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Saint-Pair - Notes historiques et archéologiques


Le déterminatif sur-Mer date de 1906.


NDLR : Notes de l’année 1845 : Voir source en fin d’article

Le plan général de Saint-Pair est un carré : au nord la Saigue ou Venlée, à l’ouest la mer avec la ligne du Thar parallèle au rivage, au sud la Mare de Bouillon et le Thar, à l’est une ligne irrégulière tracée par le ruisseau de Glatigny et un petit affluent de la Saigue, tel est l’encadrement de cette commune, qui est une des plus grandes de l’arrondissement, et une des plus riches en souvenirs historiques. Sous le rapport du relief, c’est une plaine légèrement inclinée vers la mer, avec quelques ondulations à sa limite orientale, sans autre inégalité sensible que le mamelon de Quéron. Sur cette surface unie, la grève s’unit à la terre sans transition, et les rivières se perdent dans la mer sans bassin et sans lit. Cette vaste nudité de la campagne de Saint-Pair s’ajoutant à celle de l’océan, produit une vague impression de tristesse et de solitude qui réveille les souvenirs religieux et cénobitiques de ce rivage. Cette commune renferme un grand nombre de localités remarquables, que nous avons déjà citées ou que nous aurons occasion de citer : le Hamel-Herault, Leseaux, Catteville, Glatigny, Gastigny, Angomesnil ; trois lieux dénommés par des essences d’arbres, le Sap, le Poirier, le Chesnay ; plusieurs qui attestent des quartiers incultes et stériles, la Lande-de-Passy, les deux Landes-de-Pucy, la Bruyère, et d’autres lieux que nous énumérerons en traçant le tronçon de voie romaine qui traversait Saint-Pair. Saint-Pair est la localité sainte du pays, le théâtre des légendes et des histoires pieuses, le berceau du Christianisme, le bourg gaulois, la ville romaine, la baronnie du Moyen-Age. A tous ces titres nulle commune du cercle de nos études n’offre plus d’importance. Avant d’aborder son histoire et sa description, nous avons besoin de rattacher à Saint-Pair trois questions préliminaires ou monographies, d’intérêt local et général à la fois : 1° les limites et les divisions du pagus de l’Avranchin ; 2° l’existence et l’étendue de la forêt de Sciscy ; 3° la direction de la voie d’Alaunium à Condate.

Limites et divisions de l’Avranchin [1]

La position de Saint-Pair à la limite de deux pagus, de deux comtés et de deux diocèses, la connexion de cette localité avec son évêché et le Mont Saint-Michel, la confusion qui a été faite quelquefois du Cotentin et de l’Avranchin, nous permettront peut-être de mettre ici une notice sur les divisions de ce dernier territoire et sur les principales mentions qui en sont faites dans les documens historiques.

Il est de la plus haute probabilité que dans l’époque celtique, Ingena était Avranches : du moins cette localité était la capitale du territoire des Abrincates, dont les limites ne peuvent être bien exactement dessinées. Pline les cite ainsi : Venetos, Abrincatuos, Osismios. Ce qu’on sait, c’est qu’il appartenait à la Celtique, avec celui des Unelles, des Bajocasses, des habitans du diocèse de Séez, qui l’entouraient. Il fit partie de l’Armorique ou de la confédération armoricaine. Les Commentaires de César ne mentionnent pas les Abrincates, mais seulement les Ambibari et les Ambiliates, dont les Biards et Hambie rappellent peut-être le nom et signalent l’emplacement. Il est presque certain que, dans la période romaine, alors qu’une nouvelle division avait remplacé une partie de la Celtique par la Seconde Lyonnaise, au nom d’Ingena avait succédé celui de Legedia, cité intermédiaire entre Cosediae ou Coutances, et Condate ou Rennes. Au IVe siècle, Avranches reprend son nom de peuple : Legedia Abrincatum ou Legedia Aprincatum devient Civitas Abrincatum. Elle est désignée sous ce titre dans la Notice des Dignités : Praefectus militum Dalmatarum, Abrincatis.
Bien que plus tard civitas ait été le synonyme d’urbs ou d’oppidum, nous croyons qu’alors ces mots voulaient dire le territoire, l’état, la cité des Abrincates. Dans le Ve siècle, le Christianisme s’établit dans ce territoire. En 511, un évêque d’Avranches souscrivit au concile d’Orléans : Nepus ecclesiae Abrincatinae episcopus subscripsi et Perpetuus Abrincatensis eccl. souscrivit en 1333. Alors la division territoriale de son évêché se modela sur la division politique, de sorte que le territoire de la cité des Abrincates devint celui du diocèse d’Avranches ou du pagus de l’Avranchin. Cependant le nom de pagus ne se montre que plus tard : ce n’est que par l’analogie que nous assimilons le pagus et le diocèse d’Avranches. Or le diocèse était borné au nord par le Thar, à l’ouest par le Couësnon, au sud par une ligne idéale qui a dû varier, à l’orient par une ligne au-delà de Ger, de Saint-Cyr et d’Heussé.

L’Avranchin est cité dans les Capitulaires : il figure sous le nom d’Aprincatinus et Abrincatinus dans la liste de tournées des Missi Dominici de 802 et 853. Une charte de Charles-le-Chauve, que nous avons citée ailleurs, mentionne au IXe siècle Patricliacus dans le pagus Abrincadinus. Nous avons placé à Patrice-le-Désert ou à la Lande-Patry, cette localité que cependant d’imposantes autorités avaient placée à Précey. Aux raisons que nous avons tirées de la charte même, nous ajouterons que la limite sud de l’Avranchin a dû varier, ou qu’il y a une erreur de topographie assez commune dans les documcens les plus authentiques. Le manuscrit de la Collectio Canonum Isidori Mercatoris, exécuté au Xe siècle, mentionne dans la Seconde Lyonnaise civitas Abrincatum. Dans le IXe siècle, l’Avranchin et le Cotentin furent envahis par les Bretons : quelques documens de cette époque confondent les deux pagus dans un seul territoire. Ils portèrent même le nom de Terre-des-Bretons, parce que Charles-le-Chauve les avait autrefois donnés à Salomon et Pasquiten. En 933, Guillaume-Longue-Épée reçut les comtés d’Avranches et de Coutances du roi Rodolphe.

Une charte assez suspecte, car elle n’est pas dans le Cartulaire, et aucune allusion n’est faite à son contenu dans les Mss., donne au Mont Saint-Michel des biens du diocèse du Mans, qui peuvent servir à établir la limite méridionale de l’Avranchin à la fin du Xe siècle : Yves de Bellême donne au Mont : Villas Arunton, Cantapia, Valendrin, Lasserius, Mongulfon, Cardun, Larcellosa, Gennes, sitas in territorio Cenomannico in confinio Abrincatensis regionis (995).

Sous les ducs normands, le territoire de l’Avranchin avait le titre de comté avec la même circonscription que le pagus. Ainsi on lit dans la grande charte de Richard du Xe siècle : Concedo denique in comitatu Abricacensi villam quae dicitur S. Johannis sitam supra mare in eodem comitatu dono in burgo qui appellatur Beverona quidquid in eo mei juris erat.

Le pagus de l’Avranchin est souvent cité dans les chartes du Mont Saint-Michel : Monasterium S. Michaelis quod est situm in monte Tumba in confinio Abrincensi..... Abrincatensem pagum dirimit a Britannia.... Locus qui dicitur Mons S. Michaelis qui est proximus nostrœ regionis intra Abrincatensem pagum 1030...Rob. dux dedit minori fratri sao Henrico comiti omnem pagum Constantiensem simul et Abrincatensem....

La bulle d’Adrien IV, de 1158, en faveur de l’abbaye de Saint-Sever, mentionne les propriétés suivantes comme situées dans l’Avranchin : In Abrincensi pago decimam molendinorum de Sancto-Jacobo... in Burceio de Lucerna ecclesiam... in monte Aquilae lx acras terrae.... in campo Botri vineam comitis. Apud Bullum terram unius carrucae et unam piscariam in mari super fluvium Thar

Le pagus et le diocèse d’Avranches se partageaient, sous les premiers ducs normands, en deux grandes divisions, le comté de Mortain et le comté d’Avranches, Comitatus Abrincacensis, créés vers le milieu du Xe siècle. Le premier devint très-puissant, et s’enrichit du Cotentin pendant quelque temps : aussi a-t-on quelquefois confondu ces deux territoires. La division intérieure de ce pagus, avant les Normands, était probablement en centenies, comme dans les pagus voisins. Ainsi Digmanicus, Damigny, d’après un document de 732, était : In pago Osismensi in centena Alancionensi, et illam rem quae vocatur Vanda (Vandes) in centena Sagine. On lit dans le Polyptique d’Irminon le détail des localités situées dans la Centena Corbonensi. On sait d’ailleurs que cette division était adoptée alors en Angleterre, et qu’elle est commune dans le Domesday, sous le nom de Hundred : les deux branches saxonnes marquaient ainsi leur établissement par les mêmes divisions territoriales. Il est probable que la centenie saxonne devint la baronnie, l’honos normand. Le territoire de l’arrondissement d’Avranches renfermait plusieurs baronnies, l’honos d’Ardevon, l’honos de Genêts, l’honos d’Avranches ou baronnie épiscopale.

Saint-Pair était aussi un honos, cité surtout avec celui de Genêts dans le récit des dévastations du seigneur de Saint-Jean. Une division religieuse plus étendue, mais ancienne, était l’archidiaconé. Il y avait dans le diocèse ceux d’Avranches et de Mortain. Celui d’Avranches renfermait le doyenné de la Chrétienté ou d’Avranches, le doyenné de la Croix-Avranchin, le doyenné de Genêts, le doyenné de Tirepied. Un évêque d’Avranches, de la fin du IXe siècle, Ragentram, était archidiacre d’Avranches. La plus ancienne mention que nous connaissions ensuite d’un archidiacre d’Avranches est de 1082 : Dedit Michael episcopus Abrincensis de assensu Gisleberti archidiaconl sui. Sous le rapport administratif et financier, la Normandie, sous ses ducs-rois, était divisée en préfectures : les Rôles de l’Échiquier citent souvent la Prefectura d’Avranches, celle de Saint-James, celle de Pontorson, etc. ; le Cartulaire du Mont cite la Prefectura de Genêts. L’ensemble de ces prévôtés de l’Avranchin formait le Ballia de l’Avranchin. Cette division, dont on trouve les élémens dans le XIe siècle, ne fut complètement établie que sous Henri II. Sous ce prince le Bailli de l’Avranchin était ce Richard Silvain, dont la famille avait donné à Saint-Poix son affixe de Saint-Poix-le-Silvain. Son successeur fut Pierre des Préaux : en 1203, le roi Jean signifia au sénéchal de Normandie de remettre à ce seigneur le Bailliage de l’Avranchin.

