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Alexandre Martin - bio ancienne


Alexandre MARTIN

 [1]

Les beaux vieillards ne sont pas uniquement ceux que décorent les cheveux blancs, et qui portent allègrement le fardeau des années : ce sont surtout ceux qui ont vu ou appris beaucoup de choses, et qui savent les dire. Or, comme dans nos temps actuels on ne voit guères de grandes choses et de grands hommes, comme l’étude est devenue un moyen et n’est plus un but, comme l’auditeur est une espèce disparue, partant celle du causeur, bien rares sont devenus les beaux vieillards. Parmi ceux qui ne sont plus, dont les traits sont dans nos souvenirs, et que l’art fait vivre dans ce Musée, il y en a deux dont la figure révèle sensiblement l’esprit. L’une est éclatante de vie et d’intelligence : l’autre est souriante d’une douce et méditative mélancolie. Vous avez peut-être reconnu M. Mangon-Delalande, notre ancien président, et M. Martin, ancien ambassadeur, qui vint quelquefois s’asseoir, comme auditeur, dans cette enceinte, et dont les dons se retrouvent dans votre médailler, ou couvrent ces murailles. C’est à lui que je voudrais consacrer quelques lignes de souvenir.

A part le militaire, dont la vieillesse conteuse puise à des souvenirs particuliers et personnels, il est difficile de concevoir le vieillard sans les lettres classiques. Au jeune homme, elles « ont difficiles à porter : elles vont parfaitement au vieillard. Renfermant la philosophie pratique et la poésie modérée, elles siéent bien à celui dans lequel nous aimons à trouver le sage et le causeur. Avec ces lettres antiques, il nous semble venir de plus loin ; cette littérature sobre et mesurée, qui a pour devise : Ne quid nimis, est tout naturellement la langue de la vieillesse, parce qu’elle est la langue de la raison. Horace, expurgé bien entendu, dut être le type le plus parfait du causeur dans l’antiquité. Avec toutes différences apportées par les idées chrétiennes et modernes, Horace doit encore être une partie intégrante du vieux causeur d’aujourd’hui. Aussi est-il le poète des vieillards, celui qui a une image pour toutes ses joies, et une sentence pour toutes ses douleurs, cet Horace qu’un vieux poète, Jean de Meun, peint tout entier par un vers :

Horace

Qui tant a de sens et de grâce.

Aussi M. Martin était-il un classique, et il possédait son Horace d’une vraie affection et d’une fidèle mémoire. C’est surtout sous cet aspect que mes souvenirs personnels, mes impressions dé professeur me rappellent le savant vieillard. Il me permettait quelquefois de jouir de sa société, et de goûter d’un plaisir que savourent, dit-on, les orateurs, et qui devrait être bien précieux pour les professeurs, le plaisir de se taire joint au plaisir d’écouter.

Dans l’une de mes premières entrevues avec l’aimable vieillard, dans cette maison suburbaine dont il avait arrangé les jardins avec tant de goût, et qu’il a quittée au moment d’en jouir, — linquenda domus,— je me trouvais assis, adossé à sa bibliothèque. J’étais en face d’une kermesse de Teniers, sous le charme de sa conversation et de sa voix claire et élégante, — le timbre de la voix est un des premiers éléments physiques de la distinction : c’est assurément le plus durable. Il revenait avec bonheur de Paris dans sa villa, où il associait le charme des jardins et d’une magnifique nature aux charmes de l’étude. Il était peut-être alors permis à un professeur, devant un classique, de citer du latin. Je jetai dans la conversation le : 0 rus, quando ego te aspiciam ? tout au beau milieu d’une satire d’Horace. Aussitôt, M. Martin continua la citation, tirant peut être son interlocuteur d’embarras. La Tirade entière y passa, et je ne sais où il se serait arrêté, si je ne l’avais interrompu par mon admiration sur sa familiarité avec Horace. Il me répondit que ses souvenirs, sous ce rapport, ne dataient pas du collège, qu’Horace était, il est vrai, un ancien ami, mais qu’il renouvelait souvent connaissance avec lui. Du reste, ajouta-t-il, il m’a fait gagner l’autre jour un pari, dont ces deux volumes ont été-le prix. Et il me montrait derrière moi, dans sa bibliothèque, deux ouvrages splendidement reliés. Je le priai de me raconter comment Horace lui avait valu un gain pareil. J’étais un jour chez M. Le Brun, — c’est l’académicien , l’auteur de Marie Stuart, — lequel est très-fort sur les classiques. Je m’avisai de citer un vers latin, et M. Le Brun fit des observations sur ce vers de Virgile. Il est d’Horace, lui dis-je. — Il est de Virgile, répliqua-t-il. — Je suis sûr qu’il est d’Horace.— Et moi, je suis sûr qu’il est de Virgile. Je pariai mon Horace d’Achaintre que j’avais raison, et M. Le Brun deux volumes à mon choix dans sa bibliothèque. Le débat fut porté devant M. Letronne, un des hommes les plus savants que la France eût alors ; mais malgré sa science, ou plutôt à cause de sa science, M. Letronne ne put dire si le vers était d’Horace ou de Virgile ; mais comme il y avait un enjeu, et pour savoir un vers de plus, il se mit à chercher : le vers était d’Horace. — Maintenant que j’ai gagné, dit M. Martin, comme je m’en vais dans une petite ville qui est sur les limites de la Normandie et de la Bretagne, voici ce que j’emporte avec moi. C’était la Normandie et la Bretagne de J. Janin, les deux beaux livres qu’il m’avait montrés.

