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14. Les Ducs héréditaires de Normandie – Jean Sans Terre

Quatorzième duc de Normandie.


NDLR : Jean d’Angleterre (° 27 décembre 1166 – † 18 octobre 1216), fut duc de Normandie (1199-1204) et roi d’Angleterre de 1199 à 1216. Son sobriquet, Jean sans Terre vient du fait que son père était mort alors qu’il était mineur et que les enfants cadets de rois décédés ne pouvaient posséder de biens tant qu’ils n’étaient pas censés être capables de s’en occuper et cet âge était fixé à 21 ans par la loi.
Membre de la dynastie angevine des Plantagenêts, il était le dernier fils de Henri II, roi d’Angleterre et duc de Normandie, et d’Aliénor d’Aquitaine. (Source wikipédia)


NDLR : texte de 1860, voir source en bas de page.


Richard n’ayant point laissé d’enfants légitimes, la couronne, à sa mort, devait appartenir à son neveu Arthur, fils de Geoffroy Plantagenet, frère aîné de Jean sans Terre, et petit-fils, par sa mère Constance, de Conan IV, duc de Bretagne. A la mort de Geoffroy, les Bretons avaient proclamé avec enthousiasme le jeune Arthur, qu’ils regardaient comme envoyé du ciel pour rendre au duché sa splendeur passée. Constance avait été nommée régente par les états de Rennes, au grand mécontentement de Richard, qui convoitait ardemment la possession de la Bretagne. Cette princesse fut, par son ordre, enfermée au château de Saint-James-de-Beuvron ; [1] mais la vaillante noblesse bretonne se pressa autour d’Arthur, et quand elle crut ne pouvoir le soustraire aux nombreux ennemis dont Richard l’avait entouré, elle pria Philippe-Auguste de recevoir le jeune duc sous sa garde. Le roi de France saisit avec empressement cette occasion de se prononcer contre Richard ; et son armée, jointe à celle du duché de Bretagne, battit les troupes anglaises à Aumale. Richard, pour se venger, lança sur cette malheureuse province une nuée d’aventuriers pillards, gens de sac et de corde, connus sous le nom de Brabançons. Pourtant, avec le temps, sa colère s’apaisa ; il rendit la liberté à Constance, reçut le jeune Arthur dans son camp et reconnut même ses droits à lui succéder. Mais, sur le point de mourir, il oublia son neveu, et la vieille reine Éléonore ayant habilement travaillé à lui faire oublier les anciens torts de Jean, son frère, ce fut à lui qu’il légua ses États, comme nous l’avons dit.

Jean, après avoir reçu l’hommage des chevaliers qui se trouvaient au lit de mort de Richard, courut s’emparer de Chinon, où ce prince avait déposé ses trésors. De là, Il se rendit dans la Touraine, le Maine, l’Anjou, ancien patrimoine des Plantagenets. A son grand désappointement, les habitants se déclarèrent pour Arthur.

Le nouveau roi ne pouvait perdre son temps à la réduction de ces provinces. Il passa rapidement en Normandie, où ses partisans lui avaient d’avance assuré tous les suffrages. Il reçut à Rouen, des mains de archevêque, l’épée et la couronne ducale. Dans le Poitou et l’Aquitaine, qui appartenaient à sa mère, il fut également heureux. En Angleterre, le primat, après avoir démontré, dans un discours fort remarquable, que la couronne n’était pas la propriété d’une personne en particulier, mais un don de la nation, qui choisissait ordinairement parmi les membres de la famille régnante le prince qui paraissait le plus digne du trône, procéda au couronnement, avec les cérémonies d’usage, dans l’église de Westminster.

Enorgueilli par ce succès, Jean, qui était un prince aussi voluptueux que lâche, songea à suivre le scandaleux exemple donné récemment par le roi de France et répudia son épouse, Jeanne de Glocester. L’intérêt avait formé cette union. Les États de Jeanne, considérables pour un comte de Mortain, étaient de peu d’importance pour le roi d’Angleterre. Une sentence de divorce, sous le prétexte ordinaire de consanguinité, fut obtenue, et Jean envoya immédiatement des ambassadeurs à Lisbonne pour demander la princesse de Portugal ; mais avant qu’il pût recevoir une réponse, il vit par hasard Isabelle, fille d’Aymar, comte d’Angoulême, qui avait été promise publiquement à Hugues de la Marche. Le roi fut captivé par sa beauté ; l’éclat d’une couronne séduisit le père et la fille, et le mariage inattendu d’Isabelle et de Jean priva la princesse de Portugal d’un mari, et le comte de la Marche d’une femme.

