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13. Les Ducs héréditaires de Normandie – Richard Coeur de Lion

Treizième duc de Normandie.


NDLR : Fils d’Henri II d’Angleterre et d’Aliénor (Eléonore) d’Aquitaine, Richard Cœur de Lion (°8 septembre 1157 – †6 avril 1199) fut roi d’Angleterre, duc de Normandie, duc d’Aquitaine, comte du Maine et comte d’Anjou, de 1189 à 1199.


NDLR : texte de 1860, voir source en bas de page.


Des nombreux enfants de Henri II, deux seuls restaient pour disputer sa succession : Richard et Jean. Henri, l’aîné, était mort ; Geoffroy, celui auquel était destinée la Bretagne, avait été tué dans un tournoi ; les autres étaient illégitimes. Le droit de succession appelait naturellement Richard à la tête des affaires. Son frère Jean ne reçut que le comté de Mortain et une pension de 2,000 livres. Tous les autres États du feu roi, à l’exemple de la Normandie et de l’Angleterre, se soumirent volontairement au fils aîné.

« Richard, dit M. J. Janin, portait en lui-même toutes les passions de son temps : l’audace aveugle, l’énergie sans frein, l’ambition sans but, le besoin d’action, de mouvement, d’éclat ; je ne sais quoi de fier et d’indompté qui plaît d’autant plus aux multitudes qu’elles ont obéi plus longtemps à des volontés sérieuses, à des esprits de sang-froid. La bataille l’enivre, le bruit des armes lui fait oublier toutes choses, son royaume d’abord, et ensuite sa liberté. Sa vie, la fortune de ses sujets, tout y passe. C’est le roi féodal par excellence, c’est-à-dire l’aventurier le plus héroïque, le plus fougueux, le plus hardi de l’époque féodale. Après tant de rois habiles et prévoyants, ce brutal soldat mêlé d’un grain de poésie nous plaît et nous charme encore. A peine fut-il maître de l’immense héritage que lui laissait son père, qu’il se mit à le répandre d’une main insensée. Cent mille marcs d’argent sont trouvés dans le trésor royal ; Richard les dépense avec la furie de l’enfant prodigue, sans se douter de tous les tourments, de toutes les injustices que représente cet argent. L’argent parti, Richard vend à beaux deniers tout ce qu’on veut lui acheter du royaume de son père. Il vend le Northumberland à l’évêque de Durham ; au roi d’Ecosse il vend Berwich, et le délie du serment de fidélité. A son frère Jean, il donne sept comtés en Angleterre, plus d’un tiers de son royaume. En même temps il va chercher sa mère dans la prison, où la reine Éléonore était enfermée par l’ordre de Henri II, et il la promène dans toute l’Angleterre, comme s’il eût voulu racheter par ses respects envers elle ses tristes rébellions contre son père. Puis, quand il eut bien parcouru ce vaste royaume, le roi Richard vint à Paris, pour saluer de plus près la fortune royale de son ami le roi de France, Philippe-Auguste. Mais c’était un ami bien dangereux que celui-là. Sage et politique, il devait se servir des passions mauvaises et même des bonnes inspirations de Richard pour son propre avantage. Tant que Henri II avait vécu, le roi de France s’était servi de son fils Richard pour faire rugir le vieux lion ; et maintenant que Richard était roi à son tour, c’était contre lui-même que Philippe-Auguste allait dresser ses embûches. »

Il commença par lui demander d’épouser sa sœur Alix, qui lui était fiancée depuis plusieurs années ; mais Richard n’était occupé que de l’idée d’aller combattre les infidèles ; il obtint de Philippe, moyennant une somme d’argent, que le mariage fût différé jusqu’après l’expédition projetée.

Cependant tous les regards se tournaient vers la terre sainte. La troisième croisade se préparait. Après la fatale bataille de Tibériade, Acre, Sidon, Ascalon et Jérusalem étaient tombées entre les mains victorieuses de Saladin, soudan d’Alep et d’Égypte. Tyr restait seule aux chrétiens. Ces considérations, qui auraient arrêté un monarque plus prudent, ne servirent qu’à enflammer l’ambition de Richard. D’ailleurs, le roi de France partait pour la croisade, et le père de Richard n’avait pu remplir son vœu de visiter les lieux saints. Toutes ces considérations l’eurent promptement déterminé. Il se hâta de rassembler ses troupes, se procura de l’argent en protégeant les juifs, que ses ancêtres avaient chassés du royaume, laissa l’Angleterre aux mains de Guillaume de Longchamps, qu’il créa régent, passa en France et vint se concerter avec le roi de France pour régler les préparatifs du départ.