Si le pagus et le diocèse d’Avranches embrassaient les deux arrondissemens d’Avranches et de Mortain, ils ne constituèrent plus l’Avranchin proprement dit dans la période normande, et depuis les ducs, ce mot s’est appliqué au comté d’Avranches. Ainsi se trouve justifié le titre de notre ouvrage. Un homme très-versé dans la géographie de cette période, Wace, né à Jersey, et chanoine de Bayeux, nous met à même de constater cette circonscription, et de distinguer nettement l’Avranchin du comté de Mortain vers le milieu du XIe siècle. A l’époque de la Conquête, Robert, frère du Bâtard, était comte de Mortain : à cette époque, Richard était vicomte d’Avranches, et le Trouvère dit dans son énumération des guerriers : E dAvrencin i fu Richars. Il ne distingue pas moins bien les deux territoires dans plusieurs autres passages : Hue (Hugues d’Avranches) ara Avrencin ; Moretein Passeiz e tuit Avrancin ; E cil dAvrenchin è le Costentineiz del val de Moretein.

Direction de la voie d’Alaunium à Condate [2]

Deux grandes voies romaines sillonnaient la presqu’île de la Manche et l’Avranchin : elles sont indiquées dans la Carte de Peutinger ou Table Théodosienne, et dans l’Itinéraire d’Antonin.

Sur la Carte de Peutinger est figurée une route flexueuse, fortement coudée à son milieu, allant de Coriallum à Condate, ou du vieux Cherbourg à Rennes, passant par Cosedia et Legedia, avec ces détails : Coriallum XXVIIII. Cosedia XIX. Legedia XLVIIII. Condate. Nous nous occuperons de cette route, dont la localisation n’offre pas d’ailleurs de grandes difficultés, quand nous étudierons le canton de la Haye-Pesnel, qu’elle traversait en entier.

Une autre route est indiquée dans l’Itinéraire d’Antonin sous cette forme.

Cosediae est Coutances, Condate, Rennes : il n’y a pas de doute sur ce point : mais il est difficile de localiser Fanum Martis et Fines. La difficulté vient de la différence qu’offre l’appréciation totale, 77 lieues gauloises, avec la somme des détails, 108, c’est-à-dire, en lieues actuelles, 38 et 54. On pourrait peut-être s’en tenir au total, sans s’occuper des détails, et jalonner la distance par des localités d’une importance et d’une antiquité authentiques : le problème serait assez simple et se réduirait à deux questions : 1° la direction ; 2° les localités. Comme la voie de la Carte de Peutinger est, ainsi que nous espérons le démontrer, l’ancienne route de Coutances à Avranches par la Haye-Pesnel, et forme une ligne intérieure, celle de l’Itinéraire est cette route littorale, parfaitement marquée, comme la première, sur la carte de Cassini, traversant un pays important, et surveillant le littoral plus important encore. C’est cette ligne qui partant de Coutances passe la Sienne à l’ancien gué du Pont-de-la-Roque, et longe la côte jusqu’à Saint-Pair, et de là entre plus avant dans les terres, côtoie la route royale actuelle, passe la Sée au Pont-Gilbert, traverse le Val-Saint-Père, puis la Sélune au Gué-de-l’Épine, franchit la Sélune et la grève, passe à Huisnes et aboutit à Pontorson pour entrer en Bretagne et arriver à Rennes.

Cette ancienne route, que nous appellerons Littorale, se dessine avec netteté dans Cassini, et forme avec l’autre, que nous appellerons Intérieure, les deux grandes lignes antiques de l’Avranchin. Les anciens diplômes déterminent sa direction : une charte du duc Richard l’appelle via publica à Saint-Pair, dont elle dessinait le triangle en le limitant à l’est ; une charte de Montmorel, relative à la paroisse de Lolif, traversée par elle, l’appelle magnum Queminum regis. Sa longueur répond généralement au chiffre total de l’Itinéraire, 77 lieues gauloises ou environ 40 de nos lieues. En indiquant ici ses principaux jalons, nous renvoyons pour les détails aux communes qu’elle traverse.

Quant aux lieux désignés sur l’Itinéraire, il n’y a de difficulté que pour Fanum Martis et Fines, Alaunium, Cosediae et Condate étant reconnus pour être Valognes, Coutances et Rennes : ce sont aussi les stations qui semblent appartenir à l’Avranchin. Nous croyons avec M. de Gerville que Fanum Martis est Saint-Pair, et parce que saint Pair y trouva un Fanum, Fanum Sessiacum, au VIe siècle, et par une foule d’autres raisons qui constatent l’antiquité et l’importance de cette localité, et qui ressortiront de notre étude sur ce point. Nous croyons avec d’Anville que Fines se trouve à Huisnes, anciennement Isnes. La démonstration pour la direction et les stations, ainsi convenablement espacées, serait peut-être suffisante ; mais il reste à expliquer les distances intermédiaires. Nous pourrions dire que tous les antiquaires les ont reconnues pour avoir été faussées par l’inadvertance des copistes, et qu’ils se sont efforcés de les modifier pour les harmoniser avec leur tracé : nous pourrions donc négliger ce détail erroné. Pourtant, nous hasarderons, sans y attacher trop d’importance, une rectification hardie, mais autorisée par nos prédécesseurs.

L’Itinéraire donne XX M. P. d’Alaunium à Cosediae : c’est la distance exacte ; de Cosediae à Fanum Martis XXXII M. P. : c’est beaucoup plus que l’espace compris entre Coutances et Saint-Pair ;c’est là que nous soupçonnons une erreur, c’est-à-dire l’addition du premier et du dernier chiffre. En les supprimant, nous obtenons le chiffre XXI, ou une dizaine de lieues, distance a peu près juste, si on tient compte de la direction de la route par le Pont-de-la-Roque, et des flexions de son tracé. De Fanum Martis à Fines, ou de Saint-Pair à Huisnes, l’Itinéraire indique XXVII, distance trop grande, car il n’y a qu’environ huit lieues et demie. Le premier chiffre est erroné, et sa suppression nous donne XVII ou la distance réelle. Le chiffre de XXIX de Fines à Condate exprime parfaitement la distance de Huisnes à Rennes. Ainsi modifiés, les chiffres du détail sont ramenés au total.

Telle était la grande ligne littorale des Romains : il y avait des lignes secondaires, dont nous avons donné ou dont nous donnerons à des articles divers la direction. Le Mont Saint-Michel était le centre où aboutissaient toutes ces voies secondaires ou chemins Montais, dont le principal était celui de Bayeux à Genêts. Il y avait encore 1° celui de Genêts à Saint-Pair, sur la côte même ; 2° celui qui allait des Biards au Mont, par Ducey, appelé Montais ou Biardais ; 3° celui qui allait de Pontorson au Mont, ou chemin Breton ; 4° enfin, celui de Saint-James au Mont par Brée et Ardevon. Ainsi, avant d’être un centre religieux et le but des pèlerinages, le Mont Saint-Michel, ou plutôt le Mons-Jovis, était le Mille doré du pays des Abrincates : les médailles, les poteries qu’on y a trouvées ne laissent pas de doute sur le séjour des Romains en ce lieu.

Quel était le tracé de la voie romaine dans Saint-Pair ? Entrant dans l’arrondissement d’Avranches à Donville, où nous avons signalé des débris antiques, laissant à l’ouest le cap de Granville, elle entrait à Saint-Pair par la Rue Mallais, et s’y prolongeait par la Croix-Millet, la Fosse, les Trois-Croix ou Maladrerie de Saint-Pair, Catteville, Quéron, et passait le Thar au Pont-Guygeois.

Existence et étendue de la forêt de Sciscy

Le nom primitif de Saint-Pair, son nom gaulois, était Scessiacum, que les Romains avaient changé en Fanum Martis, du nom du Fanum que saint Paterne ou saint Pair changea en oratoire, après avoir converti les habitans. Ces trois noms représentent les trois grandes périodes de l’histoire de la Gaule. Tout le littoral était alors couvert de forêts, qui étaient encore très-nombreuses au Moyen-Age, puisqu’au Xe siècle, le duc Richard donnait au Mont Saint-Pair cum silvis. D’ailleurs le bois d’Allemagne, qui existe encore, les bois de Bivie, de Neirun, de Crapoult, le bois de Vains ou Tremblai, qui sont mentionnés dans les Cartulaires, prouvent combien la côte était encore boisée, La forêt de Saint-Pair s’appelait la forêt de Sciscy.

Cette forêt littorale de Sciscy est devenue, grâce à la tradition qui exagère toujours une vérité, et grâce aux archéologues qui ont amplifié un texte, et cédé aux séductions d’un système et du merveilleux, une forêt immense qui, selon les uns, couvrait toute l’étendue de la Baie, qui, selon d’autres, se développait jusqu’à Chausey, et qui, selon les plus intrépides, allait jusqu’à Jersey. En 709, une marée prodigieuse, chargée par un vent violent, submergea cette forêt, et ce qui était, terre devint mer et arène. Des inondations partielles sur les côtes, des vestiges d’arbres sur le littoral, des empiétemens de la mer, point de départ vrai des récits et des traditions, devinrent un cataclysme immense, balayant une immense forêt. Voilà ce que fit la tradition : voici l’œuvre des savans.

Un manuscrit du Mont Saint-Michel, du IXe ou Xe siècle, renferme une phrase qui a enfanté le système de la forêt de Sciscy : Qui primum locus (le Mont Saint-Michel), sicut à veracibus cognoscere potuimus narratoribus, opacissima claudebatur silva, longe ab Oceani, ut estimatur, œstu millibus distans sex, abditissima prebens latibula ferarum. Admettre autour du Mont un bois épais, dont on verrait des restes dans les broussailles qui sont sous la Merveille, admettre même du côté d’Austeriac ou Beauvoir ou d’Ardevon, une forêt qu’une grande marée aurait pu entamer, c’est ce qui peut se concilier avec ce texte ; mais l’admettre prolongée vers la mer et étendue comme la Baie, c’est ce que repoussent les mots ab Oceani aestu millibus distans sex : le Mont était donc alors comme aujourd’hui distant de six milles ou de deux lieues et demie du flot de l’Océan. Que devient cette forêt de Sciscy ou Saint-Pair, qui s’étendait au moins jusqu’à la hauteur de cette localité, et dont le nom, invention moderne, ne paraît nulle part dans les documens originaux ?

La merveille d’un cataclysme d’une seule marée ne s’évanouit-elle pas encore devant ce passage du même texte : Mare quod longe distabat paulatïm assurgens omnem silve illius magnitudinem virtute complanavit et in arene sue formam cuncta redegit prebens iter populo terre ut enarrent mirabilia Dei ?
Est-il même bien certain que c’était une forêt, malgré ces mots de silva opacissima et de magnitudinem omnem illius silve, d’une époque si peu précise dans l’expression ? Dans le même récit, le chroniqueur peint l’étonnement des envoyés de saint Aubert à leur retour au Mont Saint-Michel : Quasi novum ingressi sunt orbem quem primum veprium densitate reliquerant plenum. La forêt n’est plus qu’un bois, un terrain couvert de buissons. Telle est la base du système de la forêt de Sciscy : c’est un édifice bâti sur le sable, sur la mobile arène de cette Baie qui engloutit tout dans ses profondeurs mystérieuses, antiques comme le bassin des mers. D’ailleurs, on peut juger de la créance, que mérite ce passage fameux, quand on le trouve dans une chronique de merveilles et de légendes, auprès de l’étymologie de Beauvoir, de l’histoire de l’Ane et du Loup, de celles de Bain et de ses enfans, de la chapelle Saint-Aubert et autres poétiques curiosités.