C’est de l’époque d’un mariage conclu sous de si fâcheux auspices qu’on peut dater le déclin de la famille des Plantagenets. Hugues de la Marche, trop faible pour résister à Jean, en appela à Philippe, leur commun seigneur. Le roi de France était encore sollicité par les partisans d’Arthur. Jusque-là, à la prière de Jean, il avait fermé l’oreille à leurs réclamations ; à la suite du traité de Boutavant, qui avait été conclu entre eux le 22 mai 1200, le malheureux Arthur avait même été obligé de reconnaître son oncle comme maître de l’Angleterre, de la Normandie et de l’Anjou. Cette fois, Philippe-Auguste comprit qu’il valait peut-être mieux pour lui secourir le neveu. Il reçut l’hommage d’Arthur pour la Bretagne, l’Anjou, le Maine et la Touraine. Les barons mécontents se hâtèrent de rejoindre la bannière du roi de France ; les forteresses se rendirent successivement aux confédérés, et le roi promit au jeune prince, alors âgé de quinze ans, la main de sa fille Marie.

Arthur, armé chevalier par Philippe, lui fit hommage de la Touraine, de l’Anjou et du Poitou, qu’il jura de reconquérir, et il fut convenu entre le jeune duc et son futur beau-père que celui-ci garderait ce qu’il lui plairait de la Normandie.

Philippe donna à Arthur de l’argent et quelques troupes ; la Bretagne tout entière se leva pour marcher sous les ordres de ce prince, qu’elle aimait pour ses malheurs autant que pour ses brillantes qualités. Arthur, plein d’enthousiasme, n’attendit pas que ses forces fussent réunies, et, d’après le conseil de quelques amis, il alla assiéger la ville de Mirebeau, dans laquelle s’était retirée la reine Eléonore, mère de Jean et son aïeule à lui. Eléonore n’avait jamais aimé le fils de Geoffroy, elle lui avait même nui dans plusieurs circonstances ; mais Arthur, confiant comme on l’est quand on entre à peine dans la vie, espérait lui prouver, à force de soumission, de respect et de tendresse, qu’il méritait qu’elle le regardât comme son enfant. Il s’empara de la ville ; mais Eléonore, renfermée dans la forteresse, appela à l’aide son fils Jean ; et celui-ci étant arrivé avec toute son armée, Arthur se trouva lui-même assiégé ; cependant il ne perdit point courage, et sans doute il eût réussi à tenir tête à son oncle jusqu’à ce que l’armée bretonne pût le délivrer ; mais Jean, qui prévoyait cela, eut recours à la ruse. Il manda Guillaume des Roches, qui avait des intelligences avec les Bretons, et lui demanda si ce n’était pas grand’pitié de voir un oncle et un neveu guerroyer l’un contre l’autre et verser le sang de tant de braves gens, quand il leur serait si facile de terminer leur différend à l’amiable. Guillaume répondit qu’en effet cette manière de régler les intérêts du roi d’Angleterre et du duc de Bretagne vaudrait beaucoup mieux.

« Mon beau neveu, reprit Jean, est mal conseillé par ceux qui l’approchent ; il me croit son ennemi, tandis que personne n’admire plus que moi les qualités qui en feront un jour l’honneur de la chevalerie. Je ne saurais oublier d’ailleurs qu’il est le fils de mon frère Geoffroy, et je l’aime autant que je l’estime. Pourquoi faut-il qu’il n’y ait personne qui veuille ou qui puisse le lui faire savoir, et qui l’amène à consentir à une entrevue avec moi ? Je saurais bien alors le convaincre de mes sentiments à son égard, et la paix serait pour toujours rétablie entre nous. »

Guillaume prêta l’oreille à ces hypocrites paroles et dit au roi que lui, Desroches, [2] pourrait faciliter cette entrevue.

