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LE JOLIS-DE-VILLIERS - bio


LE JOLIS-DE-VILLIERS.

On a beaucoup parlé, dans ces dernières années, d’excentricités des deux sexes ; on a fort abusé à leur égard de mots heureux, puisqu’ils étaient justes et caractéristiques, par exemple de l’épithète incompris. Accolée à des noms communs, à femme, à poète, à philosophe, cette épithète est devenue banale, et pourtant je n’en sache pas de plus propre a désigner l’homme que je vais esquisser de profil. Oui, c’était un philosophe incompris, un stoîcien des anciens temps, jeté a la fin du XVIIIe siècle, pour s’y fortifier l’âme au milieu des malheurs privés et des catastrophes sociales ; c’était un esprit ferme, patient, opiniâtre, prêt à voir sans sourciller la chute du monde ; c’était, en un mot, le sage d’Horace, que François-Alexandre-Léonor Le Jolis-de-Villiers.

Né à Villiers-Fossard, près de Saint-Lo, le 13 juillet 1760, Le Jolis, d’une famille ancienne du Cotentin, fut mis, enfant, au collége de la Flèche, d’où il sortit à 16 ans, pour entrer, en qualité de cadet, dans le régiment de Vermandois (Infanterie). L’ancien colonel de ce régiment, le marquis de Timbrune, alors gouverneur de l’école militaire, avait distingué le jeune de Villiers ; il lui aplanit les premiers pas dans la carrière, et son protégé fut reçu, après un an de service, officier dans le même régiment, avec lequel il alla en Corse, et qu’il ne quitta qu’après son mariage en 1787.

A cette époque de paix, de Villiers occupa ses loisirs par des études aussi solides que variées. Son empressement à s’instruire le portait tour à tour vers les divers rameaux de l’arbre encyclopédique. Les sciences et les beaux-arts avaient surtout pour lui un charme inexprimable. Il s’abandonnait à ses nobles penchants : le matin, occupé de physique et de chimie ; le soir, de peinture ou de musique. Une étude dominait toutes les autres, étude immense qu’il n’est donné à personne de pousser à ses dernières limites, étude qui a fait le bonheur et la sécurité de sa vie, et à laquelle il dut cette expérience prématurée qui fut son guide, à travers tant d’écueils : l’étude de l’homme et de la morale. Quelque voyage qu’il entreprit, quelque compagnie qu’il fréquentât, il était grave et réservé ; il observait et réfléchissait ; il amassait des idées, recueillait des principes, en éprouvait la justesse de mille façons avant de les admettre au rang des vérités, s’exerçait enfin, lui homme robuste, tempérament de feu, à soumettre aux autres ses volontés turbulentes, à dompter ses passions impérieuses, à fléchir tout son être aux règles sévères du devoir. Il avait trouvé en lui des germes funestes ; mais il les étouffa, comme Socrate, et se montra toute sa vie un philosophe pratique, plus soigneux d’achever sa victoire sur lui-même que de s’arroger sur autrui la moindre action. De là cette espèce de dureté pour sa personne , et cette inépuisable indulgence pour les autres, qui furent le caractère le plus distinctif de Le Jolis ; de là cette douceur dans les relations, cette modestie et cet éloignement pour la médisance, qui lui concilièrent les esprits, et firent de lui, dans toutes les circonstances, un homme entièrement inoffensif ; de là sans doute encore cette défiance de soi qui le détermina trop souvent à se tenir à l’écart ; de là même cette sorte de passivité dans des circonstances solennelles, où l’indifférence a pu ressembler à de l’egoïme, où l’attention à suivre sa ligne de conduite personnelle a paru un oubli des devoirs du citoyen ; de là les grandes qualités et les légers défauts d’un des anciens maires de Saint-Lo, d’un des anciens députés du département.

Pendant qu’il était en Corse, de Villiers eut une sorte de pressentiment de l’élévation prochaine de la famille Bonaparte. Il lui fit de fréquentes visites, comme s’il eût dû s’attacher un jour à sa fortune, et par prudence il ne se rapprocha jamais de ces illustres parvenus, jamais il ne voulut qu’on leur rappelât ces liaisons. Il désira vivre obscur, et trouva plus sûrement, à l’ombre, un bonheur qui fuit toujours l’éclat de la célébrité.

