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06. Les Ducs héréditaires de Normandie - Robert Ier le Magnifique

Sixième duc de Normandie. (1027 — 1035.)


NDLR : Robert Ier de Normandie (° ca 1010–† 1035), dit Robert "le Libéral" ou plus couramment Robert "le Magnifique", était le second fils du duc Richard II de Normandie.


NDLR : texte de 1860, voir source en bas de page.


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Le fameux Robert le Diable, sur qui les nourrices normandes content des légendes si merveilleuses, n’est autre que Robert Ier le Magnifique, dont nous écrivons la vie.

Le nouveau duc avait déjà donné des preuves de sa bravoure dans son expédition contre l’évêque d’Auxerre, dont nous avons raconté les détails ; on l’accusait aussi d’en avoir donné de son ambition en faisant assassiner son frère. [1]

Aussi bien ne fut-ce point sans de grands travaux qu’il vint à bout de s’asseoir paisiblement dans son palais ducal et de dormir dans le lit de Richard III.

A peine eut-on proclamé son avènement, qu’une ligue se forma, ligue puissante, dans laquelle trempèrent l’archevêque de Rouen, son oncle ; Hugues, évêque de Bayeux, son cousin ; Guillaume de Bellesme, comte d’Alençon, également son cousin, et Alain, duc de Bretagne, qui avait épousé sa sœur. Cette quadruple insurrection n’eut d’autre suite que la soumission de ses chefs.

L’archevêque de Rouen, assiégé dans sa ville d’Évreux, fut obligé de l’abandonner et d’aller chercher un asile auprès du roi de France. En partant il frappa la Normandie d’excommunication. C’était la première fois que les foudres de l’Eglise tombaient sur la province. Cet interdit n’eut pas de suites. Les moines amis de Robert se hâtèrent de rétablir l’harmonie.

La révolte de l’évêque de Bayeux fut encore moins importante. Il fit fortifier son château d’Ivry et se sauva en France. Le duc de Normandie s’empara de la place, la garda, et laissa revenir l’évêque sur son évêché.

Le troisième révolté était Guillaume de Bellesme, surnommé Talvas, probablement à cause de la forme de son bouclier. Guillaume était le chef d’une famille orgueilleuse et guerrière dont la bravoure avait toute la férocité de la chevalerie normande au XIe siècle. Il possédait plusieurs places fortes, dont la plus remarquable était le château de Domfront, au haut d’une roche escarpée couronnée de bois. Malgré l’avantage de la position, il ne put résister longtemps à l’armée de Robert. On l’obligea à se présenter suppliant, nu-pieds, et une selle sur le dos, devant son vainqueur. Les quatre fils de Guillaume continuèrent la guerre après la défaite de leur père. Robert vint à bout de les soumettre, et ils périrent tous, à l’exception du plus jeune.

Restait encore à soumettre le plus puissant des rebelles, Alain, duc de Bretagne. Robert commença par faire élever sur les limites de ses domaines le château de Charrues, ainsi nommé à cause de sa position au milieu de vastes plaines. La garnison reçut ordre d’en sortir fréquemment, ravageant, pillant et brûlant, selon la tactique alors en usage. Quand il crut la leçon assez forte, Robert, chargé d’un immense butin, revint en Normandie.

Mais le Breton ne se tenait pas pour vaincu. Il entra à son tour dans le territoire d’Avranches, résolu de faire payer cher les bravades de Robert. Heureusement pour le duc de Normandie, deux guerriers redoutables, Nigel et Alfred le Géant, se trouvèrent là à temps pour s’opposer à ses desseins et égorgèrent ses soldats comme des montons.

Alain vaincu n’en devenait que plus à craindre. Robert aperçoit le danger. Il envoie une flotte débarquer au Mont-Saint-Michel, met en campagne une forte armée de terre, et, sous cette double menace, fait faire des propositions de paix par Mauger nouvel archevêque de Rouen. Le prélat eut l’adresse de réconcilier les deux princes et de faire reconnaître par le duc de Bretagne la suzeraineté du duc de Normandie.

Parvenu à consolider sa puissance, Robert devint l’arbitre de ses voisins. Sa cour hospitalière fut l’asile des princes opprimés. On y put voir presque en même temps le comte de Flandre Baudouin le Barbu, chassé par son fils, et le fils de Robert II, roi de France, obligé, après la mort de son père, de s’enfuir devant les persécutions de sa mère Constance.

Le duc de Normandie pouvait seul rétablir ces deux princes dans leurs domaines. Ayant d’abord assemblé ses chevaliers, il fond sur la Flandre comme une tempête, porte partout le fer et le feu, et ne revient en Normandie qu’après avoir rendu au vieux comte la souveraineté usurpée par son fils, et les avoir vus se donner le baiser de paix, garantie d’une réconciliation que rien ne troubla plus dans la suite.