« Faites cela, reprit Jean, et demandez-moi autant de biens et d’honneurs qu’il vous plaira. »

« Tout ce que je désire, répondit Guillaume, c’est que vous m’engagiez votre parole de roi que monseigneur Arthur sera traité par vous comme bon et honorable neveu, qu’aucun de ceux qui l’accompagneront ne sera maltraité pour lui avoir été fidèle, et qu’aussitôt que les seigneurs appelés à donner leur avis auront décidé quelle part doit revenir à mondit seigneur duc de Bretagne, cette part lui sera aussitôt livrée. »

« J’en jure Dieu et les saints, dit le roi d’Angleterre ; et si je manque à mon serment, je consens à ce que tous mes vassaux soient déliés de la fidélité qu’ils me doivent. »

Guillaume, satisfait de cette promesse solennelle, s’introduisit le soir du même jour dans la ville de Mirebeau et en ouvrit les portes au roi. Arthur et tous les siens tombèrent ainsi au pouvoir de Jean ; et quand Guillaume alla le sommer de tenir sa parole royale, il se prit à rire, sans daigner lui répondre. Le gentilhomme indigné quitta aussitôt le service de ce monarque parjure, et, poursuivi sans cesse par le souvenir du jeune prince dont il avait causé la perte, il s’enferma peu après dans un monastère.

Arthur et les siens, quoique pris à l’improviste, ne s’étaient pas rendus sans résistance. Jean les traita avec une extrême rigueur. Vingt-deux des principaux seigneurs bretons furent enfermés dans un château où on les laissa mourir de faim ; les autres furent emprisonnés en Normandie. Quant à Arthur, Jean le fit conduire au château de Falaise, où on lui mit les fers aux pieds et aux mains, et l’on exerça sur lui la plus étroite surveillance. Précipité de toute la hauteur de ses espérances dans une prison d’où il ne sortirait que quand il plairait à son plus cruel ennemi, Arthur ne se laissa point abattre par ce coup terrible. Confiant en Dieu et en son droit, il attendit des temps meilleurs, et, pressé de renoncer à ses domaines, il déclara qu’il mourrait plutôt que de commettre une telle lâcheté.

Le roi d’Angleterre lui laissa quelque temps pour réfléchir, espérant que la captivité ferait faillir ce jeune courage. Si la voix de l’humanité plaidait vivement en faveur du neveu et de l’orphelin, une politique erronée objectait le danger de laisser la vie à un prince qui pouvait trouver quelque autre occasion d’obtenir la couronne qu’il réclamait. Il ne paraît pas toutefois que Jean se soit arrêté d’abord à l’horrible expédient de l’assassinat. Il alla voir son captif, l’exhorta à se désister de ses prétentions et lui représenta quelle était la folie de se fier au roi de France, l’ennemi naturel de sa famille.

— « Abandonne, lui dit-il, de fausses prétentions à des couronnes que tu ne porteras jamais. Ne suis-je pas ton oncle ? Je te donnerai de beaux héritages et mon amitié. »

« Ton amitié ! répondit fièrement le jeune duc ; mieux me vaudrait la haine du roi de France ; avec un chevalier loyal, il y a toujours remède de générosité. »

« C’est folie de s’y fier, beau neveu ; les rois de France naissent ennemis des Plantagenets. »

« Philippe a placé la couronne sur mon front, il a été mon parrain de chevalerie, il m’a promis sa fille en mariage. »

« Et tu ne l’épouseras jamais ; mes tours sont fortes, et il n’y a ici rien qui résiste à ma volonté. »

« Jamais tours ni épées ne me rendront assez lâche pour renoncer au droit que je tiens, après Dieu, de mon père Geoffroy, votre frère aîné, aujourd’hui devant le Seigneur. L’Angleterre, la Touraine, l’Anjou et la Guyenne m’appartiennent de son chef, et la Bretagne, de celui de ma mère. Je n’y renoncerai que par la mort. »

Jean se retira pensif et mécontent. Dès ce moment la mort d’Arthur fut bien près d’être résolue.

