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LE GENTIL DE LA GALAISIÈRE - bio ancienne


BIOGRAPHIE. [1]

LE GENTIL DE LA GALAISIÈRE.

Nous allons esquisser la biographie d’un des hommes les plus célèbres et du savant le plus illustre dont le département de la Manche s’honore d’avoir été le berceau.

Guillaume-Joseph-Hyacinthe- Jean-Baptiste Le Gentil de la Galaisière vint au monde à Coutances 1e 12 septembre 1725. Destiné par ses parents à l’état ecclésiastique, il commença ses études dans sa ville natale où il ne brilla pas, et alla faire son cours de théologie à Paris. Mais sa vocation ne l’appelait point à suivre la carrière dans laquelle l’autorité paternelle le poussait. Ayant un jour entendu J.-N. Delisle au collège royal, il se prit tout-à-coup de passion pour l’astronomie, et cette science devint l’unique sujet de ses études, malgré sa famille qui ordonna, conjura, menaça. Dominé par l’amour des astres, rien ne put le faire revenir à la théologie ; il était né pour braquer un télescope dans l’espace, et non pour porter la soutane. Comme tant d’autres hommes célèbres, Le Gentil devait s’illustrer sur un théâtre tout opposé à la profession que ses parents voulaient qu’il embrassât.

Bientôt ses connaissances astronomiques le firent remarquer ; elles lui valurent la bienveillance du savant Cassini. Son application le rendit en peu de temps mathématicien ; les mathématiques lui ouvrirent le domaine céleste : à 25 ans il était un astronome habile ; et trois ans plus tard , en 1753, son savoir et ses travaux lui avaient fait un nom assez recommandable pour qu’il fût admis, à titre d’associé , à l’Accadémie des sciences, qui comptait alors parmi ses membres , Buffon , d’Alembert , Cassini , La Condamine, Jussieu, d’Aubenton, célébrités dont la gloire illustrait le nom français dans le monde entier.

Le Gentil ne fut pas pour la corporation qui le reçut dans son sein un de ses membres inutiles qui comptent seulement pour le nombre ; il enrichit les mémoires de l’Académie d’observations importantes et de savants traités sur différents points d’astronomie.

Voici la liste des principaux mémoires publiés par Le Gentil de la Galaisière, avant son départ pour les mers de l’Inde :

  • Observation de la conjonction inférieure de Vénus avec le soleil, arrivée le 31 octobre 1 ?51 ;
  • Observation de la conjonction écliptique de Mercure avec le soleil, arrivée le 6 mars 1753 ;
  • Observations de l’éclipse de Vénus par la lune, le 27 juillet 1753 ;
  • Dissertation sur le diamètre apparent du soleil, et sur les précautions que l’on prend ordinairement pour le regarder.
  • Table des oppositions de Jupiter et de Saturne avec le soleil, depuis 1733 jusqu’à 1755 ;
  • Remarques sur la grandeur du demi-diamètre de l’ombre de la terre dans les éclipses de lune, à l’occasion de l’éclipse du 27 mars 1755,
  • Observation de l’éclipsé de lune du 27 mars 1755 ;
  • Remarques sur un mémoire de Halley, en ce qui concerne le Saros chaldaïque, avec remarques sur l’éclipse de soleil prédite par Thalès. (Ce mémoire, le plus important travail publié jusqu’alors par l’auteur, est traité avec une hante érudition et une rare sagacité) ;
  • Observations sur deux arcs-en-ciel singuliers, vus à Paris le 27 juin et le 18 novembre 1756 ;
  • Recherches sur l’obliquité de l’écliptique, et remarques sur le système du chevalier de Louville ;
  • Recherches sur la position des principaux points de la théorie des planètes, publiées en trois mémoires ;
  • Observations sur l’étoile changeante X du cou du Cygne.

Le Gentil était depuis long-temps employé comme astronome à l’observatoire de Paris, lorsque l’Académie des sciences le proposa à Louis XV, en 1759, pour aller à Pondichéry observer le passage de Vénus sur le disque du soleil, passage rare et célèbre qui devait arriver le 6 juin 1761.

Le duc de la Vrillière, secrétaire d’état, fit expédier les passe-ports et donner les ordres nécessaires pour le voyage de l’astronome. Celui-ci se mit en route, après avoir fait sur l’objet de sa mission un mémoire qui parut dans le Journal des Savauls du mois de mars 1760.