Les deux rois s’étaient réciproquement donné parole de commencer leur pèlerinage aux fêtes de Pâques ; mais la mort prématurée de la reine de France le fit retarder jusqu’au milieu de l’été. Ils se rencontrèrent dans la plaine de Vezelai. Une armée brillante de plus de deux cent mille hommes, revêtus du double caractère de guerriers et de pèlerins, marchait sous leurs bannières. A Lyon, ils se séparèrent : Philippe prit la route de Gênes, Richard celle de Marseille. Mais ils étaient mutuellement convenus que les deux armements se rejoindraient au port de Messine, en Sicile.

A Marseille, la patience de Richard fut mise à une sévère épreuve. Sa flotte n’était pas arrivée ; il ne voulut pas l’attendre, et, nolisant trente petits bâtiments pour lui et sa suite, il longea les côtes d’Italie. Après avoir visité Naples en passant, il se fixa à Salerne, en attendant le roi de France et son armée, qu’il avait laissée à Marseille. L’un et l’autre arrivèrent à la fin de septembre. Richard vint rejoindre son suzerain à Messine. La saison étant trop avancée, ils résolurent de passer l’hiver à terre et de ne s’embarquer qu’au printemps suivant.

La Sicile était alors gouvernée par Tancrède, heureux aventurier qui s’était emparé de la couronne après la mort de Guillaume, le dernier souverain. Il eût volontiers renoncé à l’honneur de recevoir des hôtes que leur puissance rendait fort dangereux. Comme il ne s’était jamais exposé au ressentiment de Philippe, il n’avait aucune raison de le craindre ; mais il avait retenu le douaire de Jeanne, sœur de Richard et veuve de son prédécesseur, et refusé de payer les sommes léguées par ce prince à Henri, père de Richard. Le tout lui fut alors impérieusement demandé. Les Anglais mêmes se portèrent à quelques excès envers les habitants. Tancrède, incapable de résister à un aussi puissant adversaire, satisfit aux réclamations de Richard en lui payant 40,000 onces d’or.

Pendant tout l’hiver, Richard et Philippe, quoique jaloux l’un de l’autre, s’étudièrent à cacher leurs véritables sentiments. Le roi de France se montrait en toutes circonstances grave et simple. Le roi d’Angleterre ne cessait d’étonner par ses prodigalités.

Malgré la prudence de Philippe-Auguste, la secrète dissension qui divisait les deux princes faillit éclater avant le temps. Richard avait offert sa main à Bérengère, fille de don Sanche, roi de Navarre, et sa mère Eléonore était arrivée à Naples avec la princesse. Philippe fit valoir aussitôt les droits de sa sœur Alix, fiancée depuis si longtemps au roi d’Angleterre. Mais Richard déclara qu’il n’épouserait jamais une femme à laquelle il avait été fiancé au berceau et sans consentement. Philippe, pour éviter une rupture, se désista, à condition que le roi d’Angleterre paierait 10,000 marcs et remettrait à Alix les places fortes qu’il avait reçues en dot.

Quelques jours après, le roi de France fit voile pour Saint-Jean-d’Acre. Richard l’accompagna pendant quelques milles, puis, tournant vers Reggio, il prit à son bord Éléonore et Bérengère et les conduisit à Messine.

Enfin, le roi d’Angleterre fit ses adieux à la Sicile avec une flotte de cinquante-trois galères et de cent cinquante autres vaisseaux. Éléonore retourna en Angleterre. Bérengère accompagna son époux.