Le roi d’Angleterre chercha partout des assassins sans pouvoir en trouver. Ses plus dévoués serviteurs, en vain tentés par ses promesses, lui répondirent qu’ils étaient gentilshommes et non pas bourreaux. Deux d’entre eux s’enfuirent de sa cour, de peur de céder à ses détestables instances. La jeunesse et le noble caractère d’Arthur lui faisaient des amis jusqu’au fond de son cachot. Le gouverneur même chargé de sa garde n’hésita pas à risquer sa vie pour sauver celle de son prisonnier. Le roi était parvenu à gagner au poids de l’or quelques écuyers, qui s’étaient engagés à infliger au duc de Bretagne un supplice horrible et à lui crever les yeux. Ces misérables s’introduisirent près d’Arthur, sous prétexte de lui porter des consolations.

Le confiant jeune homme leur tend une main amie ; mais il reconnaît bientôt leur infâme dessein. Dans la première épouvante il tombe à leurs pieds, il les supplie avec larmes. Ces cœurs de fer s’amollissent, ils hésitent. Alors, échappant à leurs viles étreintes, le fils des rois bretons se relève intrépide et terrible, met en pièces le banc qui devait servir à sa mutilation, et, armé d’un morceau de ce banc, il écarte les bourreaux jusqu’à l’arrivée du gardien. Celui-ci chasse à coups d’épée les envoyés de Jean sans Terre et mêle des larmes de honte aux pleurs de son captif.

Le roi d’Angleterre résolut dès lors de ne s’en rapporter qu’à lui-même : il enleva Arthur à son généreux gardien, et, le conduisant comme l’agneau qu’on mène à la boucherie, il le fit transporter au château de Rouen.

Jean avait arrêté dans son âme un affreux dessein. Il choisit pour l’exécuter le 6 avril 1203, jour du jeudi saint. Après avoir étouffé dans le vin le reste de ses remords et les dernières révoltes du sang, il quitta en bateau les bois de Moulineaux, où il avait passé le jour, et vint jusqu’à Rouen, au pied de la tour où l’on gardait Arthur. Il l’envoya chercher par son écuyer Pierre de Maulac. Arthur, affaibli par la souffrance et le chagrin, eut quelque peine à gagner le rivage.

« Venez là, beau neveu, dit son oncle en lui tendant la main, venez voir le jour que vous aimez tant : je vous rends libre comme l’air et veux moi-même vous octroyer un royaume à gouverner. »

Mais le roi parlait de jour, et la nuit tombait sombre et terrible. Il parlait de liberté, et ses doigts serraient ceux du captif comme des anneaux de fer. Les fumées de l’ivresse donnaient une expression diabolique à son sourire. Un affreux pressentiment glace le cœur d’Arthur. Il s’arrête tremblant sur le bord du bateau. Alors Maulac et le roi l’aident à s’embarquer, et tous trois reprennent le chemin de Moulineaux. Maître enfin de sa proie, le tigre ne dissimule plus. Les regards farouches de Jean, l’heure et le lieu, le mystère et la solitude, tout annonce au pauvre prince sa destinée.

Mourir à dix-sept ans et mourir assassiné, sans les pleurs d’une mère et les consolations d’un ami, après avoir mis le pied sur deux trônes et rêvé une longue vie toute pleine de gloire ! quel courage résisterait à une pareille épreuve ? Arthur tombe à genoux devant Jean sans Terre. Le duc de Bretagne se traîne aux pieds du monarque anglais ; le neveu baise en pleurant les mains de son oncle. Il ne demande plus justice, mais pitié ! Ce n’est plus une couronne, c’est la vie qu’il implore !

Lorsque Jean s’était gorgé de vin, sans doute il prévoyait cette scène. S’il n’eût pas été assourdi et aveuglé par l’ivresse, les prières et les larmes d’Arthur l’eussent désarmé ; mais, dans son abrutissement féroce, ces prières mêmes et ces larmes ne firent qu’exaspérer sa rage. Sentant peut-être quelque chose remuer au fond de son âme et redoutant le réveil du remords et du sang, il ordonna à son neveu de se taire et de se relever. Arthur insistant avec sanglots, Jean le saisit par les cheveux, tira sa longue épée et ordonna à Maulac de frapper. Mais l’horreur avait paralysé le bras de l’écuyer. Alors Jean se précipita sur son neveu, lui passa l’épée au travers du corps et l’en frappa à plusieurs reprises. Puis, comme si cela n’eût pas suffi pour tuer un enfant, il lui mit une grosse pierre au cou, et le précipita dans les flots ; le lendemain, des pêcheurs trouvèrent le corps dans leurs filets et portèrent cette pêche royale au prieur de Notre-Dame-du-Pré, qui l’inhuma secrètement. (P. Chevalier.)