Ce passage du chanoine de Saint-Aubert fut copié deux ou trois siècles plus tard, dans le Cartulaire de l’Abbaye et dans les autres manuscrits du monastère. Mais l’idée assez vague qu’il contenait fut un peu plus positivement exprimée par un poète du XIIe siècle, moine du Mont Saint-Michel, Guillaume de Saint-Pair. Il inventa la forêt et lui forgea un nom très-maladroit, un nom impossible, la forêt de la terre des Coques ou Kokelunde.

Dessous Avranches vers Bretaigne
Qui tous tems fu terre grifaine
Ert la forest de Quokelunde
Dunt grant parole est par le munde
Ceu qui or est mer et arcine
Eu i cela tems ert forest pleine....

Mais cette forêt sous Avranches vers la Bretagne ne peut pas être une forêt qui couvrait l’étendue de la Baie : ce serait tout au plus un bois situé sur les bas terrains de Beauvoir, sur lesquels on peut concéder raisonnablement une invasion, sans admettre le bois de Sciscy.

Le Mont Saint-Michel

Enfin, dans ces derniers temps, un savant a donné à cette hypothèse une forme scientifique qui pourrait séduire, si son érudition confuse n’était par trop moderne, et si, perdu dans les recherches physiques et géologiques, il ne confondait trop la possibilité du cataclysme avec sa réalité historique : nous voulons parler de M. Manet, l’auteur de l’État ancien et actuel de la Baie du Mont Saint-Michel. L’élégant ouvrage de Maximilien Raoul est venu après donner une certaine popularité à cette merveilleuse hypothèse.

L’examen de la chronique du chanoine de Saint-Aubert nous semble à peu près avoir résolu la question et démontre que la formation de la Baie du Mont Saint-Michel ne date point du commencement du VIIIe siècle. Cependant cette démonstration négative peut être complétée par des documens positifs. Comme ils sont nombreux, nous n’emploierons que ceux qui auront un caractère d’antiquité, c’est-à-dire qui précéderont ou suivront de près l’événement supposé.

Le silence des historiens contemporains sur une inondation qui aurait englouti un espace de quinze lieues carrées, est tout d’abord une forte présomption contre sa réalité : Fredegaire, Eginhard n’en ont pas parlé. La mention vague d’une chronique légendaire ne peut pas être non plus considérée comme le langage de l’histoire et l’expression d’un fait positif et important, et d’un souvenir terrible au point de vue humain, miraculeux au point de vue religieux.

Mais le chanoine du IXe ou du Xe siècle, qui a écrit la phrase sur laquelle on a bâti le système du cataclysme, est la meilleure autorité contre lui-même, ou plutôt contre ses interprétateurs. Il dit, quelques lignes plus loin, ces mots positifs : Aubertus admonitus est angelica revelatione ut in jam dicti summitate loci construeret in honore Archangeli aedem ut cujus caelebrabatur veneranda commemoratio in Gargani monte non minori tripudio caelebraretur in pelago.

Fortunat, évêque de Poitiers, écrivit à la fin du VIe siècle la vie de saint Pair, que nous raconterons plus loin. Ce récit précieux, qui établit à saint Pair l’existence d’un Fanum profani cultus, détermine aussi l’état géographique de ce lieu, qui ne différait pas de ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire qu’il le place au bord de la mer. En effet, saint Pair et saint Scubilion, son ami, qui habitait le monastère de Mandane, étaient séparés par un bras de mer, d’environ trois milles : Sed brachio maris opposito non valuit nocturno tempore transfretare... cum a se sancti fere tria millia spatio interessent.

D’Argentré dit que les Gallois s’établirent en Bretagne en 383, et cite un passage de Ruis de Gildas, auteur du VIe siècle, d’après lequel Maxime leur donna des terres depuis l’étang du Mont Jou ou du Mont Saint-Michel jusqu’à Nantes ; Dedit illis multas regiones a stagno quod est super verticem Montis Jovis usque ad civitatem quœ dicitur Cantiguic et usque ad tumulum occidentalem quodest supra Couerchidient. L’Histoire Littéraire des Bénédictins cite, d’après Mabillon, un anonyme, auteur de l’Apparition de saint Michel au Mont Tumba, que ce savant a cru avoir été un des chanoines de saint Aubert, appartenant à ce VIIIe siècle, et auquel il attribue du savoir et de la lecture. Ce contemporain serait une des plus grandes autorités dans la question ; mais nous n’avons pu nous procurer son texte que Mabillon a cependant édité, et que nous avions espéré trouver dans les Actes de saint Benoît, sur la fausse indication de l’Histoire Littéraire.

Un capitulaire de Louis-le-Débonnaire désigne le Mont Saint-Michel comme environné d’eaux stagnantes, d’un marais, mariscum. Monasteriutn sancti Michaelis Maresci primi, ou comme lisent Baluze et André Duchêne, Maris periculi, in latere Montis.

Le Roman de Brut, écrit par R. Wace, au XIIe siècle, imitation d’un livre latin de Geoffroy de Montmouth, fondé sur les plus antiques traditions galloises, décrit la grève telle qu’elle est aujourd’hui. Des cavaliers, au Ve siècle, arrivent au Mont :

Que ou Mont S. Michiel apele
Ni avoit autel ne capele
Del fluet del mer montant ert clos.

De même dans le Roman de Rou :

Li Munt S. Michiel li monstra
Flot de mer montant l’avironne.

Tous les noms topographiques des bords de la Baie, particulièrement les noms saxons qui datent du Ve siècle, attestent la situation littorale des lieux qu’ils désignent.

Le Mss. le plus vieux de la bibliothèque d’Avranches, du IXe ou du Xe siècle, nous apprend qu’au commencement du VIIIe saint Aubert reçut de l’Archange l’ordre de bâtir un édifice sur le Mont Tumbe au milieu de la mer : Admonitus est angelica revelatione ut jam dicti sommitate loci sancti construeret in honore Archangeli œdem ut cujus celebrabatur commemoratio in Gargani monte non minori tripudio celebraretur in pelago, phrase précieuse que nous avons cru devoir répéter.

Le Neustria Pia, racontant la révélation faite à saint Aubert par l’Archange au moyen du taureau dérobé, représente le Mont comme une île : Taurus in eadem insula a latrone furtim captus... quae dum Episcopus retulisset populo, ad locum navigio accesserunt.

Sigebert, chroniqueur du XIe siècle, parlant de la même révélation dit : Monuit semet et iterum ut in loco maris qui propter eminentiam sui tumba vocatur fundaret ecclesiam, volens talem venerationem sibi in pelago qualis exhibetur sibi in Monte Gargano. Nous croyons ces citations suffisantes pour attester l’identité de l’état de la Baie avant et après 709. Cependant nous continuerons la série des temps par des témoignages antiques sur son état dans les Xe et XIe siècles.

En 966, le roi Lothaire rendit un Praeceptum en faveur du Mont : Situm in pelago maris.

Raoul Glaber, historien du XIe siècle, dit que le Mont est situé sur un promontoire de l’Océan. Ecclesiam B. Michaelis cremari incendio : quae scilicet constituta in quodam promontorio littoris Oceani maris.

Dudon de Saint-Quentin, son contemporain, représente le Mont au péril de la mer : In periculo maris ecclesia monte posita.

La charte du duc Richard, au commencement du XIe siècle (1022), prouve que Saint-Pair était au bord de la mer : Abbatiam sancti Paterni,.. quae terminatur ab occasu mare Oceano.

La Tapisserie de la reine Mathilde, œuvre du XIe siècle, nous montre l’armée de Guillaume-le-Bâtard traversant la Baie, où plusieurs soldats, enlisés à l’embouchure du Couësnon, sont retirés par Harold : Et hic transierunt flumen Cosnonis, dit la légende, et Haroldus trahebat eos de arena.

Nous croyons donc que ces simples et belles paroles, insérées au XIIe siècle dans le Cartulaire du Mont ont toujours été vraies : Hic locus Tumba vocitatur ab incolis, qui in morem tumuli quasi ab arenis emergens in altum spatio ducentorum cubitorum porrigitur, Oceano undique cinctus, angustum admirabilis insule prebet spatium, inter ostia situs ubi immergunt se mari flumina Segia necnon et Senuna....

Nous avons essayé de résoudre trois grandes questions qui se rattachent à Saint-Pair, l’ancienne circonscription et division de l’Avranchin, la direction de la voie romaine d’Alaunium à Condate avec la localisation de Fanum Martis, enfin l’hypothèse de la forêt de Sciscy ; l’ordre des temps et des idées nous amène à la vie du saint qui donna à cette localité son nom et sa célébrité. Elle a été racontée par Fortunat, évêque de Poitiers, son contemporain et son ami : nous ne pouvons mieux faire que de suivre cette narration qui a tout le parfum de la poésie et de l’antiquité. En éclairant la topographie et l’histoire locale, cette biographie nous rappellera cette grande époque primitive, toute d’action et de prière, épopée mêlée de poésie lyrique, chantée par les hagiographes et les ascètes.

Saint Paterne [3]

Le très-saint évêque Paterne, citoyen de Poitiers dans l’Aquitaine, issu, dans l’ordre du siècle, de parens nobles, né pour l’administration publique, plus noble encore par ses mœurs, élevé avec distinction par sa mère Julita, veuve d’environ quarante ans, par une inspiration céleste, dès les années de l’enfance, montra la maturité de l’homme et désira porter le joug du Seigneur dans le monastère de Saint-Jouin.

Bientôt élevé par son abbé au grade de cellérier, il montra dans ce premier poste qu’il deviendrait un grand pontife... Sa mère, voulant faire une tunique pour son fils, qui était déjà frère convers, plaça par hasard la toile sur son toit : enlevée par un milan et portée dans son nid, après une année, elle fut retrouvée intacte, de sorte que ni la pluie de l’hiver ni la chaleur de l’été n’avaient pourri ni altéré sa trame : elle resta aussi entière que si elle fût sortie du fuseau de la filandière.

Ensuite s’élevant à une plus grande vertu avec les années de l’adolescence, franchissant les limites de l’enfance, il se concerta avec Scubilion, moine de la même cellule, et ayant abandonné leurs parens par amour pour le Christ, ils voulurent se faire ermites dans le pagus du Cotentin, couchant sous le même toit, ne portant qu’un psautier. Alors Scubilion, quoique le plus âgé, voyant que le bienheureux Paterne devait être honoré selon ses mérites, pour égaler son frère à lui-même, abandonna son pallium . Comme ils désiraient se retirer dans une certaine île pour la solitude, un homme nommé Amabilis, craignant Dieu, les retint en leur disant qu’ils auraient beaucoup de mérite à se confiner dans le fanum de Scessiac, et par leur intervention à faire cesser le culte diabolique que suivaient les méchans dans les erreurs du paganisme.