Neuf mois s’étaient déjà écoulés depuis que Richard avait commencé son voyage, et cependant, quoiqu’il ne fût qu’à peu de journées de distance de la terre sainte, l’impétuosité de son caractère l’entraîna à perdre deux mois dans une tout autre entreprise que celle de délivrer Jérusalem. Sa flotte avait été dispersée par une tempête. Quelques vaisseaux avaient échoué sur la côte de Chypre, et les habitants les avaient pillés. Outré d’indignation, Richard envoya demander satisfaction à Isaac, prince de la famille des Comnènes, qui prenait le titre pompeux d’empereur de Chypre. Isaac rejeta ses propositions. Alors le roi d’Angleterre s’approcha de l’île pour s’en rendre maître. Après un vif engagement, les galères d’Isaac furent capturées. Richard prit terre avec son emportement accoutumé, et le port de Limassol tomba en son pouvoir. Le jour suivant, Isaac se laissa surprendre dans son camp par l’activité de ses ennemis et ne s’échappa qu’avec difficulté. Humilié par ses désastres et découragé par la défection des Cypriotes, il s’abaissa à demander une conférence. Richard parut au rendez-vous sur un cheval d’Espagne, vêtu d’une tunique de soie de couleur rose, avec un manteau brodé d’or, et tenant un bâton de commandement à la main droite. Après de longs débats, il fut convenu qu’Isaac paierait 3,500 marcs d’or, qu’il rendrait hommage au roi d’Angleterre, qu’il lui livrerait tous ses châteaux et qu’il servirait avec cinq cents chevaliers dans la guerre sainte. Il devait être à son retour réintégré dans ses droits, s’il avait donné satisfaction à son nouveau suzerain. Mais le Cypriote se repentit bientôt de sa facilité et se déroba pendant la nuit. La résistance toutefois était inutile. Il perdit une seconde bataille ; Nicosie se rendit ; et sa fille, qu’il aimait éperdument, tomba entre les mains des vainqueurs. Il vint de nouveau implorer son pardon ; mais Richard le fit lier avec des chaînes d’argent et le relégua dans un château sur les côtes de la Palestine.

Ce fut à Limassol que le roi célébra son hymen avec Bérengère, qui fut sacrée et couronnée par l’évêque d’Évreux. Là aussi il reçut la visite de l’infortuné Guy de Lusignan, nouveau roi de Jérusalem. Guy tenait la couronne du droit de sa femme Sibylle ; mais, au siége d’Acre, il trouva un dangereux compétiteur dans Conrad, marquis de Montferrat et prince de Tyr, qui avait épousé la sœur de Sibylle et qui, après la mort de celle-ci, prétendait être le légitime héritier. Philippe avait pris parti pour Conrad. Cela suffit pour décider Richard à soutenir les droits de son rival.

Le siége d’Acre durait depuis près de deux ans. Toute l’espérance des chrétiens résidait là, et les plus puissants princes de l’Europe avaient pris les armes pour se joindre à cette grande entreprise. Aucune croisade, si ce n’est la première, ne fut peut-être entreprise avec plus d’ardeur que celle-ci. On y voyait Hugues le Grand, comte de Vermandois ; Robert, comte de Flandre ; Alain Fergent, duc de Bretagne ; Bohémond, prince de Tarente, et le vieux Frédéric Barberousse, qui, à l’âge de soixante-huit ans, marchait le premier, attiré par l’espoir de la conquête, lorsqu’il tomba dans les eaux mortelles du Cydnus, le même fleuve qui avait failli être fatal à Alexandre de Macédoine.

Sous les murs de Saint-Jean-d’Acre, Frédéric, fils de Barberousse, Philippe, Richard, leurs comtes, leurs barons, leurs vassaux, formaient la plus belle armée du monde. Les galères de Pise bloquaient l’entrée du port. Les troupes de terre campaient autour de la ville, en demi-cercle de la mer à la mer. Malheureusement les assiégeants étaient eux-mêmes assiégés, et des montagnes voisines, Saladin à la tête d’une immense armée, observait tous leurs mouvements. Le nombre de ceux qui périrent par le fer, la famine ou la peste, est presque incroyable. Cent vingt mille hommes, dit-on, furent ensevelis dans le cours d’une année ; mais les masses qui arrivaient chaque jour suppléaient aux pertes du jour précédent.

Si la concorde eût régné parmi les chrétiens, quelques jours auraient suffi pour la réduction d’Acre ; mais, dans cette armée qui appartenait à tant de princes différents, chacun se battait pour son compte personnel. Les templiers n’avaient garde de se mêler avec les hospitaliers de Saint-Jean ; les Pisans obéissaient à leur général ; les Génois, à leur doge. Les Français de Philippe-Auguste refusaient de se mêler aux Normands, aux Anglais, aux Aquitains de Richard. On se battait pour soi d’abord, pour sa nation ensuite. [1]

Malgré tout cela, la ville s’affaiblissait, et le siége marchait de lui-même. La garnison, voyant que toute espérance s’évanouissait, fit des propositions qui furent acceptées. La ville devait être rendue aux chrétiens avec la vraie croix et quinze cents captifs ; moyennant quoi il fut permis aux habitants d’évacuer la place.