Robert songea ensuite à Henri de France, qui se trouvait chassé du trône par les injustes préférences de sa mère pour un de ses frères. Le malheureux, dans la nécessité d’implorer le secours de son puissant vassal, vint le trouver à Fécamp. Robert l’aida à remporter la victoire de Villeneuve-Saint-Georges, qui lui rendit sa couronne ; mais il lui fit payer chèrement son secours : il s’adjugea le Vexin pour frais de la guerre.

Ainsi la province de Normandie allait s’agrandissant, tantôt par ses propres forces, tantôt par la faiblesse de ses voisins.

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Chateau de Falaise et fontaine d’Arlette

Cependant Robert n’avait pas d’héritiers. Sa première épouse, la sœur de Canut, roi d’Angleterre, était morte, et le duc avait souci de laisser après lui sa belle province à son cousin Alain de Bretagne.

Dans cette circonstance, Robert consulta plutôt ses passions fougueuses que la dignité de son rang et le bon exemple dont il était redevable envers tous. Un jour qu’il était accoudé sur une fenêtre de son puissant donjon de Falaise, il aperçut une jeune fille de basse extraction, nommée Arlette. Il la fit venir dans son château, et bientôt s’établit entre eux une intimité que ne pouvaient justifier ni les convenances de l’Etat ni les lois sévères de la conscience.

Devenue mère, Arlette donna le jour à un fils qui fut nommé Guillaume. On raconte qu’aussitôt que la sage-femme l’eut reçu et mis sans langes sur un petit tas de paille, il commença à tirer la paille avec ses mains ; ce que voyant, cette sage-femme dit : « Par ma foi, cet enfant commence bien jeune à acquérir et à amasser. Je ne sais ce qu’il ne fera pas étant devenu grand. »

Vint l’année 1033, à jamais célèbre par la famine générale et la peste qui en fut la suite. Au moment de la récolte, la campagne ne se trouva couverte que d’herbes parasites. Le boisseau de grain, dans les meilleures terres, ne donna qu’un sixième de la quantité ordinaire. Seigneurs et vassaux, riches et pauvres souffraient également du même mal. La pâleur de tous les visages, la maigreur de tous les corps faisaient ressembler les hommes à une population de spectres ambulants. Quand le peu de provisions fournies par le sol fut épuisé, on mangea les animaux, domestiques. Cette ressource venant à manquer, il fallut demander aux cadavres un horrible soulagement contre la faim. Malheur au voyageur isolé ! Assailli par des bandes affamées, il tombait sous les coups de ces désespérés, et ses membres partagés entre eux devenaient aussitôt leur pâture. Ceux qui s’arrêtaient dans les hôtelleries sur le bord des routes périssaient assassinés pendant la nuit, par le même motif et pour le même résultat. La chair humaine était devenue l’objet d’une horrible spéculation, et les récits parlent d’un homme qui en vendait de toute cuite au marché.

La Normandie ne fut pas le seul pays qui eut à souffrir de cet épouvantable fléau. Toute la France en fut désolée. Une douleur profonde s’était emparée de tous les esprits, et les troubles de la monarchie ne tendaient qu’à augmenter la désolation publique.

J’ai déjà dit comment l’imagination des peuples avait été frappée de l’idée de cette période de mille ans qui venait des s’écouler. On attendait partout la fin du monde. Cette impression, jointe au malheur des temps, disposa les âmes à un besoin inconnu de pénitence, et les pèlerinages lointains parurent une expiation naturelle des grands péchés et des grands désordres. On pensa que le pardon serait plus facilement obtenu par une prière faite en des lieux consacrés par les grands mystères du christianisme. Quelques pénitents allèrent à Rome, d’autres poussèrent jusqu’à Jérusalem. Ainsi commença le mouvement des croisades.

Les succès des compagnons de Rainolf en Sicile ne contribuèrent pas peu à réveiller l’esprit aventureux des Normands en particulier. On ne s’entretenait que des merveilles que les émigrants avaient rencontrées dans les pays lointains. Ceux qui revenaient de terre sainte par l’Italie disaient des choses incroyables sur cette Rome tant vantée, et de plus incroyables encore sur Jérusalem et l’Orient ; si bien que l’esprit aventureux du comte Robert s’enflamma lui-même un jour d’un beau désir d’aller aussi porter son orgueilleuse visite au tombeau du Sauveur des hommes. Il se rappelait aussi, disent les chroniques, qu’il avait à expier le meurtre de son frère.