Il n’était pas moins bien nourri des lettres françaises : on voyait tout d’abord que c’était un classique, qui avait la sobriété et l’élégance, la pureté et la grâce, l’esprit sans la frivolité, l’imagination sans la mignardise ; il avait les qualités littéraires de l’ancien régime sans en avoir les défauts. Né à Carentan, en 1785, d’un procureur au Bailliage du même lieu, l’ainé de quatre enfants, il manifesta de bonne heure son aptitude pour les lettres. Ces dispositions le firent, pour ainsi dire, adopter de sa ville natale, qui l’envoya au Prytanée Français qu’on organisait alors. Né vers le temps de la Révolution, il grandit pour l’Empire, et fit partie de ces jeunes gens des Ecoles Centrales, des Lycées, de l’Ecole Polytechnique, qui devinrent des ancêtres. Il fit au Prytanée de brillantes études, et y dessina des aptitudes qui devaient le soustraire à la guerre. Là, il se fit remarquer de plusieurs des célébrités littéraires, entre autres du comte Regnault de Saint-Jean-d’Angély, alors président du Conseil-d’Etat, qui l’appela auprès de lui en qualité de secrétaire intime. Si les temps actuels ont l’avantage de fermer la porte à l’ignorance et à l’incapacité, avouons que ces temps là avaient l’avantage de l’ouvrir à deux battants au mérite. Il garda cet emploi, école d’administration et de diplomatie, jusqu’à la première Restauration, époque à laquelle son patron cessa de faire partie du Conseil-d’Etat.

Bientôt après, il trouva place au ministère des affaires étrangères, où M. de Talleyrand l’employa dans plusieurs missions de confiance. C’était une bonne fortune de se trouver sous un pareil maitre. Je me souviens de lui avoir entendu parler de M. de Talleyrand avec reconnaissance, et signaler sa bienveillance pour les jeunes élèves diplomates placés sous ses ordres. Du reste, il jugeait cet homme célèbre, qui commence à passer de la légende dans l’histoire, en le ramenant à ses proportions réelles, et trouvait une unité dans cette vie en apparence si ondoyante, qui semble à l’abord être celle de l’homme de Montaigne, — « multiple et divers. » — En attendant ses Mémoires, la postérité dégage déjà des éléments variés de son existence les résultantes, vers lesquelles il gravita dans le cours de sa longue vie, et dont l’une se dessine déjà assez nettement : la paix par l’alliance de la France et de l’Angleterre. D’ailleurs, le dernier mot de cet homme, dans lequel on s’est plu à voir l’incarnation de la perfidie, on l’a entendu, quand, presque mourant, il se fit porter à l’Académie des Sciences morales pour prononcer l’éloge du comte Reinhardt, le diplomate sincère : ce dernier mot, c’était que la loyauté est le meilleur procédé en diplomatie. A ce titre seul, M. Martin eût été un diplomate éminent ; un des charmes de sa personne était cette vérité qui se révélait dans la pureté de sa voix, la sûreté de son regard, et la bonne foi de ses pensées et de ses sentiments. D’ailleurs, si c’était un homme éminent dans les idées, c’était un enfant dans la vie matérielle. Il était heureux de se mettre en tutelle aux mains de son respectable ami, M. Sanson père, et de notre habile questeur, M. Delalande. Il lui en restait plus d’argent et plus de temps pour Horace et ses livres d’autrefois. Car il me dit un jour le mot de M. Royer-Collard : Je ne lis plus, je relis.