Malgré les efforts de Jean pour cacher son crime, la fatale nouvelle arriva bientôt en Bretagne. Aussitôt les prélats et les barons s’assemblèrent à Vannes pour aviser au salut du pays. Ces états, les plus solennels qu’on eût encore vus, déférèrent le gouvernement à Guy de Thouars, comme tuteur de sa fille Alix, qu’il avait eue de Constance, la veuve de Geoffroy, [3] après la mort de celui-ci. Guy n’en prit pas moins le titre de duc de Bretagne ; mais ce titre n’appartenait réellement ni à lui ni à sa fille ; il appartenait à Éléonore, sœur aînée d’Arthur, que les rois d’Angleterre retenaient depuis quarante ans au couvent de Bristol.

Le premier soin de Guy de Thouars fut d’accuser Jean de parricide par-devant le roi de France. En un clin d’œil tous les ennemis de l’Angleterre se tournèrent vers Philippe-Auguste. Le roi de France n’était pas homme à laisser échapper une si belle occasion. Il somma Jean de venir prouver son innocence en présence des pairs français. Le roi d’Angleterre, qui se sentait bourrelé de remords, ne répondit point à cette sommation. Alors, après les délais ordinaires, la cour prononça le jugement suivant : « Attendu que Jean, duc de Normandie, en violation de son serment à Philippe, son suzerain, a assassiné le fils de son frère aîné, vassal de la couronne de France et proche parent du roi, et qu’il a commis ce crime dans la seigneurie de France, il est déclaré coupable de félonie et de trahison, et en conséquence condamné à perdre toutes les terres qu’il tient par hommage. »

D’un seul mot se trouvait ainsi détruite cette puissance continentale que les ducs de Normandie, devenus rois d’Angleterre, avaient étendue par tant de ruses et de soins.

Afin d’exécuter cette sentence, Philippe, d’un côté, et les Bretons de l’autre, entrèrent dans les domaines de Jean. La Normandie fut attaquée au sud, au nord, à l’est, de toutes parts. Cette fois, ses anciens ducs n’étaient plus là pour la défendre. Il n’était plus, le temps des Rollon, des Guillaume Longue-Épée, des Guillaume le Conquérant, des Henri Ier, des Henri II. Richard Cœur de lion avait emporté avec lui dans la tombe l’énergie passionnée de ses ancêtres.

Pendant que tant d’ennemis s’acharnaient à sa perte, le roi Jean ne songeait qu’aux fêtes et aux plaisirs. La chasse et la table remplissaient ses journées indolentes. En moins d’une année, de tant de forteresses imprenables, il ne lui resta plus que Rouen, Verneuil et le Château-Gaillard.

Le Château-Gaillard était défendu par Roger de Lascy, brave soldat, dévoué à son maître. Il fallut au roi de France cinq mois de luttes et de travaux pour abattre ses remparts. La faim seule put réduire Roger de Lascy. D’abord, il avait chassé de la place toutes les bouches inutiles, les femmes, les enfants, les vieillards. Pendant plusieurs semaines ces infortunés soutinrent leur vie avec l’eau de la Seine et l’herbe de ses bords, puis ils se mangèrent entre eux. Après la faim, le feu vint en aide aux assiégeants. En vain le pape Innocent III voulut s’interposer dans cette guerre, le roi de France ne l’écouta pas, et le Château-Gaillard fut emporté, démoli, pendant que le roi Jean se plongeait à Rouen dans toutes les sales voluptés.

Après la prise du Château-Gaillard, les autres places, voyant l’indolence de leur monarque, perdirent entièrement courage. Falaise fut livrée ; Caen, la ville des ducs normands, ouvrit ses portes sans coup férir. Bayeux, Séez, Coutances, Lisieux suivirent cet exemple. Le Mont-Saint-Michel lui-même, cette forteresse imprenable, fut emporté d’assaut par Guy de Thouars, à l’heure où la marée laissait la grève à sec, et l’incendie détruisit en même temps le couvent et la forteresse.