Cette résolution étant prise, Robert fit appeler près de lui l’archevêque de Rouen et les grands de la province, pour leur communiquer son projet. Beaucoup, au commencement, s’efforcèrent de l’en détourner, lui remontrant qu’il n’avait pas d’héritier plus proche qu’Alain, duc de Bretagne, et le comte de Bourgogne, qui se disputaient déjà sa succession.

« Ce n’est pas ma volonté de vous laisser sans seigneur, répondit le duc. J’ai un fils qui croîtra, s’il plaît à Dieu, et je me promets un jour de sa valeur qu’il sera capable de vous défendre et vous gouverner. Je ne suis point en doute qu’il ne soit mien ; c’est pourquoi je vous conjure et prie par le devoir dont vous m’êtes obligés de le recevoir pour votre seigneur, et dès à présent je le saisis du duché, comme mon seul héritier, et nomme mon cousin le duc de Bretagne gouverneur en Normandie, jusqu’à ce que l’enfant, que je laisserai en la garde de Henri, roi de France, soit venu en âge d’être chevalier et vous gouverner. »

Cela étant dit, tous les prélats et barons firent hommage à Guillaume et le reconnurent pour leur seigneur. Le duc, ayant tout disposé pour son voyage d’outre-mer, conduisit lui-même le petit Guillaume à Paris, pour le confier à la garde du roi, et, emmenant avec lui un grand nombre de gentilshommes normands, il partit d’un pas aussi léger et aussi heureux que s’il ne laissait pas derrière lui le plus beau duché de l’Europe.

« Le voyage du duc Robert, nous dit M. J. Janin dans son style enchanteur, fut une suite d’événements et de fêtes de tous genres. Il était suivi par les seigneurs les plus riches et les plus magnifiques de sa cour. L’esprit et la gaîté ne leur manquaient pas, non plus que l’argent, les habits et les pierres précieuses. Certes, à les voir passer, on n’eût pas dit des pèlerins qui allaient s’agenouiller au tombeau du Christ, mais bien de vaillants chevaliers qui se rendaient joyeusement à quelque joute. Chaque jour amenait pour les gais voyageurs sa fête, son festin, ses licences. Sur les chemins les populations se pressaient pour les voir ; et, voyant leur bonne mine, leurs casques pointus, leurs armures en forme d’écailles, les forts chevaux nés sur leurs terres, et cette foule de pages, de valets, de bouffons, d’écuyers, d’improvisateurs, de musiciens, de clercs tonsurés, on se demandait si ces descendants des vieux pirates du Nord n’étaient pas autant de rois qui s’amusaient à parcourir le monde. »

A quoi donc en effet les eût-on reconnus pour les Danois de Rollon ? Ils avaient oublié déjà la langue de leurs pères ; les uns et les autres ne parlaient plus que la langue française ; ils traitaient la langue saxonne comme un patois barbare et fort indigne d’être parlé par des gentilshommes. Ils avaient adopté, comme c’était leur génie, la civilisation romaine et ecclésiastique. Ils ne trouvaient rien de plus beau ni de plus grand que cet empire de la Rome chrétienne, dont ils admiraient l’unité sans trop la comprendre. A ces causes, ils aimaient à fonder des abbayes, à bâtir des églises, à placer des monastères au milieu des plus calmes paysages de leur chère province. En ceci ils faisaient moins leurs preuves de bons chrétiens que de prévoyants politiques. Le monastère normand, c’était avant tout un lieu de calme où s’écrivait l’histoire, un asile à la rêverie où se préparaient les poésies nationales ; surtout c’était une école incessamment ouverte aux jeunes intelligences, dans laquelle des maîtres éloquents enseignaient la lecture, l’écriture, la philosophie et quelques-uns de ces grands arts auxquels le Xe et le XIe siècle ont dû tant de chefs-d’œuvre. Ceci vous explique comment les peuples chrétiens faisaient tant de fête à ces rois de la Normandie ; c’étaient mieux que des rois : c’était un seul duc normand, c’était le père de Guillaume le Conquérant, c’était le sauveur du roi de France, c’était Robert le Magnifique.

L’entrée du duc Robert dans Rome fut un grand événement. A la vérité, nos Normands, qui ne s’étonnaient de rien, ne s’étonnaient guère de cette immense ruine romaine encore tout éclatante sous le beau soleil italien ; mais en revanche les Romains regardaient avec une admiration sans égale ces barbares venus de si loin, qui leur rappelaient la taille, le visage et le port des capitaines, des héros et des dieux d’autrefois. Singulier spectacle ! les hommes nouveaux, les païens tombés des glaces du Nord sur les rivages de la France, tout d’un coup se trouvent au Capitole de Scipion l’Africain et de Jules-César, en présence du souverain pontife, qui attache la croix sur leur poitrine et qui place le bourdon du pèlerinage sur l’épaule de leur maître et seigneur !