Le Gentil se rendit à Lorient, où il s’embarqua pour l’Ile-de-France, à bord du vaisseau de la compagnie des Indes le Berryer, de 5o canons, qui mit à la voile le 26 mars 1760. De nombreuses observations sur la détermination des longitudes par l’angle horaire de la lune, et sur la variation de la boussole, par les azimuths et les hauteurs correspondantes, occupèrent l’astronome pendant la traversée. Le Berryer mouilla à l’Ile-de-France le 10 juillet, après 107 jours de mer.

En débarquant, Le Gentil apprit de Desforges, gouverneur de la colonie, que la guerre entre les Français et les Anglais était très-vive dans l’Inde, et que par suite de cet état de choses il aurait beaucoup de peine à se rendre à Pondichéry. Ce contre-temps l’inquiéta. Il espérait néanmoins trouver une occasion de passer à la côte de Coromandel : six mois d’attente se passèrent ; l’occasion ne s’offrit point. Cependant l’époque du passage de Venus devant le soleil approchait. L’astronome était dans l’anxiété la plus pénible. C’est alors que, comme dernière ressource et pour ne pas perdre tout-a-fait son voyage, il forma le projet d’aller à l’île Rodrigue , à cent lieues au vent de l’Ile-de-France, quoi qu’il fût fort douteux qu’on pût voir à Rodrigue l’entrée de Vénus sur le soleil.

Déjà Le Gentil faisait ses préparatifs de départ pour se rendre à Rodrigue, où il se fût rencontré avec l’astronome Pingré, lorsqu’une frégate , arrivant de France, apporta des ordres aussi importants que pressés pour nos possessions de la presqu’île de l’Inde. Desforges expédia promptement la frégate la Sylphide pour porter ces dépêches à Pondichéry. Le Gentil passa sur ce bâtiment qui partit de l’Ile-de-France le 11 mars 1761.

Ce voyage fut malheureux pour notre astronome. La Sylphide, arrêtée par le calme, contrariée par les vents, erra pendant cinq semaines dans les mers d’Afrique ; et lorsqu’elle parut devant Mahé, le 24 mai, ce fut pour apprendre que cette place et Pondichéry venaient de tomber au pouvoir des Anglais. La frégate s’éloignant sous toutes voiles, alla’ mouiller à Punta-de-Galle, sur la côte de Ceilan , où les Hollandais lui confirmèrent la nouvelle de nos désastres.

La mission de la Sylphide devenant dès-lors inutile, le commandant de ce bâtiment crut devoir quitter au plus vite ces parages, malgré les vives instances de Le Gentil, qui avait voulu à tout prix débarquer au Coromandel. La frégate appareilla le 3o mai pour retourner à l Ile-de- France. Un grand frais favorisa sa marche ; bientôt elle fut loin des côtes de l’Inde.

Le 6 juin, à l’instant du passage de Vénus sur le disque du soleil, la Sylphide se trouvait par 5° 45’ de latitude S. et 87° 15’ de longitude E. Ainsi ce fut au milieu de l’Océan indien, sur le pont vacillant d’un navire, que Le Gentil observa, le moins mal possible, le fameux passage de Vénus. Ce contre-temps désola l’astronome, qui avait fait 4,000 lieues pour observer ce qu’il ne fit que voir. Il revint découragé à l’Ile-de-France, le 23 juin.

Son dessein était de repasser en Europe. Mais pour que son voyage fût de quelqu’utilité, il résolut d’aller déterminer la position de la cote orientale de Madagascar, île immense que les Français fréquentaient beaucoup à cette époque. Cette opération demandait du temps ; elle était d’une exécution pénible et difficile. Ces obstacles ne rebutèrent point Le Gentil, qui ne manquait ni de patience ni de courage. Il se décida enfin à attendre, en s’occupant de ce travail, un second passage de Vénus, qui devait avoir lieu le 3 juin 1769.