Restait la ville de Rouen, la capitale brillante, courageuse et fidèle. Depuis tantôt deux cent quatre-vingt-douze années, la ville de Rouen avait présidé aux destinées de la Normandie. Sa richesse, son bon sens, sa vive intelligence de toutes choses, son aptitude à tous les arts de la paix et de la guerre, avaient fait de cette ville une de ces cités souveraines entre toutes, dont l’amour ou la haine est d’un grand poids dans les destinées et dans les révolutions d’un grand empire. Depuis la conquête, [4] Rouen avait été le séjour des plus grands seigneurs de l’Angleterre, l’asile d’une cour brillante, le siége d’un gouvernement important. A ces causes, la ville ne se sentait guère portée à fermer ses portes aux gens venus d’Angleterre, pour les ouvrir à ceux qui venaient de France. Les Normands se sentaient encore plus anglais que français, et d’ailleurs il y avait déjà cent cinquante ans qu’ils se battaient contre la France. La ville était forte. Elle jouissait depuis longtemps des droits de la commune ; la bourgeoisie était armée ; elle savait se servir de ses armes ; elle n’obéissait qu’à son maire ; elle avait derrière elle, pour l’encourager et pour la soutenir dans la défense des forts et des murailles, d’intrépides soldats commandés par Pierre de Pratellus. Si l’attaque devait être vive, la défense serait patiente ; tout était prêt pour tenir longtemps.

Philippe-Auguste fit avancer son armée. La ville ferma ses portes et brisa son pont. Toutefois, comme elle ne pouvait se dissimuler qu’avec un prince comme le roi Jean, elle n’avait pas de grands secours à attendre ; une députation se rendit au camp de Philippe, et il fut stipulé que si dans trente jours la ville n’était secourue, elle se rendrait au roi de France ; et de son côté le roi de France s’engageait, dans ce cas, à conserver les droits, coutumes et privilèges de la ville.

Les choses étant ainsi réglées, les habitants de Rouen choisirent quelques-uns des plus signalés d’entre eux pour aller en Angleterre requérir leur duc et lui remontrer qu’ils étaient grandement peinés et oppressés des armes de Philippe. Le roi Jean était plus que jamais occupé de ses fêtes et de ses plaisirs. Toutes ses nuits étaient splendides ; sa journée était un long festin. Quand arrivèrent au palais du roi d’Angleterre les envoyés de la ville assiégée, Pierre des Préaux, Geoffroy du Bosc, Henri d’Estouteville, Robert, le maire de Rouen, Geoffroy le Changeur, le roi faisait une partie d’échecs. C’est à peine et sans quitter le jeu qu’il répondit à ces ambassadeurs qu’il n’avait rien à faire pour les gens de Rouen, et que du reste ils agissent pour le mieux. (J. Janin.)

Lorsque les députés furent de retour et que la réponse du roi Jean fut connue, les Rouennais, fort étonnés, s’assemblèrent pour savoir ce qu’ils devaient faire. Quelques-uns d’entre eux rappelèrent qu’ils étaient Français avant tout, et que leur pays, autrefois appelé Neustrie, était une des plus nobles et riches provinces de la France, dont elle avait toujours dépendu par foi et hommage. Ces raisons parurent tellement convaincantes à la plupart des citoyens, qu’aussitôt la ville de Rouen ouvrit ses portes au roi de France. Philippe franchit les doubles murs, les triples fossés de la ville, et planta son drapeau sur la tour. En même temps il confirmait les privilèges de la commune ; il laissait à la province ses lois, ses coutumes et toutes ses institutions féodales.

Voyant que Rouen s’était rendu, Verneuil, Arques et toutes les petites villes de la Normandie, qui soutenaient encore le parti anglais, suivirent l’exemple de leur métropole.

