parure est un peu austère, mais originale et jolie. C’était autrefois un mantelet de camelot sans plis, avec deux petites manches de six pouces : les femmes un peu distinguées mettaient un galon d’or sur le collet de ce petit manteau.

On trouverait bien d’autres rapports de ressemblance entre Granville et la côte de Bretagne et les îles situées en face. Ce promontoire de Lihou ne ressemble-t-il pas à la pointe du Grouin-de-Cancale ; et les deux caps ne forment-ils pas les deux môles d’entrée de la baie du Mont St-Michel ? Cancale n’est-il pas disposé comme Granville, le port au pied de la montagne, la ville sur son sommet et ses flancs ? et les noms originaux ne se trouvent-ils pas les mêmes, attestant que la même race a peuplé tous ces rivages ? Vous avez la Houle à Granville et la Houle à Cancale. Presque en face du cap Lihou, à Guernesey, vous trouvez un Lihou, et le souvenir du Prieuré de Lihou. Le Lud de Donville est rappelé par le Paluel de la côte opposée.
Il est une ressemblance qui frappera encore quelques rêveurs. Le cimetière de Granville est au bord de la falaise : là on ne voit que la mer et le ciel, deux immensités, et un lieu qui fait rêver à une troisième, et l’on n’entend que bruissement des flots. En face, dans le même site solitaire et poétique, est une terre funèbre sur laquelle blanchit une tombe vide. Enfin, si sur l’autre côté de la baie la mer a englouti des villages, elle a englouti sur celle-ci les bois de Sciscy, et elle ronge encore tellement la côte de Granville, que les vieillards cherchent vainement des lieux qu’ils y ont vus dans leur enfance : « Cherchez la place de cette cabane que nous avons vue dans notre enfance sur le lieu où l’on veut faire le musoir sud du bassin, de cette corderie située sous l’hôpital, de ces champs labourés connus sous le nom de Malacquis, vous les trouverez sous les eaux. »

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Notes

[1] En faisant cette citation nous avons voulu en même temps donner un spécimen de ce rare ouvrage. En outre, cet extrait permet de saisir la physionomie de cette époque extraordinaire. Un peu d’étude donnera la clef de cette sténographie.