Alors il entra comme ermite avec son compagnon dans le réduit d’une caverne, creusée dans le flanc d’une montagne. Comme le peuple, selon sa coutume, s’abandonnait à des sacrifices exécrables auprès de son fanum, il fut averti par des hommes saints de ne pas se croire sauvé par de vaines pratiques.. Le peuple, méprisant irrévérencieusement ces hommes vénérables, exerçait opiniâtrement son culte. Alors le saint et son collègue armés autant de la ferveur de la foi que de l’étendart du Christ, s’approchant des vases où ils faisaient cuire leurs mets, les renversèrent avec leurs bâtons : ils voulurent même renverser leurs coupes, dédaignant le danger pourvu qu’ils combattissent en braves soldats pour le Christ, désirant le martyre...
Ensuite comme ils revenaient à leurs injures, une femme se dépouille de ses vêtemens devant eux ; mais par une juste vengeance elle est saisie d’une maladie dans tous les membres. Pendant une année elle languit jusqu’à ce que le remède fût venu de la main d’où était partie la vengeance... Une fois, comme il ne leur restait que la moitié d’un pain, Paterne le donne à un pauvre. A l’heure du repas, Scubilion lui fait entendre qu’il faut manger, Paterne répond : le Christ, qui est toujours riche, prépare aux siens de la nourriture. Le frère reçut mal cette réponse... Cependant Witherius, le premier de leurs disciples, leur apporta des vivres abondans. Comme ils manquaient d’eau, Paterne, comme un autre Moïse, en fit jaillir en frappant le sol avec son bâton.

Comme la renommée de Paterne croissait, le vénérable Generosus, leur abbé, après trois ans, alla à la recherche de ses moines qui avaient si heureusement fui vers le Christ. Les ayant trouvés, il reconnut que saint Paterne s’était enchaîné dans les liens d’une vie pénible, car il ne prenait que du pain, de l’eau, et des légumes assaisonnés de sel. Il éloignait de sa présence non-seulement la vue des femmes, mais encore celle des hommes, afin qu’isolé de tout le monde, il attendît avec impatience la venue des anges, et que la divinité s’accrût en lui de ce qui manquerait à l’homme. N’ayant jamais de lit, ne connaissant pas les couvertures, ne couchant jamais sa tête sur la plume, il se contentait pour passer la nuit du vêtement du jour. Son abbé, voyant ces austérités au-delà de la règle, le rappela à des jeûnes modérés, lui ordonnant de ne pas être aussi étroitement reclus, et de visiter régulièrement, sur une voiture, les cellules qu’il avait lui-même construites. Puis rappelant Scubilion au monastère, il lui permit de revenir au bout de quelque temps auprès de son frère. Ensuite Paterne fut ordonné diacre et prêtre par saint Leonce, évêque de Coutances.
Grace à ces deux cultivateurs, un si grand fruit de grâce, né de la semence de la parole, se développa à Scessiac que le fanum du culte profane fut consacré aux troupeaux, et que ce lieu de folie devint la retraite des animaux. Mais la caverne qui avait reçu de tels hôtes commença à se parfumer de l’odeur des plus belles fleurs, de sorte que, sortant de là comme de la maison d’un père et du sein d’une mère, nourris avec tout le nectar de la religion, beaucoup d’essaims de moines se dispersèrent. Enfin, dans les cités telles que Bayeux, le Mans, Avranches, Rennes, beaucoup de monastères furent fondés au Seigneur par saint Paterne, dont la foi éclata par les œuvres, et dont la vie fut consacrée par des miracles.

Aussi un jour à Scessiac, le prêtre Aroaste lui présenta sa servante qui était muette. Alors le saint homme lui prenant les lèvres ne pouvait lui desserrer les dents. Bénissant de l’huile, il en frotta les mâchoires qui rendirent un bruit comme de chaînes brisées, et la jeune fille répondit à ses paroles.

Une autre fois allant de Scessiac à Avranches, il demanda à son frère Scubilion de lui permettre d’emporter deux petites colombes qu’il avait lui-même élevées. Celui-ci refusa en disant : qu’au moins ces colombes me tiennent lieu de ta présence. Paterne lui dit : qu’elles restent auprès de celui qu’elles aiment le mieux. Lorsqu’il fut arrivé à environ dix-huit milles du monastère, au second jour de son voyage, les colombes volèrent vers l’homme vénérable et suivirent ses traces. Ainsi ces oiseaux, en suivant Paterne, avouèrent leur prédilection.

Ensuite, sa renommée se répandant, il fut invité par les grandes prières du roi Childebert à venir à Paris, renfermé dans un char couvert, vers ce glorieux prince. Dans le bourg de Mantes, un enfant avait été mordu par un serpent, et, comme il était sur le point de mourir, l’homme saint s’approcha de lui. Faisant le signe de la croix et versant de l’huile, il le guérit par cet antidote du poison qui avait pénétré dans son corps. Dans ce lieu même on éleva une basilique au nom du Christ en témoignage de ce miracle. Les esprits immondes connaissant son arrivée à Paris s’enfuirent des corps qu’ils obsédaient. Ensuite comme le prêtre faisait une demande au roi, pour le soulagement des pauvres, le glorieux Childebert ordonne à Crescentius, à qui le soin des affaires était confié, de donner au B. Paterne ce qu’il demandait. Celui-ci promettait d’obéir, mais il mentait : étant parti pour la Bourgogne, à l’insu du saint, Crescentius erra, pendant deux jours, frappé de cécité. Reconnaissant sa faute, pour laquelle une obscurité profonde était tombée si soudainement sur ses yeux, étant revenu promptement, il obtint sa grâce, et en même temps que le péché sortait de son cœur, la lumière rentrait dans ses yeux. Plus instruit après sa cécité, il remplit les ordres du serviteur de Dieu, de sorte qu’on pouvait croire qu’il avait plutôt reçu les lumières de l’âme que celles du corps.

Comme Paterne s’acquittait des vertus d’un abbé, à l’âge de soixante ans, et qu’il reposait dans la cellule qu’il avait bâtie à Sessiac, dans une certaine nuit, ce lieu lui sembla inondé d’une clarté merveilleuse, et, venant vers lui, des saints qui étaient allés vers le Seigneur, les évêques Melanius, Leontius et Vigor, l’ordonnèrent pontife par révélation. Alors stupéfait, mais se renfermant en lui-même, il garda le silence, mais il prouva plus tard la vérité de la vision. Car peu de temps après, à la supplication tant du peuple que du prince, il succéda à Avranches au prélat qui mourut. Devenu pontife, il se livra tellement à la restauration des églises, ou à leur complète édification, à la réparation des maisons religieuses ou au soulagement des pauvres, qu’il était admirable en chaque chose et habile dans toutes.

Comme l’homme de Dieu accomplissait sa 13e année de pontificat, le second jour de Pâques, comme il désirait visiter ses frères à Sessiac, il tomba dans la maladie. En même temps Scubilion tomba dans la maladie dans le monastère de Mandane. Ils se dirigent l’un vers l’autre, pour se voir encore avant de sortir du siècle. Alors des envoyés se croisant avertissent Scubilion de venir au-devant de son frère : mais, un bras de mer s’y opposant, il ne put passer pendant la nuit. Cependant comme les saints étaient distans d’environ trois milles, dans la même nuit, le B. Paterne avec son saint frère, dans un noble triomphe, et un heureux voyage, au milieu d’un chœur d’anges, dans une céleste assemblée, exhalèrent de la terre leurs pieuses âmes vers le Christ.

L’évêque Lauto, qui était venu huit jours auparavant à Sessiac pour les visiter, conduisant les funérailles du B. Paterne à la basilique de Sessiac, et l’évêque Lascivius conduisant le corps de Scubilion à la même basilique, comme les deux chœurs faisaient entendre leurs chants, se réunirent en un seul cortége, sans l’avoir prévu ; et ce lien de prière que les saints avaient bâti, ils l’occupèrent également le même jour dans cet heureux voyage, afin que l’accident de la mort ne séparât pas ceux que toujours une même vie avait unis ; et l’un fut enseveli avec l’autre dans le même monument, puisque l’un avait suivi l’autre dans son pèlerinage.

Telle est la vie de saint Pair racontée par Fortunat, que nous voudrions avoir rendue avec la simplicité dont il l’a empreinte : telles sont ces Fleurs des Saints, qui naissaient sans effort et sans culture dans les livres ascétiques des premiers temps, et qu’ont altérées les hagiographes modernes, Surius, en éteignant leurs couleurs, Baillet, en les effeuillant, Rouault, en les enguirlandant de ses fastueux bouquets. Fortunat, poète important dans la littérature de cette époque, où la latinité païenne s’effaçait devant la latinité chrétienne, a consacré la piété de son ami par des vers qui ne sont pas exempts de recherche, mais qui ne sont pas dénués de grâce :

Ad Paternum abbatem.
Hominis auspicio fulgent tua facta, Paterne,
Munere qui proprio te facis esse patrem.
Servilli nostri non immemor omnia praestas,
Et tibi devotis das pia vota libens
Ut bona distribuas modo qui tam promptus haberis
Unde magis praestes, amplificetur opes.
 [4]

Les Annales ecclésiastiques ont encore consacré le nom de saint Pair. Il souscrivit au premier concile de Paris, en 557, avec beaucoup d’illustres prélats. Pair brillait entre tous : Praeter alios sanctitate Paternus conspicuus extitit episcopus Abrigensis.

Le saint le plus renommé de Saint-Pair, après le patron n’est pas saint Scubilion, comme on le pourrait croire : c’est saint Gaud. Ce serait ici le lieu de raconter sa vie ; mais outre que nous en dirons quelque chose en décrivant sa chapelle, elle ne se recommande pas par un caractère original et authentique.

Après que les Paternus, les Scubilio, les Gaudus, les Laudus, les Senator, les Aroastes eurent vécu dans cette Thébaïde, cette terre des ermites et des miracles devint un sol sacré, placé à la limite de deux pagus et de deux diocèses, le but des pélerinages, la terre sainte du pays.

Saint-Pair

Une église s’éleva en l’honneur de saint Pair : Fortunat l’appelait une basilique. Le saint y reposa auprès de saint Gaud et de saint Aroaste. Le corps de son cher Scubilion fut déposé dans le chœur auprès de lui : Ut qui in vita affectu et orationum communione non fuerant divisi in morte non separarentur. Saint Gaud eut aussi son oratoire qu’on voit encore. L’archange saint Michel, dont ce lieu devint la propriété au commencement du Xe siècle, fut honoré dans une chapelle, sur laquelle s’éleva plus tard le presbytère de Saint-Pair : Cameram quam Thomas de Vincheneys fecit fieri supra muros capelle sancti Michaelis. Sur la plage s’éleva la chapelle Sainte-Anne, puis sur un mamelon, au bord de la Mare de Bouillon, la chapelle du Petit-Monastère, ou l’église de Quéron

A saint Pair, dans la fin du VIe siècle, succéda saint Sénier, dans cette dignité d’abbé que Venantius Fortunat attribuait au fondateur. L’histoire ne parle plus du monastère : il est probable qu’il fut absorbé dans celui que saint Aubert fonda sur le Mont Tombe, ou ruiné par les Normands. Toutefois le nom d’Abbatiam sancti Paterni lui restait encore au commencement du XIe siècle.