Jean s’était résigné à faire le sacrifice des provinces du Nord ; la Guyenne restait fidèle ; il se croyait certain, comme il disait, de recouvrer en un jour tout ce qu’on lui enlevait en un an ; mais cette fois encore il se trompa. Philippe-Auguste se voyait en trop belle route pour s’arrêter. « Plus d’Anglais chez nous ! » s’écria-t-il. Et à ce cri, Chinon, Loches, la Rochelle, et les autres places de l’Ouest et du Midi, virent tomber leurs murs.

Jean comprit trop tard la faute qu’il avait faite. Plein de fureur, il rentra une dernière fois dans le Poitou et dans l’Anjou, pour tout piller, tout brûler, sans respecter la ville d’Angers, la ville où ses ancêtres avaient vu premièrement la clarté du soleil. Toute sa colère fut inutile.

Un seul espoir lui restait. L’empereur d’Allemagne fut tué. Othon, neveu du roi d’Angleterre, fut couronné à sa place, et ce prince ne tarda pas à se brouiller avec le roi de France. Une guerre fut déclarée. Jean crut tenir l’occasion de se venger de son rival. Il s’unit avec Othon, fit entrer le comte de Flandre dans la ligue et une immense armée, conduite par l’empereur d’Allemagne, se dirigea sur la France.

Philippe, épuisé par une longue guerre, ne pouvait apposer à ce torrent dévastateur qu’une armée plus faible de moitié ; mais l’ardeur et la bravoure de ses compagnons, la fleur de la chevalerie française, suppléèrent à la différence du nombre.

Les armées se rencontrèrent à Bouvines, petit village sur la rivière de Marque, entre Lille et Tournay (27 juillet 1214). Fatigué du chemin, le roi dormait sous un frêne, quand tout à coup les siens l’éveillent en lui annonçant la présence de l’ennemi. Alors il se lève le visage riant, prend lui-même le commandement des premières phalanges, confie les autres au duc de Bourgogne et à Gaultier de Saint-Paul, fait sonner les trompettes et court à l’ennemi.

Les deux armées s’entrechoquèrent. Les Champenois et les Soissonnais, dignes fils de leurs pères, s’engagèrent bravement dans la mêlée. Les routiers brabançons, bandits d’un si grand courage, furent taillés en pièces. L’empereur Othon eut son cheval tué sous lui, après avoir abattu des centaines d’ennemis avec le tranchant de sa lourde épée. Philippe se trouva un moment dans le plus terrible danger ; un cavalier allemand le jeta bas avec le cuir de sa lance ; mais ses chevaliers arrivèrent à temps pour l’arracher à la mort. Le comte de Salisbury, qui commandait les troupes envoyées par Jean, fut fait prisonnier. Le comte de Flandre eut le même sort, et l’avantage définitif resta aux Français. Au premier bruit de la défaite, Jean, qui guerroyait à quarante kilomètres de là, prit la fuite, trop heureux de rencontrer cette mer complaisante qui le remportait en Angleterre à chaque nouvel échec.

Ce coupable prince, après s’être vu obligé, pour conserver sa couronne, de se constituer avec tous ses Etats, vassal du saint-siège et son tributaire, ce qui couvrit sa mémoire d’un éternel opprobre, se vit arracher par ses barons la grande charte, sur laquelle sont fondées les libertés anglaises.

Ces deux lâchetés, qui diminuaient sa puissance, aigrirent aussi profondément son esprit. Dans un moment d’exaltation, il voulut revenir sur ce qu’il avait fait. Les barons ne virent pas de meilleur moyen de le réduire au silence que d’appeler pour les gouverner Louis, fils de Philippe-Auguste. La guerre qui s’ensuivit dura deux ans. Enfin, un jour que ses joyaux et son argenterie avaient été engloutis en traversant le Wash, l’anxiété, la fatigue et les suites de la débauche ou le poison lui causèrent une fièvre dangereuse. Il se fit porter au château de Stealford, dicta ses dernières dispositions dans une lettre adressée au nouveau pape Honorius III, auquel il recommanda avec instance l’intérêt de ses enfants. Puis, ayant reçu les derniers sacrements de l’Église, il expira au bout de trois jours de maladie. Il était dans la quarante-neuvième année de son âge. Son règne avait duré dix-sept ans sur l’Angleterre. On l’enterra à Worcester.