Passer par Rome pour aller en Orient visiter le tombeau du Sauveur, c’est prendre le chemin véritable. Ce sont deux ruines qui se tiennent, deux extrémités solennelles de la plus grande histoire qui soit au monde. Les Normands entrèrent dans Constantinople en véritables chevaliers errants habitués aux miracles ; ils jetaient l’or et les perles sur leur passage. A la cour de l’empereur d’Orient, c’était l’usage, quand on entrait près du maître, de laisser son manteau sur le seuil du palais. On reprenait son manteau à la porte. Robert le Diable et ses compagnons, quand on leur voulut rendre leurs manteaux, répondirent que l’habit qui avait touché la terre était indigne d’un Normand. Un autre jour, on voulut les faire asseoir sur des bancs de bois ; ils se dépouillèrent de leurs robes pour les mettre sur les siéges, et, après le repas, sortirent en disant qu’ils n’avaient pas l’habitude d’emporter leurs siéges sur leur dos. La mule du prince était ferrée d’or ; et quand un fer se détachait, pas un Normand n’eût daigné se baisser pour le reprendre. C’était aux Grecs à ramasser dans la poussière les clous d’or que laissait tomber le cheval du Normand.

Cependant on approchait des lieux saints ; le désert se faisait sentir. Ces mêmes voyageurs qui avaient traversé tant de fleuves, bravé tant de hautes murailles, ces hardis compagnons qui laissaient toujours passer un bout d’épée sous la robe du pèlerin, naguère orgueilleux jusqu’à l’insolence, étaient devenus humbles, modestes, chrétiens, à la seule approche de la ville sainte. Ils marchaient nu-pieds sur ces sables brûlants. Le duc lui-même les suivait, dévoré par la fièvre, à ce point qu’il fallait le porter en litière. Un jour, il rencontra un pèlerin du Cotentin, qui lui demanda son message pour le pays. « Tu diras, lui répondit le prince, que tu as vu le duc Robert porté en paradis par les diables. » Ainsi il désignait les Maures qui le portaient.

On arrive enfin aux portes de la ville sainte. Une foule de pèlerins stationnaient au dehors, parce qu’ils manquaient du besant d’or exigé par les infidèles. « Par le cœur de mon ventre, s’écria Robert en entendant leurs gémissements, si j’entre dans la ville, ces gens-la ne resteront pas dehors, ou bien les besants me feront défaut. Il paya pour tous et les fit entrer devant lui. On dit que le Turc gouverneur de la ville ne voulut pas demeurer en reste de générosité, et qu’il rendit tout l’or qu’il avait reçu.

Après avoir pendant huit jours répandu des larmes abondantes sur le saint sépulcre, accumulé les offrandes, multiplié les aumônes et accompli tous ses vœux, Robert se remit en route. Mais il ne devait plus revoir sa chère patrie. A peine put-il arriver jusqu’à Nicée, où il mourut et fut inhumé (1035).

Tel est le prince dont la vie a fourni tant de fables. A part le soupçon de la mort de son frère, Robert fut un chef remarquable. Mélange de bravoure, de galanterie et de religion, il a été le type de la chevalerie du moyen âge. Ses prodigalités lui firent donner le surnom de Magnifique, ses débauches celui de Diable.

« Ce surnom de Robert le Diable n’a pas peu contribué à attirer sur le sixième duc de Normandie l’attention des poètes et des conteurs. Il est même arrivé à ce Robert qu’il a été chargé des iniquités des autres Robert. Son nom est partout en Normandie ; mais vous trouverez les ruines de son château sur les hauteurs du village de Moulineaux, non loin de la forêt du Bourg-theroulde. C’est une des plus belles places de la province. Vous découvrez tout au loin le plus vaste paysage : la Seine est sous vos pieds ; à votre droite la vieille cité normande [2] cache ses tours superbes dans les cieux, à votre gauche s’élève, toute chargée de coudriers, de vieux lierres et de petites fleurs des champs, la montagne de Robert le Diable. Du vieux château plus rien ne reste, sinon quelques pierres et d’informes et vagues souvenirs. Là, dit-on, le terrible duc accomplit de rudes pénitences. Dans ces ruines, où se lamente le vent du soir, le diable revient à l’heure de minuit ; vous pouvez entendre ses cris plaintifs. »

Notes

[1] NDLR : voir Richard III

[2] NDLR : Rouen