Au commencement du XIIIe siècle, saint Aubert délivra cette côte d’un dragon : on sait que les bêtes, détruites par les saints, figurent généralement le paganisme aboli, métaphore matérialisée dans la suite par une interprétation littérale. Il s’agit sans doute de quelque reste d’idolâtrie aboli par saint Aubert : en effet, le druidisme persista encore si long-temps qu’il y a des prescriptions contre le culte des pierres dans les Capitulaires de Charlemagne.

Dans le XIe siècle, le diocèse de Coutances fut horriblement ravagé par les Normands. Les églises et les monastères souffrirent surtout de leurs dévastations. Dans le Cotentin ils pillèrent plusieurs abbayes, entre autres celle du Ham : Li Ham aveit riche abbéie. Anno 865, secunda Rollonis ebulliente persecutione tota Neustria... Sacra Constantiensis ecclesia funditus evertitur... Constantinus pagus christicolis vacuus erat et paganismo vacabat.Wace désigne clairement le rivage oriental de la baie comme le champ des ravages des hommes du Nord :

E le rivaige cuntre mont
De si ke en Bretaine sont.

Le monastère de Saint-Pair fut enveloppé dans ces ravages ; car nous le trouvons dans le domaine des ducs de Normandie ; mais les Normands convertis devinrent des chrétiens aussi ardens qu’ils avaient été païens fanatiques. Rollon lui-même fut un bienfaiteur du Mont Saint-Michel, et un de ses petits-fils, le duc Richard II, réparant les torts de ses pères, donna à ce monastère cette terre ravagée par eux, cette localité de Saint-Pair qui faisait partie de ses domaines. Les religieux inscrivirent dans les premières pages de leur Cartulaire, avec l’image solennelle de la donation, la charte que le duc Richard leur octroya en 1022, et dont nous détachons ce qui est relatif à Saint-Pair.

Ego Ricardus... paenas inferni cupiens effugere et paradysi gaudia desiderans habere trado loco S. Archangeli Michaelis sito in monte qui dicitur Tumba abbatiam S. Paterni sitam in pago Constantino quae terminatur ab oriente via puplica (sic) tendente Constancias, a Septemtrione rivulo nomine Venleio, a meridie fluviolo nomine Tarn, ab occasu mari Oceano cum insula que dicitur Calsoi cum terris cultis et incultis, cum ecclesiis et molendinis, cum pratis et silvis...

Ce titre d’Abbaye, appliqué à Saint-Pair, consacrait sans doute plutôt un souvenir qu’un fait actuel, et nous ne le retrouvons plus après cette époque. Quéron rappelait aussi un souvenir monacal, car il était appelé ecclesia N. D. de Parvo Monasterio. Propriété du Mont Saint-Michel, et prieuré de l’abbaye, baronnie, centre religieux entre deux diocèses, but de pélerinages, Saint-Pair s’éleva à un haut degré de prospérité, et devint, sinon une ville, au moins un de ces gros bourgs du Moyen-Age, qui ne différaient des villes qu’en ce qu’ils n’étaient pas clos.

Dans le XIe siècle, Saint-Pair donna un guerrier à la Conquête : il est cité dans la liste rimée de Brompton :

Crenawel et Seint Quentin
Deneroux et Seint Martin
Seint Mor et Seint Léger
Seint Vigor et Seint Per.

Il est probable que ce fut aussi sur ce rivage que furent construites les six nefs que l’abbé Ranulphe envoya en Angleterre avec des moines dont quatre devinrent abbés. C’est à la fin de ce XIe siècle ou au commencement du suivant que fut bâtie l’église dont nous voyons encore des restes et qui fut le développement d’une église antérieure, celle de l’abbatia donnée par Richard. Ce n’est pas rompre la série des faits que de placer ici l’esquisse et l’histoire de cet important édifice.

Eglise

L’église de Saint-Pair s’élève, en face de la mer, sur un petit coteau que baigne la Saigue ou Venlée, et qui, correspondant à la Roche-Gautier, enferme avec elle le terrain plat appelé la Mielle. C’est un des plus beaux sites de ce magnifique littoral qui associe la variété et la grandeur : c’est encore un beau lieu pour la pensée religieuse : une église et la mer, c’est deux fois l’idée de Dieu. La vague vient battre à quelques pas du cimetière : au-dessous de l’église sont les ruines d’un château-fort. Le sol du cimetière s’est considérablement élevé et on descend dans la nef par plusieurs degrés. On reconnaît de loin cette église à sa flèche tronquée, que décapita un ouragan mêlé de foudre, il y a environ soixante ans. La vue de ce cône tronqué, de cette flèche arrêtée dans son élan, est pénible à l’œil et à la pensée.

Cette église offre l’alliance du roman et du gothique. Nous analyserons d’abord la tour, puis la nef, enfin le chœur.

La tour est la partie la plus belle et la plus entière de l’édifice. Elle a tous les caractères d’appareil et de lignes de l’architecture romane, et un ancien manuscrit latin cité par Rouault assigne l’année 1131 pour date à sa construction : « Dans le temps que Henri 1er duc de Normandie, fils de Guillaume-Longue-Épée régnoit glorieusement en Angleterre, sous le pontificat de Richard de Bruère, évêque de Coutances, en l’an 1131, il y avoit un nommé Gautier, curé de Saint-Pair sur la mer, homme très-zélé pour son église, qui exhortait souvent ses paroissiens à faire bâtir une tour ou clocher. Il entendit une nuit une voix qui lui dit de commencer son ouvrage sans se mettre en peine de la réussite. Aussitôt que le jour parut, il alla se prosterner devant l’autel de saint Pair. Ayant fini sa prière, il entra dans l’église un homme autant distingué par sa piété que par sa naissance, nommé G. Piquerelle, son paroissien, auquel il communiqua en secret ce qu’il avoit entendu. » Celui-ci conseilla à Gautier d’en conférer avec son vicaire appelé Pierre. Ce qu’ayant fait, ils gardèrent la chose secrète dans l’espérance que Dieu manifesterait sa volonté. Gautier entendit encore vers le milieu de la nuit suivante la même voix qui lui dit de commencer la tour : « Tu trouveras dans l’église un trésor plus précieux que tout l’or et l’argent du monde. »

Gautier communiqua la chose à ses paroissiens le dimanche suivant ; mais, s’étant élevé un tumulte entre les délibérateurs, l’affaire demeura indécise. Quelque temps après la même voix s’étant encore fait entendre à Pierre, vicaire de Gautier, il n’en fit rien connoître à personne, de sorte qu’on ne pensait presque plus à la tour, lorsqu’il arriva dans la Semaine-Sainte que le vicaire entendit la même voix qui le menaçait de le punir, et au même moment il se sentit frappé au visage jusqu’au sang et il reçut quelque perte dans ses biens. C’est pourquoi il communiqua tout à Gautier qui engagea les paroissiens à contribuer à l’accomplissement de son dessein. A quoi les paroissiens répondirent qu’ils feroieut chacun leur pouvoir pour l’ouvrage que Dieu demandoit. Ce qui fut arrêté le dimanche de Pâques de 1131. Le même manuscrit apprend en même temps le nom de l’architecte : il s’appelait Robert de Haute-Maison.

Il résulte de cette histoire qu’avant ce XIIe siècle il y avait une église sans tour. La charte de Richard, la Vie de saint Pair et plusieurs autres inductions ne permettent pas d’en douter. Cette église n’a pas laissé de vestiges sensibles. Malgré cette charte, l’église de saint Pair n’aurait pas appartenu au Mont à cette époque, si nous en croyions dom Le Roy qui dit que le patronage de Sartilly et de Saint-Pair lui fut donné en 1158 ; mais le Cartulaire ne cite que Sartilly.

Élégante et régulière, revêtue en moyen appareil, cette tour offre un évident caractère d’unité, que déparent toutefois ses quatre clochetons qui ont dû être ajoutés après coup ; mais elle n’apparaît pas dans son port primitif, l’exhaussement du chœur et de la nef ayant dévoré une partie des fausses baies et alourdi son mouvement. Ces fenêtres simulées, d’une courbe gracieuse, rappellent celles des clochetons du portail de Pontorson. Au-dessus s’enfoncent sous leurs profondes voussures quatre belles ouïes géminées dont chaque division est formée par une colonne robuste et trapue. Sous la corniche régne une ligne de modillons sans images, ou rendus frustes par les érosions du vent marin. Sur cette base carrée, s’élance, par une hardiesse encore nouvelle au XIIe siècle, une flèche octogone dont les angles sont accusés par un tore.
La tour elle-même repose sur quatre massifs, sur les faces intérieures desquels s’appliquent deux colonnes élevées, séparées par un pilastre, appuyées à une base simple, mais dont les chapiteaux sont historiés de crosses végétales, de feuilles de chêne, de cônes de pin, de grappes de raisin. En somme, cette tour présente le double caractère de son époque de transition, le roman pur avec ses formes solides, sévères et trapues, représenté par la tour et ses bases, et des élémens de transition qui tendent vers un nouvel ordre de lignes, représentés par la flèche élancée et les colonnes élevées des piliers intérieurs. Quelques plaques de maçonnerie de la nef où l’arète est irrégulièrement dessinée, les pierres angulaires de la face occidentale, la croix ronde du cimetière composent avec la tour les restes de l’époque romane. Mais l’objet le plus antique de cette église, ce sont les fonts baptismaux. C’est une cuve simple, carrée, insculptée de glyphes hiératiques, croix latine, croix de Jérusalem, oiseaux qui rappellent la colombe symbolique. Cette pierre est assurément fort antique, et la plus vieille de l’arrondissement, puisque la Vasque de l’île Saint-Samson, auprès de Pontorson, n’en est pas.

La nef a été refondue à diverses époques. L’époque romane y est attestée par des plaques d’appareil irrégulier en arête de poisson, par deux fenestrelles bouchées, et par quelques pierres angulaires. Sa face occidentale est pleine et opaque, et son gable est légèrement en retrait sur la base. Sa partie intéressante est son porche latéral, voûte ogivale obtuse posée sur des colonnes courtes et ramassées : cette œuvre, d’une transition prononcée, doit être de la fin du XIIe siècle. Par l’effet du temps ou du mouvement du sol, il dévie d’un angle de plusieurs degrés. Profondément enterré, il ressemble à l’entrée d’une crypte, dont il a les formes robustes et trapues. A l’intérieur trois colonnes dégagées, de chaque côté, et deux d’un module plus gros vers la face extérieure, soutiennent la corniche. Sa porte intérieure semble appartenir à la Renaissance : elle rappelle celle de Granville. Un chambranle arrondi qui monte le long de ses jambages se replie en zigzags dans le linteau supérieur, comme si la pierre flexible eût plié sous le faix.