Jean sans Terre est une des figures les plus hideuses de l’histoire. Il nous apparaît souillé par la bassesse, la cruauté, le parjure et le meurtre. Joignant à une ambition sans frein une pusillanimité puérile, arrogant dans la prospérité, abject dans l’adversité, il ne savait émouvoir ni l’estime ni la pitié. Il n’y eut peut-être jamais de prince dont le cœur fût plus dur que le sien. Plusieurs de ses captifs ne sortirent jamais de leurs cachots. S’ils survivaient aux tortures, on les laissait périr de faim. Il affectait même de faire de l’esprit aux dépens de ses victimes. Un archidiacre arrêté par ses ordres ayant été mis en prison, il lui envoya une chappe de plomb, et cet infortuné, enseveli sous ce pesant vêtement, fut laissé sans nourriture jusqu’à ce qu’il expirât. Dans une autre occasion il demanda à un juif opulent de Bristol un présent de 10,000 marcs, et il ordonna qu’on lui arrachât une dent tous les matins pour chaque jour de retard. Le juif s’obstina. Il se laissa arracher sept dents ; mais le huitième jour, il sollicita un répit et donna caution pour le paiement.

Henri, l’aîné des fils de Jean sans Terre, lui succéda sur le trône d’Angleterre ; mais il fut obligé d’abandonner à Philippe-Auguste la Normandie, qui était déjà redevenue française.

Cette illustre révolution s’était accomplie sans résistance. On eût dit que toutes choses rentraient dans l’ordre naturel. Les grands propriétaires normands hésitèrent à peine à reconnaître l’autorité du roi de France. Au mois de novembre 1205, une assemblée de nobles fut convoquée dans la ville de Rouen, pour arrêter les droits de la noblesse et du clergé. Dans cette première assemblée, la vieille Normandie se rappelait en détail l’usage de ses anciens ducs ; elle essayait de retrouver ses lois et ses mœurs bouleversées par tant de batailles et par tant de conquêtes. De leur côté, les évêques de Normandie se réunirent franchement au clergé du royaume de France, pendant que la bourgeoisie normande faisait reconnaître le droit des communes.

La grande sagesse et la prudence de Philippe-Auguste se manifestèrent surtout dans cette manière douce et insensible dont il fit de la Normandie une terre française, et c’est là un de ses nombreux titres à l’admiration de la postérité. Il avait promis, il est vrai, de respecter les franchises de la province ; mais en même temps il s’était juré à lui-même qu’il en finirait quelque jour avec la division féodale. Ces vassaux superbes qu’il ne voulait pas attaquer, ces vastes domaines qu’il ne pouvait pas envahir, il les acheta à prix d’or, il les obtint au moyen de divers échanges. Par des transactions utiles et pacifiques, Philippe-Auguste enseigna aux rois ses successeurs le grand art d’acheter la terre qu’on ne veut pas prendre à main armée, de réunir au droit de la couronne les lois qu’on ne peut pas anéantir, de composer, en un mot, un grand royaume avec toute sorte de seigneuries éparses et divisées. Cependant, sous la conduite éclairée de cet habile monarque, la Normandie ne s’apercevait guère, sinon à la paix qui l’entourait, des envahissements successifs de l’autorité royale. La noble province s’abandonnait en toute sécurité à ses destinées nouvelles ; sans adopter tout à fait les mœurs et les habitudes de la France, elle se laissait envahir par elles ; en un mot, peu à peu la Normandie s’éloignait de l’Angleterre, et Philippe-Auguste prenait des mesures pour qu’elle ne pût jamais s’en rapprocher.

L’ère des ducs héréditaires de Normandie finit dans la personne de Jean sans Terre. Toutefois la réunion de cette belle province à la couronne de France ne fut déclarée complète et indissoluble que sous le règne de Louis XI.

Notes

[1] NDLR : voir Saint-James

[2] NDLR : Guillaume Desroches fut d’abord un chevalier au service de l’Empire Plantagenêt et du roi angevin d’Angleterre, Jean sans Terre. (Source wikipédia)

[3] NDLR : Geoffroy : frère de Jean Sans Terre, et père d’Arthur.

[4] NDLR : Voir, La Conquête de l’Angleterre dans Les Ducs héréditaires de Normandie - Guillaume le Conquérant