Cette conquête fut saluée avec ivresse par toutes les nations de la chrétienté, comme le prélude de la délivrance de Jérusalem. Mais la joie publique fut bientôt troublée par la nouvelle que le roi de France se préparait à quitter l’armée. Ce fut en vain que tous les chefs de la croisade le pressèrent de changer de résolution. Après avoir juré de ne point envahir les domaines de Richard, il fit ses adieux à la terre sainte. Beaucoup de raisons concouraient à déterminer cette manière d’agir. Les fatigues de la guerre et la chaleur du climat avaient altéré sa santé ; plus de la moitié de l’armée qu’il avait consacrée à l’expédition s’était perdue dans les querelles particulières de Richard en Sicile et en Chypre ; depuis leur réunion sous les murs d’Acre, les deux rivaux ne s’étaient jamais franchement secourus l’un et l’autre ; et tel était le caractère du roi d’Angleterre, que son ambition et ses emportements ne laissaient d’autre alternative à Philippe que d’en venir ouvertement aux mains ou de se soumettre à ses caprices. La situation étant ainsi donnée, les partisans du roi de France soutenaient qu’il servirait mieux la cause de la croisade en se retirant qu’en restant. Il suivit leur avis et se contenta de laisser dix mille hommes en Orient, sous le commandement du duc de Bourgogne.

Resté seul roi de la croisade, Richard redoubla de fierté et de hauteur, je crois même aussi d’imprudence. Sur un simple soupçon, il laissa égorger deux mille sept cents infidèles en face du camp des Sarrasins, qu’il accusait de manquer à leurs promesses.

Après cette sanglante exécution, Richard, abandonnant la ville d’Acre, marcha vers Jaffa. Saladin campait auprès de lui toutes les nuits. Le matin il l’attaquait de front, en flanc et par derrière, et le combat durait ainsi chaque jour jusqu’au coucher du soleil. Une grande bataille, dans laquelle Richard déploya autant de bravoure que de science militaire, le délivra enfin de ce dangereux compagnon de route. Il put parvenir jusqu’à Jaffa, en relever les murailles et fortifier les châteaux voisins.

Cependant, chaque soir, un héraut proclamait à haute voix, au milieu du camp, ces paroles : « Le Saint-Sépulcre. » Le Saint-Sépulcre, c’était le but principal des croisés et le terme de leur ambition. Richard ne se laissa point intimider par la difficulté de l’entreprise. Après avoir laissé des troupes dans Jaffa, comme il avait fait à Saint-Jean-d’Acre, il se dirigea vers Jérusalem. Peut-être quelque secrète intelligence avec Saladin lui faisait-elle entrevoir un succès quelconque ; mais, soit qu’il se fût trompé, soit que ses projets eussent échoué, il se vit bientôt obligé de rebrousser chemin et de livrer, sous les murs mêmes de Jaffa, une bataille décisive au fier musulman. Son armée ne comptait plus qu’une poignée de soldats ; mais comment ne pas vaincre avec un tel chef ? Il distribua ses hommes d’armes, soutint le choc de la cavalerie ennemie, divisée en sept bataillons, et les repoussa tous avec des pertes considérables. Après les avoir mis en déroute, il se précipita avec ses chevaliers au milieu de leurs escadrons et fit des prodiges de valeur. On trouva que, dans ce jour, il avait encore surpassé son ancienne renommée. Il abattit tous les champions qui osèrent se mesurer avec lui et parvint à inspirer à l’ennemi tant de terreur et d’admiration, que partout où il chargeait on se retirait à son approche. Après le combat, les deux guerriers, pleins d’une, admiration réciproque, conclurent une trêve de trois ans. Le sultan exigea la destruction d’Ascalon, et en retour il accorda aux pèlerins le libre accès du Saint-Sépulcre.

Ainsi se termina la croisade. Si Jérusalem eût pu être conquise par la bravoure et la force personnelle, ce triomphe eût été réservé à Richard. Ses exploits, si supérieurs à ceux de ses compagnons, répandaient autour de lui un éclat qui le rendait cher aux chrétiens et captivait l’admiration des infidèles. Mais le peu d’influence qu’ils eurent sur l’issue de l’expédition doit faire douter que Richard possédât les talents d’un général. Il paraît s’être toujours contenté de l’honneur de la victoire, sans se préoccuper de ses avantages réels : son inconstance naturelle l’empêchait de poursuivre longtemps le même objet, et son caractère violent le rendait plus propre à fomenter des divisions qu’à ramener la concorde parmi ses alliés.