Le chœur appartient à trois époques représentées, la première par les colonnes, la deuxième par la voûte, la troisième par les fenêtres et les contreforts. Ce chœur est vaste et beau : il occupe plus du tiers du plan général. Sur chaque face sont appliquées, à demi-engagées, quatre colonnes d’un caractère de transition, romanes par le fût, gothiques par le chapiteau : c’est la fin du XIIe siècle. La Flore de ces chapiteaux est d’une remarquable élégance, et le granit en est si bien fouillé que le Mont Saint-Michel lui-même n’a rien de supérieur sous ce rapport. Ce sont des couronnes délicatement ouvragées, une filigrane minutieuse où s’agencent harmonieusement des rameaux, des feuilles et des fruits, branches de chêne glandées, pampres d’une végétation luxuriante. Une figure est encadrée dans des touffes de feuillages ; c’est un homme nu suspendu dans ces rameaux enlacés : en face était une figure semblable, mais elle a été brisée. Nous trouvons là ces nudités que la statuaire gothique aimait à mêler, avec ses grotesques, aux représentations ascétiques.
Ces frêles découpures portent des traces de mutilations. La voûte élevée est divisée en trois travées par des arceaux prismatiques, nervures souples et hardiment filées qui s’encorbellent sur des anges, porteurs de phylactères ou d’écussons. Les points d’intersection sont ornés d’une rosace, de deux statuettes, celle de saint Pair et celle de saint Gaud, et par des écussons parmi lesquels brille l’unisson squammé et fleurdelisé du Mont Saint-Michel. La fenêtre orientale, splendide mosaïque autrefois, aujourd’hui bouchée, appartenait, d’après son gable extérieur, à l’époque de la voûte, c’est-à-dire au XVe siècle. Maintenant, une mauvaise toile tient lieu d’une fenêtre où flamboyaient les lignes de l’architecture et les couleurs de la peinture. Au XVIIe siècle appartient le reste du chœur, c’est-à-dire les murs des entrecolonnemens, les fenêtres trilobées, et les trois contreforts à triple étage, objets qui n’ont de valeur que parce qu’ils rappellent l’art d’autrefois.

On lit dans un ouvrage de Rouault : « Pendant le pontificat de Roger, le chœur de l’église de Saint-Pair fut bâti en 1114, comme il paraît par le chiffre gothique gravé avec le mot Dies sur une pierre de tuf qui sert de base à une des arcades ». D’abord un chiffre gothique ne peut dater de 1114, et il n’a dû être écrit que quelques siècles plus tard. Ensuite le caractère indubitable de son architecture refuse au chœur entier cette antiquité ; si cette date a de la réalité, elle ne pourrait s’appliquer qu’au chœur primitif qui a précédé celui-ci, dont la zone la plus antique ne peut elle-même remonter aussi haut.

Dans ce sanctuaire on voit les deux tombeaux de saint Pair et de saint Gaud. Ce sont deux cénotaphes sur lesquels sont couchées les statues des deux saints en habits pontificaux, mitrés et crossés, la tête appuyée sur un coussin affaissé. Elles sont d’un bon travail, et ne paraissent pas antérieures au XIVe siècle : l’inscription gothique, S. Paier et S. Gault, qui est à leurs pieds, ne permettant pas de les reculer beaucoup plus loin. Les manipules semblent être des additions assez récentes. Les crosses sont en bois. Non seulement, dit M. de Caumont, elles sont du même artiste, mais on n’a pas cru devoir leur donner une figure différente d’expression, de sorte qu’on serait tenté de regarder ces deux figures, couchées côte à côte, comme une double représentation du même homme.

On pourrait s’étonner de ne pas trouver de dalles tumulaires dans le chœur d’une église aussi ancienne, qu’administrèrent des prieurs distingués, dont un devint abbé du Mont Saint-Michel. Le Bréviaire du diocèse en donne la raison : Saint Lo conçut un si grand respect pour le chœur de cette église, rempli de corps saints, qu’il défendit d’y inhumer personne.

Toutefois, il y eut une solennelle exception. Quand saint Sénier eut expiré entre les bras de saint Romphaire, celui-ci l’inhuma dans l’église de Saint-Pair, entre saint Gaud et saint Aroaste, devant les tombeaux de saint Pair et de saint Scubilion. Aussi ce chœur, le cimetière des saints, était-il au Moyen-Age le but des pélerinages, et le théâtre des miracles. Saint-Pair et le Mont Saint-Michel étaient les lieux consacrés par leur sainteté, toutefois à des degrés divers, et avec toute la différence qu’il y a entre un bienheureux et un archange. Au Mont, les moines chantaient cette antique prière :

Signifer exercitus Angelorum Michael
Rege nos in prelio fideli patrocinio
Debellaturus hostem apostatam
Ad laudem summi régis et gloriam.
O ierarcha Michael averte a nobis divine
Plagas iraeundie
Et pro caritate rea
Precinctus circa pectus zona aurea
. [5]

A Saint-Pair, on chantait cette hymne du patron, dont deux strophes associaient le double souvenir de la cellule de l’ermite et du siége de l’évêque :

Sunt domus rupes, lapides cubile...
Tuque quam cura propiore servat
Civitas felix, quoties, Abrincae... etc.

Si le chœur de Saint-Pair ne renferme pas de dalles tumulaires, si la nef en renferme peu, c’est que cette paroisse avait, outre son cimetière, un champ de sépulture. Au bord de la route de Quéron, en face de l’ancienne Audience de la Baronnie, est un terrain appelé Chelous, dans lequel on trouve fréquemment de ces sarcophages, si souvent employés pour les sépultures dans tout le Moyen-Age, et que l’on a faussement pris pour une composition, puisqu’ils sont un agrégat de fossiles. Ce sont des cercueils de ce tuf qu’on exploite encore particulièrement à Sainteny, entre Carentan et Périers. Cette pierre ne se trouve que dans ce quartier pour toute la Manche, et on rencontre partout un si grand nombre de ces sarcophages, que ce terrain devait être le théâtre d’une vaste exploitation, d’où les cercueils se répandaient dans toute la Normandie. Nous avons encore vu dans le champ Chelous des fragmens considérables de ce travertin des sépultures.

L’église de Saint-Pair était au Mont Saint-Michel. Les Registres de l’évêché de Coutances détaillent ses revenus, le Livre noir, registre du XIIe siècle, sous une forme concise, et le Livre blanc, Pouillé du XIVe siècle, avec les détails suivans [6]qui annoncent une progression sensible dans la richesse du Prieuré.

En 1154, le prieur de Saint-Pair s’appelait J. de La Porte ; il figure dans une charte de la Luzerne : Fratrem Joh. dictum de Porta, priorem nostrum de S. Paterno supra mare... Priore de S. Paterno tenente visionem divisionum.

En 1250, l’archevêque de Rouen Odon Rigault, visitant les monastères et les églises de la Basse-Normandie, vint à Saint-Pair, et il consigna sur le livre de ses visites le résultat de son inspection : « XVI kal. septembris apud S. Paternum cum expensis prioratus : ibi sunt duo monachi de Monte S. Michaelis in periculo maris ; carnes comedunt et utuntur culcitris ; usum predictorum eisdem interdiximus. Habent in redditibus circa mille libras, de quibus reddunt monasterio suo xL ; octingentas libras debent »

Il visita encore ce prieuré en 1266. Il y trouva deux moines qui y étaient depuis peu. D’après le Livre des Constitutions, le prieuré de Saint-Pair était taxé à 45 liv. vers cette époque.

A la fin de ce XIIIe siècle, le prieur s’appelait aussi Jean de La Porte. C’était un personnage fort distingué, qui devint abbé du Mont Saint-Michel. Il serait intéressant de connaître la série des prieurs de Saint-Pair ; mais l’histoire n’en fournit que de rares élémens. Le dernier prieur distingué fut Rouault, auteur de l’Abrégé de la Vie de saint Pair et de saint Gaud, etc., de la Vie abrégée des Évêques de Coutances, et d’ouvrages ascétiques. Il mourut en 1750.

Saint-Pair avait aussi sa forteresse, qui fut peut-être le berceau du Seint Per de la Conquête. Contigu à l’église et bâti vers le même temps, le château se rattache à l’église par le lien du temps et par celui de l’espace. Ce double rapport amène ici sa description et son histoire.

Château

Le château de Saint-Pair, dont il n’y a que de faibles débris, n’était pas dans une de ces fortes positions naturelles où s’élevaient ordinairement les constructions féodales. Il était sur la pente d’un petit coteau qui limite au sud la mielle de Saint-Nicolas, au-dessous de l’église, près de la mer, et qui est baigné par la rivière de la Saigue ou Venlée. Le moulin est construit avec ses débris. Il y a quarante ans les ruines du château étaient encore considérables : on y voyait des voûtes et des entrées de souterrains où les jeunes gens de Saint-Pair allaient jouer aux cartes. Quelques pans de mur d’une grande épaisseur, d’un ciment un peu friable, qui n’atteste pas une haute antiquité, mais qui appartient peut-être à des reconstructions, consacrent aux regards le souvenir de la forteresse. Le château, qui existait au moins en 1137, appartint d’abord aux ducs de Normandie, ensuite au monastère du Mont Saint-Michel auquel Richard donna l’Abbaye de Saint-Pair au commencement du XIe siècle. Sous ses murs eut lieu un événement important et assez dramatique, peut-être le seul que l’histoire y rattache.

« En 1137, à l’époque des guerres des partisans d’Etienne de Blois et du comte d’Anjou, dans le pays d’Avranches, Richard, surnommé le Silvain, établit un château très-fort à Saint-Pair, et ayant réuni des brigands de toutes parts, après la mort du roi Henri, fit un cruel carnage des peuples du Seigneur. Mais, après qu’il eut long-temps exercé ses fureurs, Dieu, dès qu’il le voulut, le précipita aussitôt de son bras justement vengeur. En effet, comme ce brigand était sorti un certain jour pour se livrer au pillage, une troupe de chevaliers des places voisines vint livrer aux flammes le bourg de Saint-Pair. Alors Silvain, voyant la fumée de cette place, tourna aussitôt bride avec ses compagnons par le même chemin : plus prompt qu’eux il chargea le premier l’ennemi, et, dans cette rencontre, percé d’un coup de lance par un chevalier, il trouva la mort qu’il méritait. Ensuite les chevaliers du roi se rendirent à la forteresse, et exigèrent qu’elle fût remise à leur monarque par la garnison. Comme elle ne voulait pas y consentir, ils lui firent voir le cadavre de Silvain qu’ils jetèrent honteusement devant la porte. Alors la garnison, voyant cette cruelle infortune, fut effrayée : elle se rendit, ainsi que la place, aux gens du roi, garda tristement le silence, et ensevelit le corps du défunt hors du cimetière le long du chemin. »

Il est probablement question du château de Saint-Pair dans une charte du Mont Saint-Michel, de 1220, dont voici le titre : Carta venditionis Roberti Roussel de campo de Castello Willelmo de Gastigny.