Ce séjour de huit années dans des parages alors peu connus, fut employé par le savant académicien, à enrichir le domaine des sciences de connaissances nouvelles sur la géographie, l’histoire naturelle, la physique, l’astronomie, la navigation, les vents et les marées. Dans trois voyages à Madagascar, il visita le fort Dauphin, Foulpointe, l’île de Sainte-Marie, la baie d’Antongil , et détermina la position géographique de ces lieux, qui n’avait point été fixée. Il se rendit aussi à l’Ile-de-Bourbon. Ces courses et les travaux qui en étaient l’objet le conduisirent jusqu’à l’année 1765.

11 était temps alors de penser au second passage de Vénus. Le Gentil calcula ce passage pour l’Inde, et reconnut que Manille était l’endroit le plus favorable pour l’observer. La difficulté était de passer aux îles Philippines. Un hasard heureux applanit cet obstacle. Le vaisseau espagnol le Bon-Conseil, allant de Cadix à Manille, vint relâcher à l’Ile-de-France. Le Gentil se lia avec don Juan de Caseins, commandant de ce vaisseau. Caseins n’eut pas plutôt connu le projet de l’astronome, qu’il lui offrit passage à son bord. Le Gentil quitta l’Ile-de-France le 1er mai 1766, avec l’intention de revenir en Europe par Acapulco, et d’achever ainsi le tour du monde. Il arriva à Manille le 10 août suivant.

Un trois-mâts, mouillé à Cavité, était prêt à mettre à la voile pour les iles Mariannes. Le Gentil allait s’embarquer sur ce navire, sans don Juan de Caseins qui le détermina à rester à Manille, et fort heureusement pour lui, car le trois-mâts se perdit corps et biens en sortant du détroit des Philippines.

Notre astronome se livra à de nombreuses observations à Manille, climat tout nouveau pour la science, et fit un mémoire sur la longitude de cette ville, qu’il adressa à Madrid, à don Julien de Arriga, ministre secrétaire- d’état de la marine et des Indes.

Le 10 juillet de l’année suivante, Le Gentil reçut par le galion le San-Carlos, venant du Mexique, une lettre de l’astronome Lalande, qui le détermina à se rendre à Pondichéry pour y observer le passage de Vénus. Un bâtiment portugais, venant de Macao, et retournant à Madras, le prit à son bord, où il s’embarqua le 2 février 1768, après un séjour de 18 mois à Manille. Cinquante jours de mer lui suffirent pour se rendre à Pondichéry ; il y attérit le 27 mars. Personne ne l’y attendait.

Law de Lauriston, successeur de l’infortuné Lally, dans le gouvernement de nos possessions de l’Inde, accueillit parfaitement le voyageur. Il lui fit élever un observatoire grand et commode sur les ruines de l’ancien fort de Pondichéry , où l’astronome se logea pour être plus à portée de son travail.

Les Anglais lui envoyèrent de Madras un excellent télescope achromatique ; Lalande lui expédia de Paris plusieurs instruments nouveaux ; et bien avant le 3 juin, il était tout préparé pour l’observation du passage de Vénus.

Ce passage, si impatiemment attendu, arriva enfin. Mais, par une nouvelle fatalité, le temps qui, pendant un mois entier, avait été pur, changea tout-à-coup dans la matinée du 3 juin- Une espèce de coup de vent s’éleva dès l’aurore ; le beau ciel de Pondichéry se couvrit d’un voile de nuages. Vénus devait sortir de dessus le soleil à sept heures du matin ; à sept heures et demie, lorsqu’il n’était plus temps d’observer, le brouillard se dissipa : le reste du jour et les jours suivants furent parfaitement beaux. Ce tourbillon, qui s’étendit comme à point nommé sur toute la côte de Coromandel, à plus de 30 lieues dans les terres, paraissait être venu tout exprès pour frapper de nullité le zèle de l’astronome, et lui ravir le fleuron de gloire qu’il poursuivait à travers les mers, depuis tant d’années. « Mais c’est-là, dit Le Gentil lui-même, le sort qui attend souvent les astronomes. J’avais fait près de 10,000 lieues ; il semblait que je n’avais parcouru un si grand espace de mers, en m’exilant de ma patrie, que pour être spectateur d’un nuage fatal, qui vint se présenter devant le soleil, au moment précis de mon observation, pour m’enlever le fruit de mes peines et de mes fatigues. — Pendant que le soleil me traitait ainsi à Pondichéry, il offrait l’aspect le plus serein à Manille, comme je l’ai appris depuis. »

Ni l’adversité, ni les maladies, rien ne rebutait Le Gentil. Il fit au Coromandel de nombreuses observations scientifiques sur différents objets mal expliqués ou peu connus, éclaircit les uns et rectifia les autres. Voué tout entier au progrès des sciences, tantôt il s’occupait de physique, tantôt d’histoire naturelle, et toujours d’astronomie.