Dès que sa santé le lui permit, il paya ses dettes, satisfit à toutes les réclamations de ses compagnons et s’embarqua à Saint-Jean-d’Acre. Pendant que son vaisseau s’éloignait, il se détourna pour jeter un dernier regard sur le rivage, et, les bras étendus, il s’écria : « Terre sacrée, je te recommande aux soins du Très-Haut ; puisse-t-il m’accorder de vivre assez pour revenir t’arracher au joug des infidèles ! »

Il laissait le titre de roi de Jérusalem à son neveu Henri, qu’il avait marié à la veuve de Conrad de Montferrat, après avoir fait accepter à Guy de Lusignan le royaume de Chypre, en échange de son titre. Il formait, dit-on, les plus beaux projets en faveur du jeune Henri. La fortune ne lui permit pas de les exécuter.

La flotte anglaise qui portait Bérengère était partie avant le roi. Elle arriva heureusement en Sicile. Mais lui, après avoir dépensé plusieurs mois à attendre les vents favorables, fut jeté par la tempête, presque seul, sûr la côte de Zara. Sachant que le roi de France s’était allié à son frère Jean pour le déposséder de ses États, que l’empereur de Germanie, Henri, l’héritier légitime de la Sicile, était irrité de son alliance avec Tancrède, que plusieurs princes, parents de Conrad, le regardant comme l’assassin de ce seigneur, s’étaient hautement déclarés ses ennemis, et puis, un peu poussé par l’esprit aventureux qui dominait en lui, il conçut l’étrange projet de traverser toute l’Allemagne sous son habit de pèlerin et d’arriver ainsi incognito dans son royaume d’Angleterre.

Or, le roi Richard portait une de ces têtes hautes et fières qui rendent tout déguisement impossible. Il avait l’allure et la taille d’un roi. Il fut reconnu dans une auberge, comme il était occupé à tourner la broche chargée de venaison. Le duc d’Autriche vendit l’illustre captif à l’empereur d’Allemagne, et l’empereur, contre le droit des gens et des têtes couronnées, fit enfermer le royal pèlerin dans le château de Tyernsteingn (1192).

Pendant deux ans, l’Europe entière se demandait des nouvelles du roi Richard. Qu’était donc devenu le héros de la Palestine ? On apprit enfin que Richard Cœur de lion, comme l’avaient surnommé les infidèles, était prisonnier dans un donjon d’Allemagne.

A la nouvelle que son roi est prisonnier, l’Angleterre s’attriste, la Normandie appelle son prince ; la reine Éléonore, le cœur brisé de douleur, écrit au pape Célestin des lettres touchantes. « J’avais résolu, s’écrie-t-elle, de contenir ma douleur dans mon âme, tant j’avais peur de déplaire, par quelque plainte peu modérée, au père suprême de la chrétienté. Hélas ! je suis bien près d’être insensée à force de douleur. Pourtant, le sujet de mes larmes est un sujet de larmes pour toute l’Europe. Il ne s’agit pas seulement d’un roi captif, il s’agit d’un royaume sans roi, de peuples sans maître, de l’Église qui pleure son enfant le plus cher. Oh ? venez-moi en aide, vous, le vicaire du Christ mort sur la croix, le successeur de saint Pierre, le prêtre des prêtres ! De vous seul dépend l’opinion des peuples ; à votre trône pontifical sont attachées leurs obéissances. Eh quoi, vous, le père des orphelins, le protecteur des veuves, la consolation des affligés, vous resteriez insensible à cette grande affliction de toute une nation qui vous redemande son père et son roi ! » La lettre entière est remplie d’une éloquence toute maternelle.

Les troubadours, toujours à l’affût des prétextes poétiques, se mettent de la partie et ils célèbrent dans leurs vers la captivité du monarque. Lui-même, lui, Richard, pour charmer ses longs ennuis, appelle à son aide la poésie, cette consolation des beaux esprits et des tendres cœurs. Dans ses heures de désespoir, il trouve le moyen d’écrire la plus touchante élégie : « Le captif a beaucoup d’amis ; mais ses amis sont avares ; honte sur eux ! Faute de rançon, voilà deux hivers que je suis prisonnier. Mes hommes et mes barons anglais, normands, poitevins et gascons, vous n’ignorez pas cependant que moi, le roi, je ne laisserais pas en prison pour de l’argent le dernier soldat de notre armée. Je ne vous dis pas cela pour vous faire un reproche ; mais enfin je suis encore en prison. »

Ces plaintes touchantes d’un roi prisonnier contre le droit des gens étaient répétées par l’Europe entière. La poésie attira sur le captif toutes les sympathies dues au malheur, et sur le duc Léopold, son vendeur, l’exécration universelle. Enfin, soit crainte, soit remords, l’empereur consentit à le relâcher, moyennant 150,000 marcs d’argent, rude impôt que l’Angleterre eut à payer, et dont la Normandie fournit sa part.