Il est encore mention de la place de Saint-Pair dans Richard Seguin, lorsqu’il raconte les guerres du roi de France et de Charles de Navarre au XIVe siècle : « Les Bretons alliés du Comte-Roi occupaient alors Saint-Pair. »

Chapelles et presbytère

Au nom de saint Pair se trouve associé celui de saint Gaud : c’était un évêque de Lisieux qui, quittant son siége pour la vie contemplative, se rendit couvert de haillons à la solitude de Sciscy pour y vivre sous le bienheureux abbé Pair. Ce fut un moment solennel que celui où saint Pair le reçut, en lui disant : « Vous qui êtes le cèdre élevé, vous ne verrez ici que de faibles roseaux, » lorsque les solitaires, Scubilion, Aroaste, Sénier, Semniste, sortirent de leurs grottes pour voir le vieillard, et s’assirent à une table austère avec l’évêque qui leur parla du monde, de l’état de l’église, des martyrs, des tyrans, des démons. Saint Gaud, reçu dans la famille de l’abbé Paterne, se bâtit de ses mains une cellule, laquelle est devenue la chapelle qui porte son nom. C’est là qu’il vécut de la vie des anges, ravi en extase, immobile comme un mort ; c’est là qu’âgé de plus de 80 ans, il expira, sur la cendre, dans les bras de saint Pair, le 31 janvier 530. La chapelle primitive de Saint-Gaud est maintenant une étable. A son pignon, on en a construit une autre plus petite, qui date probablement du XVIIe siècle, et de l’époque 1664, où le corps du Saint fut levé par Eustache, évêque de Coutances.

Cette simple chapelle ne montre à l’extérieur qu’une médiocre ogive, et la nudité presque complète à l’intérieur. On n’y voit plus ce tableau dont parle Rouault, représentant le Saint si exténué qu’il n’avait plus que la peau collée sur les os. Il y avait aussi un reliquaire : le petit focile de la jambe fut donné à la chapelle et cellule Saint-Gaud. Elle existait au moins au XIIIe siècle, car le Cartulaire du Mont renferme une charte de ce siècle relative à cet oratoire : Carta Hoel apud S. Paternum quod renunciavit omni juri quod clamabat in tota terra inter capellam S. Gaudi usque ad mare. C’est sur l’emplacement de cette cabane, mapale, que, selon le Martyrologe de France, se serait établi le monastère de St-Pair. In declivi collis sepultus ubi postea monasterium in ejus venerationem extructum fuit quod, postea dirutum per barbarorum incursus, loco tamen et tumlto tanti viri caelitus diu post perstitit venerandum, expressions plus applicables toutefois à S. Pair et à son église qu’à S. Gaud et à sa chapelle. Sur une colline, entre la Mare de Bouillon et l’embouchure du Thar, où se trouve le Caillou-du-Thar, rocher d’où saint Pair fit jaillir une eau vive, s’élève l’église de Quéron. C’est une grande chapelle, dont on vient d’allonger la nef, sans tour ni transept, couronnée seulement d’un campanier.
Placée au milieu d’une bourgade de pêcheurs, elle est sous l’invocation de Notre-Dame, et n’offre que peu d’intérêt pour l’art et l’archéologie. Quéron, jeté entre la mer et le lac de Bouillon, entre de riantes campagnes et les montagnes sévères du Pignon-Butor, est dans un site admirable de grandeur et de variété. L’église est une annexe de celle de Saint-Pair ; mais Quéron forme une commune. Son nom d’Église du-Petit-Monastère semble indiquer que c’était un des asiles des ermites de Sciscy, et dès une époque très-reculée, un oratoire a dû s’élever sur ce lieu consacré. On a vu par les citations précédentes qu’il y avait une église au moins au XIIIe siècle, puisqu’un manuscrit de ce temps mentionne : Ecclesia N. D. de Parvo monasterio de Queron. Nous trouvons une plus ancienne mention de Quéron dans le Cartulaire de la Luzerne : Unum pratum juxta pratum Geroldi de Cuiron, 1162. Ce nom de Quéron semble être un nom propre normand, assez commun, Caron, ainsi prononcé à la manière saxonne. Il y avait dans la vicomté de Caen une paroisse de Caron aujourd’hui Cairon. D’après le Domesday W. de Caron ou de Carun, possédait dans le Bedfordshire ; une coïncidence remarquable c’est qu’il avait des droits sur un puissant seigneur du pays, Hugues de Beauchamp : Reclamat W. de Caron 40 acras inter planum et sylvam super Hugonem de Belcampo.

En face de cette chapelle, à l’extrémité sud de la ligne de maisons qui bordent le rivage, est un ancien édifice dont la destination n’est guère connue des habitans : pour les uns c’est un temple des Druides, pour les autres c’est le Prêche-aux-Anglais. Cette dernière tradition semble le faire remonter à l’époque de l’occupation anglaise, au XVe siècle : le style architectural confirme la tradition et semble aussi révéler l’usage de cette construction. Ce mélange d’architecture civile et religieuse, de fenêtres ogivales et de gigantesques cheminées révèle le prétoire de la baronnie ecclésiastique de Saint-Pair, qui fut plus tard transporté dans une maison à la porte cintrée qu’on appelle l’Audience, située au bord de la route de Quéron. Une voûte qui s’ouvre sur une face de ce prétoire, et qui ressemble à la porte d’une prison, confirme cette hypothèse.

Dans un pli du rivage de Saint-Pair se cache la modeste chapelle de Sainte-Anne, avec son toit de chaume et sa croisette, seul indice d’un oratoire. D. Huynes en fait mention dans le détail des chapellenies dépendantes du Mont : « La chapelle Sainte-Anne, en la paroisse de Saint-Pair, est tolérée en la jouissance du curé dudit lieu à cause de la modicité de son bénéfice. » On l’appelait anciennement la libre institution et destitution de N. D. du-Petit-Monastère en la paroisse de Saint-Pair. Ces expressions sont la traduction de l’indication que nous trouvons dans un manuscrit du XIVe siècle : Ecclesia Nostre Domine de Parvo Monasterio ubi instituimus et destituimus libere. Il est probable cependant que dom Huynes s’est trompé, ce mot d’ecclesia ne pouvant guère s’appliquer à cette petite chapelle ; mais il n’y a pas à douter qu’il ne s’agisse de l’église de Quéron, lorsqu’on lit dans le Livre des Constitutions : Item nos ibidem (Saint-Pair), instituimus et destituimus libére in ecclesia N. D. de Parvo Monasterio de Queron.

Il existe peu de presbytères anciens, soit que les constructions domestiques soient sujettes à plus de changemens que les autres, soit que dans l’origine on n’ait pas songé à leur assurer la même durée qu’aux édifices religieux. A ce titre le presbytère de Saint-Pair mérite d’être signalé : il est assurément le plus ancien du cercle que nous parcourons, et probablement des deux diocèses. Il est encore intéressant par l’appareil de sa construction : sa face méridionale est bâtie en opus spicatum, et doit dater du XIIe siècle, époque générale de cet appareil, qui se continua jusque dans le XIIIe. Ce qui explique la durée de ce presbytère et le soin apporté à sa construction, c’est que le prieur de Saint-Pair fut logé dans une chambre sur la chapelle Saint-Michel : cameram quam Th. de Vincheneys fecit fieri supra capellam S. Michaelis. Après le XIVe siècle, la chapelle fut changée en un presbytère qui est allé se développant, et qui s’est complété par la maison curiale actuelle. Ce presbytère nous rappelle les prieurs de Saint-Pair, qui étaient assez illustres pour devenir abbés du Mont Saint-Michel, et en particulier les deux Jean de La Porte, Math. d’Espigny et Rouault.

Saint-Pair est donc une localité riche en monumens et en souvenirs. Elle renferme encore un grand nombre de fiefs et de villages qui ne peuvent être omis, parce qu’ils sont mentionnés dans les chartes, et que cette mention complète notre étude en attachant un souvenir à chaque coin de terre, et en ajoutant des traits de plus à la physionomie du passé. Cette baronnie de Saint-Pair était la terre de Saint-Michel : il n’y avait guère de lieu qu’un acte solennel n’eût ajouté aux domaines de l’Archange. L’Inventaire de ces chartes renfermées dans l’Armoire énumère les titres de la baronnie de Saint-Pair, dont nous extrairons ceux de la paroisse, en les annotant : [7]

  • Cyrographum de S. Paterno dato nobis a Ric.do duce Norn. (Quere in armariolo montis.)
  • Littera de Nundonis S. Paterni.
  • Recognitii Nicholai de Maleis.
  • Venditio quam fecit W. filio Fulconis de Gastign.
  • Carta Thome de Bosco super consuetudinem nemoris de Pratellis.
  • Carta Petri Pagani de terra que vocatur Fraiche quant vendidit W. filio Fulc. de Gastign.
  • Carta Thome Hoel de parochia S. Paterni et pro piscana in feodo suo facienda.
  • De venditione feodi Arturi.
  • Littera piscatus de S. Paterno super decimis ostreorum.
  • Carta de angulis nemoris de Pratellis.
  • Carta Nicholai Maleis de piscibus ad Tardum.
  • Confessio de Joh. Tesson (quil na point de droit de prise de poisson en la baronnie de S. Paer).
  • Littera de Atachia exagiorum molendini de Tar.
  • Littera ut Judei non morentur apud S. Paternum.
  • Quod in toco de Prestot non debet novum molendinum fieri.
  • Carta Thome Pagani et Petri Pagani super bonis quae dederunt W. filio Fuleonis de Gastignie.
  • Littera super personatu ecclesie S. Paterni supra mare.
  • Carta Thome Hoel in parochia S. Paterni.
  • Copia cum sigillo baillivie Cost. sup. lesturion in baia S. Paterni.
  • Littera Rob. de S. Paterno propter eccliam S. Pancracii.
  • Carta de concordia facta... et Hoellum de S. Paterno.
  • Carta de motendino de Tarno...
  • Carta quod prioratus de S. Paterno non debet solvere annualia.
  • Litiere heredum de Gastigne de jure quod habebamus in molendino de Quinquenpoist.
  • Littera vendicionis W. Boucherot cujusdam domus sitae apud S. Paternum.
  • Normandus de Chaunei deb. servit. guerre.
  • Littera cujusdam pecie terre justa manerium de S. Paterno.
  • Littera vie que est ante manerium S. Paterni et divisiarum ejusdem.
  • Littera de collatione ecclesie de S. Paterno.
  • Venditio Thome de Capella Thome Letelier super tenentes justicia exerceri in parochia S. Paterni.
  • Littera regis contra Girardum de puteo in parochia S. Paterni.
  • Carta pacis de manerio Petri de Angotmesnil.
  • Cyroqraphum de masura Andree Boutelou super Tharn.
  • Carta Nicholai de Verdun de Croen et de S. Paterno.