On sait que les Brames sont les dépositaires exclusifs de l’astronomie indienne, que leurs calculs astronomiques sont un secret réservé à leur caste, et que, jaloux d’un tel privilège, ils ne communiquent pas aux étrangers cette science dont ils font remonter l’origine au berceau du monde. Ce que Le Gentil avait entendu dire de l’astronomie bramine piqua sa curiosité. Ayant reçu la visite d’un astronome indien, il lui fit calculer en sa présence une éclipse de lune ; ce qu’il exécuta avec une vitesse et une facilité singulière, sans plume ni crayon, en se servant de cauris, rangés sur une table comme des jetons, selon l’usage des brames qui calculent ainsi et se trompent rarement. L’opération se trouva juste ; elle ne lui avait pas coûté trois quarts d’heure. Ce résultat surprit l’académicien français : il voulut connaître cette méthode expéditive de calculer les phases d’une éclipse.

A l’aide d’un Brame de Tirvalour, qui lui donna des leçons par interprète, et d’un tamoult chrétien, il réussit à calculer les éclipses à la manière indienne. Mais que de patience et de travail ne lui fallut-il pas pour percer le mystère qui entoure cette science, pour soulever le voile qui la couvre à l’œil du vulgaire et de l’étranger ! Car c’est quelque chose de difficile à apprendre pour un Européen, que les règles de calcul astronomique des Brames, formulées en vers énigmatiques qu’ils savent par cœur et qu’ils n’écrivent point.

Tout ce que Le Gentil put apprendre de l’astronomie des Indous, et il parvint à la bien connaître, se réduisait, dit-il, à cinq points principaux : l’usage du gnomon, la longueur de l’année, la procession des équinoxes, la division du zodiaque en 27 constellations, et le calcul des éclipses de soleil et de lune. Avec ces connaissances dignes de fixer l’attention, et respectables par leur ancienneté, les Brames ne savent rien touchant les comètes, qu’ils prennent pour des signes de la colère du ciel. Ils calculent, mais ils n’observent point.

Une découverte d’une haute importance, que fit encore Le Gentil, et qu’il a développée dans une savante dissertation, c’est l’affinité de principes, la conformité qui existe entre l’astronomie des Brames et celle des anciens Chaldéens. Les principales périodes de l’astronomie bramine, et dont les autres périodes dérivent, sont de 60 ans et de 3,000 ans, périodes fondamentales absolument semblables au néros et au saros de l’astronomie chaldaïque, et exactement renfermées comme elles dans le cycle de 24,000 ans, provenant du mouvement annuel des étoiles de 54 secondes en longitude.

Riche de découvertes et d’observations précieuses, Le Gentil se disposa enfin à revenir en Europe. Il s’embarqua en conséquence à Pondichéry, le 1er mai 1770, sur le vaisseau le Dauphin. Mais le mauvais état de sa santé ne lui permit pas d’accomplir le voyage à bord de ce bâtiment ; il lui fallut rester à l’Ile-de-France pour se rétablir.

Pendant son nouveau séjour dans cette colonie, le commissaire-ordonnateur l’engagea avec instance à faire le voyage d’Otaïti, sur un navire qu’il allait y envoyer en mission. L’amour des sciences était grand chez Le Gentil, dix ans passés dans l’Inde le prouvaient ; cependant il refusa d’aller en cette île éloignée. Son absence s’était assez prolongée ; il voulait revoir sa patrie.

Vers la fin de juillet de la même année, le vaisseau l’Indien, attendu depuis long-temps, vint mouiller à l’Ile-de-France. C’était un bâtiment de la Compagnie des Indes ; il arrivait du Malabar et retournait en France. Le Gentil prit passage à bord de ce navire, où se trouvait aussi comme passager un officier du génie qui devait un jour se placer au premier rang des écrivains français ; cet homme encore inconnu, mais que sa destinée appelait à une si grande célébrité, était Bernardin de Saint-Pierre ! Le futur auteur de Paul et Virginie revenait s’illustrer dans sa patrie, après deux ans de service à l’Ile-de-France.