A son retour de Corse, Le Jolis vint en semestre dans sa famille. Engagé plusieurs fois à passer quelques heures à l’abbaye de Savigny-le-Vieux, il résista aux sollicitations du Prieur. Le jeune officier se souciait peu des moines. Une dernière invitation fut si pressante qu’il s’y rendit, prenant en esprit de pénitence un instant de la vie du cloître, qui devait faire un si triste contraste avec la vie de garnison. Quel fut son étonnement de trouver une table splendide, des gentilshommes du voisinage en partie de plaisir, des festins suivis de bals où dansaient des femmes entretenues par les héritiers de l’austère Vitalis ! Le Jolis passa huit jours à l’abbaye ; il sortit de ce lieu de débauche pour réfléchir à l’urgence de réformes religieuses ; et, comme tout s’enchaine pour les bons esprits, il ne douta plus qu’il n’assistât bientôt à des réformes politiques.

Cependant sa vie militaire et pacifique l’ennuyait : il épousa, en 1787, la fille ainée du marquis de Geraldin (Fitz Gerald), brigadier des armées du Roi. Un tel mariage comblait ses vœux, en paraissant lui assurer un brillant avenir. Les droits qu’il devait exercer, par suite de cette union, ne valaient pas moins de cent mille livres de rente à cette époque, et rien n’était plus facile que d’accroître d’une moitié ces revenus. C’était, comme nous venons de le dire, en 1787, à la veille d’une révolution qui devait bouleverser bien d’autres existences. De Villiers l’avait prévue, l’avait même désirée, non furieuse, effrénée, implacable dans ses réactions, mais telle qu’il lui a été donné de la voir dans ses résultats, fondant l’ère constitutionnelle, et soumettant au joug salutaire des chartes les peuples et les rois.

Quand les décrets de la Constituante ruinèrent les espérances de Le Jolis, il acheva de se dépouiller de ses préjugés de famille, et le philosophe, oubliant ses parchemins, s’empressa de montrer que le ci-devant noble était un excellent citoyen. Vainement chercha-t-on à l’entrainer hors de son pays : pour lui la France ne pouvait être à l’étranger. Resté dans sa commune, dont il fut maire, il y répartit l’impôt foncier d’après le cadastre, ainsi qu’il l’avait vu pratiquer par les Etats du Languedoc.

« Lorsqu’un décret, dit le Nouvelliste de la Manche du 27 mai 1845, le priva, attendu qu’il appartenait à la noblesse, de ses fonctions de maire, l’autorité du temps, connaissant tout son patriotisme et ses connaissances en chimie, lui confia la direction de la fabrique de salpêtre de Saint-Clair. Il fut ensuite appelé à faire partie du district et chargé pendant quelque temps d’organiser en bataillon les jeunes volontaires qui se présenteraient pour voler à la défense de la patrie. Lorsque le général Bonaparte, saisissant d’une main ferme les rênes de l’Etat, fut proclamé premier Consul, Le Jolis-de-Villiers manifesta hautement toute la joie qu’il éprouvait de cet événement, et, comme si le grand homme l’eût entendu, Le Jolis-de-Villiers fut quelques jours après nommé maire de Saint-Lo. Cette ville lui dut la faveur de conserver le chef-lieu de la préfecture. En effet, le Préfet d’alors, éprouvant peu de sympathie pour Saint-Lo, conçut l’idée de faire transférer le chef-lieu à Coutances. Il en adressa la demande par estafette au chef du Gouvernement ; mais le Maire fit aussi partir, de son côté, un courrier qui arriva seulement quelques heures avant celui de son adversaire. Le chef-lieu fut conservé à Saint-Lo.  » M. de Villiers trouva la ville endettée ; il fit de nombreuses réformes, paya toutes les dettes et rétablit en peu de temps les finances municipales. Il travaillait toute la journée à la mairie, surveillant ses employés, et leur donnant ainsi l’exemple de l’exactitude et de l’activité. Le Conseil municipal, reconnaissant d’un zèle aussi soutenu, vola des fonds destinés à disposer convenablement un cabinet de travail pour son Maire ; mais celui-ci demanda la permission d’employer cet argent à faire paver l’emplacement de la poissonnerie, chose, selon lui, beaucoup plus profitable pour la ville, que d’avoir un appartement bien décoré dans la mairie. »

Une maladie grave le détermina, en 1803, à donner sa démission pour se retirer à la campagne ; mais M. de Montalivet, ancien préfet de la Manche, qui avait personnellement apprécié le mérite de Le Jolis, lui écrivit et le détermina à venir remplir à Saint-Lo les fonctions de Conseiller de préfecture. Une place pour notre philosophe n’était ni une sinécure, ni un moyen de se mettre en évidence ; il regardait toute fonction publique comme un impôt levé sur son temps et sur ses facultés, comme un ensemble de devoirs impérieux. Aussi se distingua-t-il parmi ses collègues, en consacrant chaque jour plusieurs heures aux affaires du département.