Déclin de Saint-Pair

La décadence de Saint-Pair date du XVe siècle et de l’occupation anglaise, du moment où Granville fut bâti par les Anglais. Granville absorba la population de Saint-Pair, et les Français, maîtres de cette place, y firent transporter les matériaux des édifices civils de Saint-Pair, y établirent son marché et ses coutumes. Cette abolition d’une ville, au profit d’une ville voisine, et sa translation matérielle, sont un fait assez rare dans l’histoire. Il est raconté dans cette charte de Louis XI :

« Louis comme nostre cher et feal cousin le cardinal d’Estouteville commendataire de nos bien amez les religieulx de labbaye du M. S. Michel au peril de la mer se fussent puis retirez par devers nous et nous eussent exposez que pour les temps des dernieres guerres les Angloys nos anciens adversaires ont tenu et occupe en nostre pays de Normandie la place de Granville assise en leur baronnie de S. Pair et tenue deux a cause dicelle baronnie a este remparee et fortifiée par le sire de Scales angloys lors capitaine pour nostre adversaire dAngleterre dudit lieu de Granville et depuis que ladite place a este prise et recouvree sur nos ennemis et quelle a este remise et reduite en nostre obeissance a quoy faire les diz exposans mirent et employerent largent de ladite abbaye les capitaines officiers et gens de guerre de nostre obeissance estant en garnison en icelle prirent au bourg de S. Pair les bois halles et cohues dudit lieu ensemble les couvertures des maisons pierres de taille et géneralement toutes les autres matieres et choses propres et servant a edifier et firent le tout porter au dit Granville pour eux loger et toujours augmenter croistre et fortifier ladite place et en outre depuis et par les diz capitaines et officiers et gens de guerre fust soustrait et oste dudit lieu de S. Pair.... »
Un très bel et notable marche qui seoit et avoit coustume venir au dit lieu de S. Pair par et aucune semaine au jour de samedy duquel marche la coustume estoit baillée par lesdiz exposans au profit de leur église... comme dy avoir et prendre des poids et mesures tant du bled et vanernage que des aulnages la punition correction et amendes des delinquans et en plusieurs autres droits franchises et libériez en outre ce avoient au Roc aussi autour dicelle place de Granville plusieurs héritages en fonds de terre dont ils estoient propriétaires... a cause de toutes denrées qui estoient vendues et distribuées en la place de Granville tant aux jours de certaines assemblées de gens qui sy faisoient aux festes Nostre Dame que autrement. »

Telle fut la fin de la prospérité politique d’un lieu dont un savant a dit : « Saint-Pair montre encore dans le tracé de ses rues, dans les restes de murs qui attestent une étendue considérable, tout ce qui rappelle une cité détruite. » La ville du XVe siècle absorba l’antique localité des Gaulois, des Romains, et du Moyen-Age, qui ne garde plus guère que des ruiues et des souvenirs.

Quelques poètes

Saint-Pair a donné son nom et probablement le jour à un trouvère, moine du Mont Saint-Michel dans la seconde moitié du XIIe siècle, Guillaume de Saint-Pair, auteur du Roman du Mont Saint-Michel. C’est en vers français l’histoire de la fondation de son couvent, de ses abbés et des miracles de l’Archange. Mais suivant le poète, son ouvrage n’est qu’une traduction d’une histoire latine, probablement de celle que renferme le manuscrit n° 34 attribué au chanoine de Saint-Aubert. Nous ne connaissons ce Trouvère que par le jugement et les extraits de M. de La Rue. Ces extraits sont trop précieux pour nous, pour que nous omettions de les reproduire. Le premier est la peinture de l’ancienne position du Mont Saint-Michel, que nous avons déjà citée :

Dessous Avranches vers Bretaigne
Qui tous tems fu terre grifaine
Ert la forest de Quokelunde
Dunt grant parole est par le munde
Ceu qui or est mer et arcine
Eu i cela tems ert forest pleine
Cu qni or est mer et areine
En i cel tems ert forest pleine
De mainte riche veneison,
Mes ore il noet li poisson,
Dune peast len tres bien aler
Ni estuest ja crendre la mer
DAvrenches dreit a Poelet
A la cité de Ridolet.
En la forest avait un Mont, etc.

Guillaume de Saint-Pair vivait du temps de Robert de Thorigny, le plus illustre abbé du Mont Saint-Michel :

Uns jouvencels, moine est del Mont
Deus en son regne part li dunt,
Guillelme a non de S. Paier
Escrit en cest quaier,
El tems Robeirt de Thorignie
Fut cest roman fait et trove.

C’était à l’ombre des cloîtres que florissait la poésie : et c’est surtout alors sous le glorieux et savant abbé Robert que les lettres eurent leur grande époque au Mont Saint-Michel. Les monastères étaient l’unique refuge de la poésie, et comme le disait un moine de cette abbaye :

Kalendre chante plus en cage
Quil ne ferait au vert boscage.
Aussi sert plus Dieu et honoure
Gil qui en la cage demoure.

Le moine du Mont Saint-Michel ne pouvait pas oublier les pélerinages de son monastère, qui était un des trois grands buts religieux du Moyen-Age, et que visitèrent en pèlerins les ducs de Normandie, les rois d’Angleterre et de France. Il peint les bruits joyeux de ces voyages, et l’abondance qui régnait sur leur route ou sur les voies montoises :

Les meschines et les vallez
Chescuns d’els dit vers ou sonnez,
Neis li viellart, revunt chantant
De leece funt tuit semblant...
Cil jugleor la ou il vunt
Tuit lor vieles traites unt
Lais et sonnez vunt vielant,
Le tens est béals, la joie est grant,
Cors et boisines et frestcals
Et fleustes et chalemeals
Sonnoient, si que les montaignes
En retintoient et les pleignes,
Rues ont fait par les chemins,
Plenté i ont de divers vins,
Pain et pastes, fruit et poissons,
Oisels, oubleies, veneisons,
De totes pars aveit a vendre. etc.

Le Roman du Mont Saint-Michel est le seul ouvrage qu’on connaisse de G. de Saint-Pair : il dit l’avoir composé pour les pèlerins. Le manuscrit qui le renfermait passa en Angleterre pendant la Révolution.

Ce jouvencel, moine sous l’abbé Robert mort en 1186, fut presque contemporain d’un autre poète du pays, dont nous avons parlé, et sur lequel nous avons de plus amples renseignemens dus aux recherches de M. de Pirch, Henri d’Avranches. Le roi d’Angleterre Henri III, dont la seule qualité fut le goût pour la littérature, revenant d’un voyage en Guyenne, rencontra en Normandie un poète appelé Henricus de Abrincis. Il l’emmena à sa cour avec le titre de versificateur. En qualité de chef de l’Académie littéraire du roi, et en vertu de son mérite poétique, il était appelé Magister. C’est sous ce titre que le cite un article de l’Echiquier pour le paiement de sa pension : Rex thesaurario et canneriis salutem. Liberato de nostro thesauro nobis magistro Henrico de Abrincis versificatori centum solidos qui ei dcbentur de arreragiis stipendiorum suorum. Et hoc sine dilatione et difficultate faciatis, licet scaccarium sit clausum. Cette citation révèle en même temps les embarras financiers du roi. Pour faire de l’argent, Henri vexa d’une manière inique ses sujets, et souleva contre lui le clergé et ses barons. Il chargea son versificateur de le venger et de faire une satire violente contre cette noblesse rebelle. Cette arme fut impuissante contre les barons bardés de fer et d’ignorance. Cependant Henri fut content de son poète et créa pour lui un titre littéraire : il le nomma Archipoète du roi, et cette fonction devint plus tard celle de poète lauréat qui existe encore en Angleterre.
Cette faveur augmenta encore la colère des barons et surtout des moines. Dans cet état d’agitation, Henri d’Avranches eut l’audace de lancer une nouvelle satire, et tous ceux qui ont parlé de la controverse le regardent comme l’aggresseur gratuit. Il se trouvait dans cette pièce quelques traits dirigés contre les habitans de la province de Cornouailles ou Cornubia. Un moine nommé Michel Blan-pain, d’origine française, mais né Cornubien, dont le nom avait été saxonisé en Blaun-paine, ou Blank-pain ou même en Blanken-payne, prit la défense de sa patrie. Il répondit à l’archipoète par une satire de plus de deux mille vers d’une violence excessive. Cette pièce eut un retentissement prodigieux. De toutes parts, évêques, abbés, moines vinrent en entendre la lecture publique et solennelle.

Vide d’idées et de poésie, le poème de Blan-pain est, il faut l’avouer, d’une richesse de calembourgs, et d’une verve d’injures grossières, qui a son originalité. Nous doutons que Henri d’Avranches, dont les vers n’ont pas été retrouvés, ait porté dans l’attaque la vigueur que son adversaire met dans la riposte, et nous croyons qu’il dut se repentir d’avoir appelé le Cornwall, mundi postrema cloaca. Historien et descripteur de l’Avranchin, nous avons cherché, mais en vain, dans le poème de Blan-pain des traits qui pussent peindre Henri d’Avranches et suppléer à ses œuvres jusqu’ici ignorées. Nous n’y avons trouvé que ce portrait fantastique et grotesque qui du moins donne le ton du poème et le caractère de la satire du Moyen-Age :

Est tibi gamba capri crus passeris, et lutus apri,
Os leporis, caluli nasus, dens et gena muli,
Frons vetule, tauri caput, et color undique mauri,
His argumentis, quibus est argutia mentis
Quod non a monstro differs satis hoc tibi monstro.
O male ribalde...

Toutefois M. de Pirch suppose que les vers suivans pourraient être un fragment de la satire de Henri d’Avranches, et le passage qui servit de prétexte à la diatribe de son adversaire :

Terga (ferarum Titanibus) dabant vestes, cruor haustun, pocula trunci,
Antra lares, dumeta thoros, cacnacula rupes,
Praeda cibos, raptus venerem, spectacula caedes,
Imperium vires, animos furor, impetus arma....
.......Sed monstrorum plurima tractus
Pars erat occidui, terror majorque premebat,
Te furor extremum Zephiri Cornubia limen.

La mention de ces poètes clôt notre étude sur les riches matériaux de l’histoire de Saint-Pair. Il n’a manqué à cette localité aucun des élémens du passé et son souvenir est plein de tous les charmes de l’antiquité et de la poésie. Toutefois Saint-Pair, outre l’originalité de son histoire, a un caractère propre. L’histoire des guerres, histoire monotone à force d’être commune, attriste toujours les tableaux du conteur et de l’archéologue : Saint-Pair, la terre religieuse et légendaire, n’offre point le souvenir des luttes sanglantes des hommes et ne rappelle que des saints, des légendes, des miracles, des poètes.

Source :

Notes

[1] NDLR : les titres des paragraphes ou chapitres ne figurent pas dans le document de Edouard Le Héricher

[2] NDLR : Alaunium : Valognes, et Condate : Rennes

[3] NDLR : ou saint Pair

[4] NDLR : autre épigramme (également en latin) non reproduite

[5] NDLR : quelques mots peuvent être mal orthographiés.

[6] NDLR : détails en latin non reproduits.

[7] NDLR : notes non reprises dans ce document