Enfin, après deux années de prison, au commencement d’avril 1194, la galiote d’un marchand déposa au port de Sandwich le roi Richard, devenu libre et brûlant du désir de venger sur ses ennemis de France et d’Angleterre la longue captivité qu’il avait eu à supporter.

Richard, en rentrant dans son royaume, le trouva gémissant et appauvri par la rapacité de son ministre et l’ambition de son frère. Nous avons dit qu’il avait confié en partant l’administration de son royaume à Guillaume de Longchamps. C’était, suivant les historiens de cette nation, un homme de peu de valeur. Se trouvant, pendant l’absence de Richard, muni de la double autorité de l’Église et de l’État, il l’exerça de la manière la plus despotique. On assure qu’il était haut et insolent, avide et prodigue, ruinait les laïques par des amendes, écrasait le clergé par des exactions, et forçait chacun à l’obéissance par la sévérité et la promptitude des châtiments. Un tel homme devait s’être fait autant d’ennemis qu’il y avait de personnes accablées par sa tyrannie ou humiliées par son élévation. Il en méprisa le plus grand nombre, certain d’être protégé par son maître aussi longtemps qu’il pourrait remplir ses coffres. Une seule personne lui faisait ombrage : c’était Jean, le frère du roi, aussi ambitieux et aussi dépourvu de principes que lui-même.

Jean sans Terre nourrissait une secrète espérance que son audacieux frère laisserait ses os en Orient, comme tant d’autres avaient fait, et qu’il pourrait bien, lui, le dernier des fils de Henri II, arriver jusqu’au trône d’Angleterre et au duché de Normandie. Il existait, il est vrai, un enfant qui avait un droit plus direct à la succession : c’était Arthur de Bretagne, fils de Geoffroy, celui de ses frères aînés qui avait été tué dans un tournoi ; mais comme les prétentions du plus proche héritier avaient été repoussées en d’autres occasions, celles d’Arthur pouvaient l’être à la mort de Richard. Celui-ci toutefois favorisait les intérêts de son neveu, et, dans ses lettres au pape, il avait reconnu le jeune prince pour son héritier présomptif. En même temps, pour déjouer les projets de son frère, il avait chargé Guillaume de Longchamps d’ouvrir une négociation avec le roi d’Ecosse, afin que celui-ci s’engageât à défendre les prétentions d’Arthur. Mais ce secret ne put être caché aux espions que Jean avait placés près de son frère à Messine, et dès qu’il en eut connaissance, il prit la résolution de renverser le chancelier, comme le plus grand obstacle à son ambition.

Plusieurs tentatives échouèrent. Enfin, dans une réunion du conseil de régence, il parvint à forcer Longchamp à se démettre de sa charge de justicier et à lui inspirer des craintes pour sa vie. Guillaume, aussi poltron que cruel, ne vit rien de mieux à faire que de fuir sous un faux nom. Mais comme il s’avançait sur le rivage, déguisé en femme, portant un paquet de toile sous un bras et une mesure sous l’autre, on le reconnut à sa démarche, et les matrones du lieu l’accablèrent d’injures jusqu’à ce que les officiers publics vinssent le prendre pour le conduire en prison. Jean désirait l’abreuver des plus cruelles humiliations ; mais, à la prière des évêques, il lui permit de passer la mer et il nomma l’archevêque de Rouen vice-chancelier à sa place.

Dès lors Jean fut souverain de fait de l’Angleterre et de la Normandie. La nouvelle de la prison de son frère ne fit qu’augmenter ses prétentions. Il passa en France pour s’entendre avec Philippe, qu’il savait être l’ennemi mortel de son frère. Il s’attira sa protection en lui cédant quelques petites portions de la Normandie et lui faisant hommage pour toutes les possessions anglaises du continent. On dit même qu’en apprenant que l’empereur Henri allait rendre la liberté à Richard, il fit offrir à cet empereur, de concert avec le roi de France, des sommes énormes pour prolonger la captivité de son frère. Mais Henri eut honte de sa vénalité et laissa Richard regagner son royaume, dès qu’on lui eut compté les 150,000 marcs d’argent qui formaient le prix de la rançon du roi ; En revoyant ce roi qu’elle aimait, l’Angleterre battit des mains. Sur-le-champ, et comme par enchantement, les sujets fidèles reprirent courage, les rebelles rendirent leurs armes ; un grand mouvement se manifesta comme si la nation entière se fût réveillée d’un affreux cauchemar.