Après s’être parfaitement acquitté des différentes missions dont Talleyrand l’avait chargé, il fut nommé ministre plénipotentiaire au Mexique, où il demeura dix ans. C’est là que, dans un temps où l’on ne soupçonnait pas encore la valeur des antiquités mexicaines, et leur importance dans l’histoire de l’art et de l’humanité, toutes choses qu’a mises en évidence le savant ouvrage de M. d’Azeglio sur cette matière, il recueillit des vestiges épars ou enfouis dans les Teocallis. Il constitua ainsi un musée mexicain, sans doute le plus remarquable qui existe, et combla ainsi une lacune dans les collections relatives aux grandes civilisations. C’était un des ornements de son hôtel à Paris. Nous croyons qu’il a été acheté pour le Musée du Louvre, où sa place était marquée près des écoles primitives, particulièrement l’école égyptienne, avec laquelle l’école mexicaine a beaucoup de rapport.

Il avait d’ailleurs beaucoup voyagé en Europe et en Asie, et dans tant de voyages jl avait acquis ou plutôt développé cette modération de jugement, cette tolérance d’idées qui sont le privilège de ceux qui ont beaucoup vu et beaucoup comparé. L’amour des beaux-arts l’avait conduit en Grèce, et c’est de là qu’il rapporta ces beaux types d’argent, dont il a enrichi le médailler du Musée d’Avranches. Il voyagea en Asie-Mineure, et visita des champs fameux — Campos ubi Troja fuit. — Pour lui, la littérature antique sortit du vague des fictions pour se préciser par les lieux, les monuments, la nature ; car une littérature ne se révèle que sous le ciel qui l’a inspirée.

Il fut rappelé du Mexique, pour être envoyé, en la même qualité, en Hanovre. Il avait étudié l’anglais en Angleterre, l’espagnol en Mexique : en apprenant l’allemand, il s’initia à une troisième grande littérature moderne. Les Français ont le don de la langue, mais ils n’ont pas au même degré le don des langues : c’est un privilège plus prononcé dans les races du Nord ; M. Martin comprenait l’anglais, mais le parlait peu. Arrivé trop vieux en Allemagne, il possédait plutôt la langue écrite que la langue parlée. Mais assurément, la pureté harmonieuse de son français a dû contribuer pour sa part à conserver à notre langue son empire dans le monde. Représentant de là France, il représentait parfaitement sa langue, son esprit et sa politesse.

M. Martin associait deux goûts, qui semblent, il est vrai, inséparables, mais qui sont pourtant quelquefois séparés, les lettres et les arts. Son amitié réunissait aussi les artistes et les littérateurs : Ingres et Béranger étaient ses amis. Le dernier promit toujours de le venir voir dans sa maison de Changeons ; l’autre y vint passer quelques jours. Ils visitèrent ensemble ce Musée, et se firent des adieux touchants, que justifiait l’âge de l’un et le veuvage éploré de l’autre. Ce portrait où M. Martin respire, avec ce mélange de naïveté et de finesse qui constituait sa personne, c’est Ingres qui l’a peint. Je me souviens de lui avoir entendu raconter en quelle circonstance. Les deux amis étaient réunis un soir, causant d’art sans doute, Ingres probablement de la chère Italie et de Raphaël qu’il continue, ou peut-être de ces rares tableaux que le grand et sobre artiste travaille dans un temps où l’on ne travaille guère, et que se disputent les rois et les millionnaires, l’empereur de Russie et M. de Rotschild. M. Martin fit entendre un reproche amical, et lui rappela doucement la parole tant de fois donnée de faire son portrait. Pour cette fois, Ingres ne s’excusa plus ; et, pris d’un beau remords, il dit : « Ce sera ce soir même. Restez tel que vous êtes. » Et il jeta l’esquisse de ce portrait en pied que grava Calamatta, et qui devint un objet d’étude dans les ateliers. L’original a été rendu à son auteur.

M. Martin a joui de ce bonheur peint si magistralement par Pascal, sous le titre du Charme des grandes amitiés, dans ses œuvres récemment retrouvées : Ingres, Béranger, Mignet, Le Brun étaient ses amis. Parmi les particularités que j’ai recueillies de sa bouche sur Béranger, je me rappelle qu’il me dit que, semblable aux poètes antiques, et réalisant l’idéal du genre, Béranger chantait ses chansons à ses amis, et qu’il lui fournit un argument victorieux dans une réunion où M. Cousin, développant avec éloquence les avantages des études classiques, refusait le talent à qui en pouvait être privé. Il oubliait Béranger et le génie. Quant à M. Le Brun, de l’Académie Française, l’auteur de Marie Stuart, c’était l’ami du cœur, l’ami du collège. Il y avait entre eux cette égalité de nature, de sincérité, de distinction, et cette fusion d’existence, qui réalisent, autant que possible, la définition d’Aristote—l’amitié est une âme dans deux corps.