L’Indien mit à la voile dans la soirée du 20 novembre 1770 , et le lendemain il mouilla à Bourbon, dans la rade de St-Denis, pour compléter son chargement.

On était alors dans a saison des ouragans, fléaux si communs dans ces parages. L’Indien devait payer tribut à cette rage effroyable des vents- Le 2 -décembre , à midi, la brise fraîchit, le ciel se chargea prodigieusement. On donna de terre, aux navires au mouillage, le signal du départ, en hissant le pavillon et tirant deux coups de canon. L’Indien coupa son cable et partit vent arrière sous quatre voiles majeures. Plusieurs de ses passagers se trouvaient en ce moment à terre, entr’autres Bernardin de Saint-Pierre ; Le Gentil était resté à bord. Sur les trois heures, l’ouragan se déclara avec un bruit épouvantable et une violence extrême ; tout entra en convulsion- Des lames hautes comme des montagnes tombaient continuellement sur le pont du vaisseau qu’elles balayaient en se brisant en écume. Ce frénétique délire des éléments ne cessa qu’au jour- L’Indien perdit dans cette nuit affreuse son gouvernail, son beaupré, son mât de misaine, sou grand mât de hune et celui de perroquet de fougue, qui s’abattirent d’un seul coup. Ainsi désemparé et faisant eau de toutes parts, le vaisseau resta pendant un mois à la merci des flots sans pouvoir regagner l’Ile-de-France. Il y rentra le 1er janvier 1771.

Ce fâcheux contre-temps affecta Le Gentil, qui avait le plus vif désir de repasser promptement en France, où la mort de sa mère et des affaires de fortune rendaient sa présence nécessaire. Il avait appris à Pondichéry que ses héritiers du Cotentin, « pays où l’on est toujours habile à succéder « , avaient répandu le bruit de sa mort, et qu’ils voulaient s’emparer de son bien. Mais d’autres contrariétés attendaient l’illustre voyageur*

Débarqué du vaisseau l’Indien, qui ne pouvait pas de sitôt reprendre la mer, il lui fallait trouver un autre navire pour prendre passage à bord. Ce qui serait si facile de nos jours, lui suscita mille tracasseries de la part du gouverneur de l’Ile-de-France, qui ne voulut ni le faire embarquer sur un vaisseau français, ni lui donner par écrit les motifs de son refus. Un bâtiment espagnol s’offrait de le prendre à son bord ; mais Le Gentil, qui voyageait aux frais de l’Etat, craignait qu’on ne lui fît reproche d’avoir augmenté ses dépenses, en se faisant ramener par une voile étrangère. Cependant il lui fallut se servir de cette voie. En butte au mauvais vouloir du gouverneur, refusé par le capitaine Dordelain, du vaisseau le Duras, il prit enfin le parti de passer sur la frégate espagnole l’Astrée, de 26 canons, commandée par don Joseph de Cordoua, dont il avait fait la connaissance dans son voyage à Manille.

L’Astrée mit à la voile le 3o mars 1771. Elle doubla le Cap-de-Bonne-Espérance le 11 mai. Le 24 juin, deux jours après le passage du tropique, le Duras s’approcha de l’Astrée pour proposer à Le Gentil de passer à son bord. Le Gentil fit répondre au capitaine Dordelain qu’il était trop reconnaissant de la faveur de don J. de Cordoua , pour le quitter ainsi aux portes de l’Europe, quand il n’avait plus qu’un pas à faire pour y mettre le pied.