De retour à Londres, le premier soin de Richard fut de réunir dans un grand conseil tous les évêques et tous les barons d’Angleterre. Là, il se plaignit en maître irrité des trahisons du prince Jean. Il fut ordonné au frère du roi de comparaître et de présenter sa défense dans le délai de quarante jours, sous peine d’être banni et de voir ses biens confisqués. Jean n’obéit point à la sommation, quoiqu’elle fût renouvelée trois fois dans cet espace de quarante jours. Alors, comme Jean possédait des terres en Normandie et qu’il se trouvait en France, trois pairs se rendirent à la cour de son seigneur suzerain, le roi Philippe, pour y porter l’accusation et demander qu’il fût jugé par contumace. Philippe ne répondit pas.

Richard, après s’être fait couronner une seconde fois, résolut de passer en Normandie. Il y était appelé par son goût d’abord, car il préférait le séjour de cette riche contrée, à celui de l’Angleterre, ensuite par la rébellion de son frère et les armements que préparait le roi de France.

Il s’empressa donc de rejoindre son armée à Portsmouth. Le vent était contraire ; mais, son impatience dédaigna l’expérience et les avis des matelots. Il mit à la voile. La nuit fut sombre et orageuse, et, le matin du jour suivant, il se trouva heureux d’échapper au danger en retournant au port d’où il sortait. Après un ennuyeux délai de quinze jours, il partit pour la Normandie. En prenant terre, il fut tout étonné de voir arriver son frère Jean. Ce prince, dont la pusillanimité égalait l’ambition, implora à genoux le pardon d’un souverain qu’il avait si cruellement offensé. Il s’était assuré dans la reine-mère un intercesseur puissant. A la requête d’Éléonore, il fut reçu en grâce ; mais Richard, à la demande de lui rendre ses terres et ses châteaux, opposa un refus inflexible.

Restait le roi de France. Philippe était déjà en Normandie les armes à la main. Nous ne suivrons pas cette guerre. Ce serait un long détail d’actes militaires sans intérêt. La Normandie, la Saintonge et toutes les provinces de l’Ouest en furent tour à tour le théâtre. Dans toutes ces rencontres, Richard resta toujours l’aventurier plein d’inspiration, Philippe le guerrier grave et ambitieux. L’un et l’autre se cherchaient et s’attaquaient avec une égale ardeur, et les deux armées pillaient, ravageaient et brûlaient tout sur leur passage.

Cependant la fatigue et la famine forcèrent les deux rois à une paix sérieuse. Une trêve fut conclue, dans laquelle il était dit que le roi de France resterait en possession de Louviers et de plusieurs autres villes, et que le roi d’Angleterre éviterait d’élever de nouvelles forteresses ou de relever celles qui avaient été détruites.

Richard ne tarda pas à violer ce traité, qui était beaucoup plus avantageux pour son rival que pour lui-même. Il avait été frappé d’une position admirable qui domine Les Andelys, la côte de la Seine et la route de Rouen à Paris ; il résolut d’y élever une forteresse. Le Château-Gaillard, ainsi qu’il l’appelait, est un immense massif de tours, de créneaux, de contreforts, de remparts, de ponts-levis, de souterrains, qui encore aujourd’hui, après six cents ans de guerres, de destructions et de tempêtes, rappelle les œuvres fabuleuses des géants. Cette œuvre formidable, qui fut élevée en moins d’une année, étonna fort le roi de France et le fit entrer dans une grande fureur. « Je viendrai à bout du Château-Gaillard, quand il serait de fer, s’écria-t-il. » - « Je le défendrai, quand il serait de beurre, » répliqua Richard. Et il le défendit.

Cependant le Cœur de lion en était arrivé à cet instant de fatigue qu’on trouve dans la vie de presque tous les hommes de guerre, fatigue qui leur fait désirer le repos. Un moine l’avait abordé en lui disant : « Repens-toi, Richard, songe à la mort. » Et le roi avait répondu : « Merci, mon père. » Il parlait en effet de paix et de solitude, lorsqu’un destin bizarre acheva dans une honteuse querelle cette vie si glorieusement commencée.