« Chacun se rappelle, a dit encore l’auteur de l’article précité, son administration temporaire, lorsque la ville fut envahie par les Prussiens, et avec quel bonheur il organisa, aidé de MM. le commandant Dangas et Froger, deux citoyens recommandables, les diverses Commissions chargées de faire marcher le service public. L’ordre, la tranquillité ne furent pas troublés un seul instant, et ce résultat fut surtout dû a la grande énergie dont était doué M. de Villiers. »

Aux élections de 1817, le Pouvoir choisit pour candidat un homme si justement estimé de ses concitoyens. Les boules pacifiques du nouveau député furent acquises à la plupart des mesures ministérielles. Avec la trempe de son caractère, nulle opposition de sa part n’était possible. Il a toujours applaudi au bien qui résultait d’une crise gouvernementale ; niais il n’a contribué personnellement à aucun mouvement révolutionnaire. Du reste, ces esprits sages, organisateurs du lendemain, ne sont pas moins utiles que les turbulents de la veille.

Une chose à remarquer sur la manière dont Le Jolis remplit son mandat de 1817 à 1824, c’est qu’il donna constamment l’exemple de l’exactitude, en arrivant dans la salle des séances aux heures indiquées par les convocations, et en ne quittant sa place qu’après avoir entendu proclamer la clôture par le Président. Dès ce temps-la une telle ponctualité était rare.

Lu 1824, une maladie le détermina au repos. Nommé chevalier de la Légion-d’Honneur, il rentra dans la vie privée et ne garda que, quelques places honorifiques, où il fit encore quelque bien. Au sein du Conseil général, par exemple, il apportait annuellement le fruit de ses réflexions, de sa raison pratique, et contribuait, sans se mettre en avant, à toutes les améliorations dont nous avons tant à nous applaudir aujourd’hui. Membre de la Commission de l’hospice et du bureau d’administration du collége, il payait son tribut en zèle assidu et en idées saines. Partout il prêchait une sage économie qu’il pratiquait lui-même dans son intérieur. Rien de plus simple, en effet, que ses vêtements, que ses meubles, que ses manières. Et parce que les vertus dont il donnait l’exemple sont d’un autre âge, parce qu’il proscrivait un luxe frivole et qu’il amassait lentement, laborieusement, une fortune honnête à chacun de ses enfants, des gens peu sensés traitaient de parcimonie la prudence du père de famille. Quelle libéralité cependant là ou les prodigues montrent tant de convoitise ! Ainsi les loyers de ses terres restaient les mêmes ; il ne les augmentait qu’à proportion des avances qu’il faisait à ses fermiers pour entrer dans les voies nouvelles, mais éprouvées de l’agriculture .Répugnaient, ils à faire d’utiles tentatives, il leur donnait un millier de francs pour les déterminer à s’enrichir. Pas un de ses censeurs ne l’eut imité.

Ses parents, ses amis diraient encore avec quel plaisir il faisait fréquemment les honneurs d’une table splendide. Ces jours-là, le stoîcien empruntait quelques principes à l’école d’Epicure et la liberté s’assayait parmi les convives. De Villiers alors parlait beaucoup et laissait encore plus parler les autres, toujours prêt à noter un mot heureux, à recueillir une pensée féconde.

Comme les sages de l’antiquité, il joignait la gymnastique du corps à celle de l’âme, et dut à cette pratique une vieillesse des plus robustes. A 84 ans, il faisait encore de longues promenades à pied. Depuis quelques mois il sortait peu, lorsqu’il s’est éteint le 21 mai 1845.

De Villiers, qui avait tant vu, tant lu, tant réfléchi, n’a rien publié, si ce n’est peut-être quelques articles sur l’agriculture. Il en a donné deux ou trois à l’Echo de la Manche, 1829-30.

Nous mentionnerons, en finissant, un de ses actes de bienfaisance. Dès l’origine de la Société d’agriculture, d’archéologie et d’histoire naturelle du département de la Manche, établie à Saint-Lo en 1833, autorisée en 1836, de Villiers prit part à ses travaux et ne tarda pas à fonder un prix de cent francs, décerné chaque année, par la voie du sort, à un domestique dit grand-valet, sachant lire et écrire, ayant demeuré cinq ans au moins chez le même maitre et s’étant distingué par son intelligence, son zèle et sa probité. Cette donation, qui est dite perpétuelle, aux termes de l’acte qui la constitue, caractérise bien les dernières années de Le Jolis. L’utilité était son but ; il avait conservé le goût du beau, mais il lui préférait l’utile, et l’utile pour lui était inséparable du progrès et de la vertu.

L’Editeur.