Qu’au contact de ces hommes, et répondant aux voix intérieures, M. Martin ait fait des vers, c’est ce qu’on dit et ce qui est probable ; mais qu’il en ait publié, c’est ce qui se concilierait assez peu avec sa nature sobre, réservée, discrète, ou bien sans doute cette publicité ne sortait pas d’un cercle restreint, et de ce que les Anglais appellent private circulation. Toutefois, il est une œuvre pour laquelle il était préparé par son esprit et ses souvenirs, et aussi par les lectures favorites du soir de sa vie, c’est-à-dire les Mémoires. Je me souviens même de lui avoir demandé comment il lisait tant de Mémoires, lorsqu’il pourrait en faire de si intéressants. Sa causerie et ses souvenirs justifiaient parfaitement cette expression, et mon regret est qu’il ait confié à une mémoire trop infidèle certaines curiosités et secrets historiques qu’il racontait si bien. Toutefois, il en est un que je voudrais bien conserver, comme assez fécond en enseignements.

C’était en 1814, alors que les étrangers marchaient sur Paris. L’Empereur envoya l’ordre au Ministre de la police de faire sortir de la capitale l’Impératrice et le Roi de Rome. Un conseil de ministres et de généraux fut tenu et tout le monde regardait comme grave et impolitique le départ de ceux qui personnifiaient la puissance impériale dans le centre de la France. Ce devait être le signal des défections et des lâchetés. A toutes les observations, Fouché répondait par l’ordre formel de l’Empereur, et la discussion n’était pas possible. Alors un des membres, dont je regrette d’avoir oublié le nom, dit : — Si j’étais ministre de la police, je trouverais bien un moyen de garder S. M. l’Impératrice dans Paris. — Fouché répondit qu’il n’en connaissait aucun, et qu’il serait très-obligé d’en recevoir un de sa bouche. — Vous devez avoir des moyens pour cela, M. Fouché ; un ministre de la police doit en avoir pour tout.— Et Fouché exhibait l’ordre de l’Empereur. Le préopinant aurait bien voulu amener le Ministre à proposer un moyen ; mais enfin, impatienté qu’il n’en trouvât pas ou ne voulût pas en trouver, il s’écria : Eh bien ! puisque M. Fouché ne me comprend pas, voici comment j’imagine que se passent les choses : L’Impératrice et son auguste Fils montent en voiture, la foule s’attroupe, s’inquiète, suit, murmure, et, à la sortie du jardin des Tuileries, arrête la voiture, dételle les chevaux, s’attelle elle-même, et s’écrie : Non, elle ne partira pas notre Impératrice chérie : nos bras sauront la défendre et la sauver. C’est ainsi qu’on obéit à l’enthousiasme du peuple sans désobéir à l’Empereur.

Les bienfaits que M. Martin a dû semer dans sa carrière se devinaient à sa bonté, à sa modestie et à son ignorance même des choses matérielles de la vie. Le dernier acte de sa bienfaisance fut son testament : laissant sa fortune principale à ses neveux, il donna une rente de 100 fr. aux pauvres de sa commune, auxquels il avait fait beaucoup de bien pendant sa vie, et, fils reconnaissant, une rente de 1,200 fr. à la ville de Carentan qui lui avait servi de mère. Il avait obtenu pour la bibliothèque de la ville d’Avranches les belles éditions de l’imprimerie de l’Etat, particulièrement le Livre des Rois, par Burnouf fils, le grand linguiste, sitôt ravi à la science. Il avait donné au musée ses beaux types grecs : il lui donna ses gravures d’après Ingres et Raphaël. Quelques amis, nos collègues, reçurent des souvenirs d’amitié, M. Victor Sanson et M. Fritz Millet.

Il mourut à 66 ans, au mois de mars 1851, laissant un profond souvenir dans le cœur de ses amis, et à ceux qui le connurent le regret de n’avoir pas plus joui des trésors de son esprit : ils ne peuvent plus que dire, avec son poète favori :

Multis iile bonis flebilis occidit.

Edouard LE HÉRICHER.

Notes

[1] Nous avions demandé à nos amis d’Avranches une biographie d’Alexandre Martin. L’un d’eux nous a répondu en faisant insérer dans le Journal d’Avranches, du 12 décembre 1852, l’article suivant, dont la forme fait croire qu’il a été lu dans la Société archéologique de cette ville. Nous nous garderons bien de rien changer à ce pittoresque, qui tranche avec nos habitudes, et contraste heureusement avec nos plans réguliers et peut-être monotones, par une manière dégagée, pleine d’abandon, de variété, de vrai talent. Nous remercions ici M. Le Héricher, et nous le prions de nous donner plus directement quelques autres morceaux pour les prochains volumes de l’Annuaire de la Manche