Un trésor avait été trouvé dans les domaines de Vidomar, vicomte de Limoges, dont Richard était le suzerain. Le noble Limousin offrit à son maître une partie de la trouvaille ; mais comme Richard demandait le tout, il refusa de lui obéir. Richard outré vint assiéger le château de Chalus, qui appartenait à Vidomar. D’abord la garnison voulut se rendre, tant cet intrépide soldat-roi était craint par tout le monde. Mais le roi d’Angleterre ne voulut rien entendre. « Quand je serai entré dans la place, disait-il, je pendrai les assiégés comme autant de voleurs. » Donc la garnison de Chalus résolut de se défendre à outrance. Le capitaine de ces assiégés s’appelait Bertrand de Gordon. Il était l’ennemi personnel de Richard, qui avait fait tuer son père et ses deux frères. Ce jeune homme, dont la vue était perçante et le bras sûr, découvrant au loin le roi Richard qui sortait de sa tente : « Dieu du ciel, s’écria-t-il, laissez-moi venger mon père ! » En même temps il décocha une flèche qui atteignit le roi à l’épaule. Malgré toutes les apparences favorables, la blessure était mortelle. La gangrène se mit dans la plaie. Le roi Richard disposa en toute hâte de ses duchés, de son royaume et du peu d’argent qui lui restait. Comme il n’avait pas eu d’enfants de sa femme Bérengère, fille du roi de Navarre, il laissait ses États à Jean, son frère, comte de Mortain, et il léguait ses joyaux à son neveu Othon, qui attendait l’empire d’Allemagne. Ses trésors devaient être distribués en aumônes.

Richard Cœur de lion expira le 6 avril 1199.Son corps fut porté dans l’église de Fontevrault, aux pieds de son père, et il légua son cœur aux citoyens de Rouen, en reconnaissance de leur loyauté et de leur attachement.

Ce prince est un des hommes dont la vie et les aventures frappent l’imagination des peuples et que la poésie protége contre la sévérité de l’histoire. Aussi nos anciens annalistes le représentent comme un guerrier supérieur à tous ses contemporains. Cette prééminence ne lui fut pas seulement accordée par les chrétiens. Chez les Sarrasins, cent ans après sa mort, les mères se servaient de son nom pour effrayer leurs enfants. Mais quand nous lui aurons concédé la louange due à la valeur, son panégyrique sera terminé. Ses lauriers furent souillés de sang, et il acheta ses victoires par la ruine de son peuple. Il recourait, pour se procurer de l’argent, aux plus vils expédients, et l’impétuosité de ses passions lui fit commettre mille injustices. Il fut infidèle à sa femme comme il avait été rebelle envers son père, et, quoiqu’il eût les dehors de la religion, il ne posséda jamais les vertus du chrétien, vertus qui seules peuvent faire le véritable héros.

Il fit de la Normandie le théâtre de ses guerres acharnées contre le roi de France et rendit ce pays malheureux, malgré sa gloire. De plus, il eut l’imprudence irréparable de céder au roi de France plusieurs des places qui commandaient la province, et nous allons voir dans le règne suivant comment l’habile Philippe-Auguste en profita pour s’emparer de cette belle province et l’enlever aux rois d’Angleterre.

Notes

[1] NDLR : Source wikipédia : Troisième croisade (1189-1192)
Croisés : Frédéric Barberousse, Philippe II Auguste, Richard Cœur de Lion, Alain IV de Rohan, Albéric Clément, Barthélemy de Roye, Bertram III de Verdun, Étienne Ier de Sancerre, Florent III de Hollande, Galéran V de Meulan, Gaucher III de Châtillon, Geoffroy III du Perche, Geoffroy IV de Joinville, Geoffroy V de Joinville, Gérard II de Looz, Henri Ier de Bar, Henri II de Champagne, Hugues III de Bourgogne, Hugues de Morville, Jean Ier de Ponthieu, Philippe d’Alsace, Philippe de Dreux, Raoul Ier de Clermont, Raoul Ier de Coucy, Renaud de Bar, Robert II de Dreux, Roger IV de Tosny, Rotrou IV du Perche, Thibaut V de Blois, Thiébaut Ier de Bar, Waléran III de Limbourg.
Batailles : Siège de Saint-Jean-d’Acre (1191), Arsouf.