La frégate mouilla à Cadix le 1er août. Le Gentil fut accueilli dans cette métropole du commerce espagnol par le savant Ulloa, correspondant de l’Académie des sciences de Paris. Il embarqua, sur un navire qui allait au Havre, ses instruments d’astronomie et ses livres, à l’adresse du duc de la Vrillière , gardant avec lui ses papiers , ses journaux, crainte d’accident, et partit de Cadix le 31 août pour se rendre à Madrid,

Enfin, le 8 octobre 1771, à neuf heures du matin, par un beau soleil d’automne, l’illustre savant franchit la frontière et toucha la terre de France, après onze ans six mois et treize jours d’absence. Son premier mouvement fut- de baiser le sol de la patrie, avec toute l’effusion qu’un tendre fils met à embrasser sa mère an retour d’un long voyage. Une des choses qui l’affectèrent le plus en arrivant à Paris, fut d’apprendre qu’on l’avait rangé dans la classe des vétérans de l’Académie des sciences, sous prétexte de sa trop longue absence. Mais il était absent pour le service des sciences, et, certes, jamais académicien en mission n’employa mieux son temps. On reconnut ses droits ; on lui rendit justice, et, le 28 février 1772, il fut replacé dans la classe des membres associés.

En partant de l’Ile-de-France, Le Gentil avait laissé en dépôt, chez une personne de sa connaissance, ses caisses d’histoire naturelle, à l’adresse du duc de la Vrillière, secrétaire d’état. Ces caisses, au nombre de huit, étaient pleines des coraux et des coquilles les plus rares des mers de l’Inde, fruit de cinq années de recherches. Elles furent perdues par leur propriétaire. Le duc de la Vrillière les fit réclamer par M- de Boynes, ministre de la marine ; celui-ci écrivit en conséquence à l’intendant de l’Ile-de-France : les caisses ne se retrouvèrent point

Le Gentil était depuis plusieurs mois à Paris sans que ses héritiers, qui le disaient mort, se doutassent de son retour. Au contraire, ils obsédaient sans cesse son homme d’affaires pour qu’il leur rendit ses comptes ; et, lorsque celui-ci leur assurait que leur parent vivait, qu’il en avait la preuve écrite, mais qu’il ne voulait point la leur donner, les héritiers s’irritaient : c’étaient tous les jours des scènes dans l’étude du procureur.

Cependant le bruit du retour du voyageur finit par pénétrer dans le Cotentin et s’y répandre. Ses héritiers ne voulaient point y croire ; ils prétendaient que ce n’était pas la première fois qu’on avait substitué de faux personnages à des personnes vraiment mortes. En général, nous n’aimons guère à ajouter foi à des nouvelles qui brisent noire espoir ou détruisent nos projets. A la fin, Le Gentil vint lui-même démentir le faux bruit de sa mort ; il se présenta en personne, et il fallut bien croire qu’il existait encore. Son arrivée à Coutances fut un événement ; on le suivait, on se mettait aux portes et aux fenêtres lorsqu’il passait dans les rues.

Dès qu’il eut prouvé à sa famille qu’il était pleinement en vie, il lui fallut compter avec le procureur qui gérait ses biens depuis douze ans. Cet agent d’affaires avait promis à Le Gentil d’administrer sa fortune, si non pour rien, du moins au plus bas prix possible ; lorsqu’on vint à régler les comptes, il commença par se faire donner le dixième des recettes pour prix de sa gestion ; puis on lui déduisit une foule de non-valeurs ; puis on lui remboursa une kyrielle de frais de poursuites, de frais de déplacement, de ports de lettres, véritable mémoire d’apothicaire qu’il était impossible de vérifier ; en sorte que Le Gentil toucha plus d’un tiers de moins qu’il n’attendait. A quelque temps de là, le procureur prétendit qu’on lui avait volé une somme de 905 livres sur les recettes de Le Gentil, et que celui-ci devait lui en tenir compte. Un mandataire salarié étant légalement responsable des pertes qu’il peut faire dans l’exercice de sa gestion, Le Gentil intenta une action en justice contre son agent d’affaires. Voici comment il raconte ce procès :

« Ayant fait actionner mon procureur par devant le sénéchal de Coutances, on trouva le secret de porter cette affaire au présidial, afin de m’ôter la voie de l’appel. Là, je fis à ce procureur l’argument suivant : Ou vous avez fait gratuitemet la recette de mon bien, et dès lors je dois perdre mes 905 livres , au cas que votre déclaration soit vraie ; ou vous l’avez faite moyennant un salaire, et dès lors vous devez me répondre du montant dont vous êtes constitué débiteur par le compte rendu : mais si vous prétendez n’être point responsable de mes deniers, il faut que vous me remettiez les deux sous par livre que vous avez touches jusqu’à présent de moi. — Le procureur se récria vivement contre la solidité de cet argument, et malgré que tout le barreau s’expliquât nettement sur la justice de ma répétition , il eut le talent de toucher de commisération les juges qui l’avaient toujours sous les yeux ; en sorte que le présidial ayant oublié que les lois romaines et la jurisprudence française veulent qu’un procureur à gages soit responsable des deniers qu’il reçoit, et qu’il aurait au moins fallu qu’il eût prouvé qu’il n’y avait aucune négligence de sa part, me condamna unâ voce, par jugement présidial en dernier ressort, à supporter la perte des 905 livres ; et ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’un de mes parents , qui était du nombre, oublia de se récuser [2]. Ainsi je perdis mon argent et fus condamné aux dépens. »

Tant d’agitations et de fatigues, de soucis et de mécomptes devaient avoir un terme ; Le Gentil en trouva la fin dans son mariage avec mademoiselle Potier, noble et riche héritière, issue d’une des plus anciennes familles du Cotentin. Cette alliance lui rendit le bonheur et la tranquillité. Le repos domestique lui permit de se livrer en paix à la culture des sciences. Il se consacra d’abord tout entier à la rédaction de son Voyage dans les mers de l’Inde, dont le premier tome parut en 1779 et le second en 1781.

Cet important et précieux ouvrage, enrichi de planches et de cartes, formes gros volumes in- 4°, de 1,63o pages d’impression. Il est divisé en cinq parties : la première et la plus curieuse de toutes , traite des Indiens de la côte de Coromandel, de l’astronomie des Brames, et de la conformité de cet inappréciable monument des anciennes connaissances humaines avec l’astronomie chaldaïque ; la seconde contient les travaux de l’auteur pendant son séjour à Pondichéry, ses observations sur les moussons, les courants, les marées, et la description des différentes routes maritimes de l’Inde ; la troisième donne de nombreux détails sur Manille et les Philippines ; la quatrième concerne Madagascar ; la cinquième est consacrée aux îles de France et de Bourbon.

Le livre de Le Gentil, fruit de dix années de courses dans les mers éloignées, et qui réunit à l’exactitude des détails une foule de recherches savantes et d’observations curieuses, fit sensation à une époque où les Européens n’avaient sur l’Inde que des notions imparfaites. H eut une seconde édition en 1782, Paris et Heidelberg, 8 vol. in-8°. Il fut en même temps traduit abrégé en allemand, et publié à Hambourg, 1780—1782, 3 vol. in-8°.

Après la publication de son Voyage dans les mers de l’Inde, qui lui demanda dix ans d’application assidue, Le Gentil reprit ses occupations ordinaires d’académicien-astronome, et fournit encore plusieurs excellents Mémoires au recueil des travaux de l’Académie des sciences.

Heureux et tranquille depuis huit ans, Le Gentil vit le calme de ses derniers jours troublé par les premiers orages de la révolution : la prise de la Bastille, l’émeute populaire des 5 et 6 octobre, l’insurrection du 20 juin, la journée du 10 août, le massacre des 2 et 3 septembre, l’abolition de la monarchie, l’établissement de la république, événements qui brisèrent son cœur tout dévoué à la royauté. Mais il ne devait voir ni le triste spectacle de l’échafaud de Louis XVI, ni les sanglants excès du régime de la terreur, dont il eût été peut-être une des premières victimes. Sa vie, usée par l’étude et de lointains voyages, s’éteignit en paix au fracas du torrent de la révolution. Il termina ses jours le 22 octobre 1792, entrant à peine dans sa 68e année. Le corps savant auquel il appartenait ne fit point son éloge ; personne ne prononça de discours sur sa tombe. Les idées étaient bouleversées, l’état social se décomposait, le vieux monde politique s’écroulait : on avait alors autre chose à penser, autre chose à faire , qu’à célébrer les quarante ans de travaux d’un savant modeste : il disparut sans bruit de la scène agitée du monde.

VËRUSMOR

Notes

[1] source : Annuaire de la Manche – volume 13, 1841, page 266 et suivantes

[2] Ce parent était un de ces héritiers avides qui avaient fait courir le bruit de la mort de Le Gentil , et qui voulaient à toute force se partager sa fortune. Il était probablement fâché, de voir en vie un homme qu’il avait cru ou feint de croire mort.