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Episode du siège du Mont St.-Michel, par M. Éphrem Houel


HOUEL, Éphrem (1807- 1885) : Episode du siège du Mont St.-Michel (1835).


Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (25.III.2005)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr


Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe conservée.
Texte établi sur l’exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : nc) des Mémoires de la Société académique des Sciences, Arts et Belles Lettres de Falaise pour l’année 1835.



« A noble family, for all the brothers were
vaillant and all the sisters virtuous
.
C’était une noble famille dont tous les hommes
étaient vaillans et toutes les femmes fidèles ».

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es Anglais, maîtres de toutes les places environnantes, avaient fait plusieurs tentatives inutiles sur le Mont-St.-Michel. Vers 1423, une armée formidable, sous les ordres du comte de l’Escale, vint l’assiéger en forme. Le sire d’Estouteville s’y enferma avec cent-vingt chevaliers dont l’histoire a conservé les noms. Après une défense héroïque, après trois longues années de privations et de combats, ils chassèrent les Anglais et conservèrent à la France ce rempart, auquel peut-être elle dut alors la conservation de sa nationalité. Si la Grèce a ses Thermopyles, la Normandie a son Mont-St.-Michel ; ses héros furent aussi braves, mais plus heureux, car ils vainquirent.

Dans un petit manoir du comté de Mortain, vivait, à l’époque dont nous parlons, une jeune fille nommée Guillemette Avenel. Belle et naïve comme l’innocence, elle avait donné son cœur à un jeune écuyer nommé Robert, seigneur de Beauvoir, près la mer. - Robert était poursuivant aux fins de chevalerie ; il savait manier un cheval et mettre la lance en arrêt ; déjà dans maintes rencontres, escarmouches et détroussées, il avait essayé de briser le joug honteux que l’Angleterre appesantissait sur sa patrie. Il avait trois idoles dans le cœur : Dieu, le Roi et la France. Quant à Guillemette, elle était sa vie Guillemette descendait des fiers Avenels, barons des Biards, qui combattirent à Hastings.

Des Biards i fiers Avenals.

Ce noble nom venait de s’éteindre en Angleterre. Il ne résonnait plus sur la terre étrangère que dans les chants sauvages de la tribu écossaise ; mais il brillait encore dans la mère patrie, où les orages l’ont respecté jusqu’à présent.

Robert de Beauvoir ne se fit pas attendre à l’appel du vaillant d’Estouteville. Comme ses compagnons de gloire, il quitta tout, fortune, amis, parents, tout ce qui attache à la terre, pour s’enfermer dans une étroite prison, où tout espoir, hors celui de vaincre, était interdit, où la chance la plus probable était la mort.

Il dit adieu à Guillemette : Nous avons juré sur l’Évangile, lui dit-il, de ne pas abandonner un instant la défense du Mont avant la levée du siége. - Nous avons juré de triompher ou de mourir. - Me garderez-vous votre foi, Guillemette ? Toujours, répondit-elle ; et il partit.

Trois années se passèrent.

Cependant les Anglais pressaient le siége avec vigueur ; plusieurs assauts avaient été donnés à la place. Mais rien encore ne faisait présager de quel côté pencherait la victoire. - Robert était partout, soldat et capitaine ; il se battait comme un lion sur la brèche et dans la mêlée, et dirigeait ses hommes d’armes avec la prudence d’un vieux guerrier. - Il fut fait chevalier après une sortie. Le brave d’Estouteville lui donna l’accolade. - Mais Guillemette n’était pas là pour lui ceindre l’écharpe de chevalerie ; il en prit une noire : était-ce un présage ?

Un soir Robert était assis près d’une de ces petites fenêtres en ogive, que l’on remarque encore maintenant sur la façade de l’abbaye, au-dessus de la porte. Il regardait les étoiles qui brillaient sous un ciel sans nuages, car Guillemette lui avait dit un soir. - « Cette étoile que voilà, près de la grande voie blanche, c’est la mienne ; et celle-là, à côté, c’est la tienne, Robert. - Tous les soirs j’irai regarder nos deux étoiles, et je leur confierai des mots d’amour qu’elles te rediront. » Ainsi tous deux froissés sur la terre, ils faisaient intervenir le ciel dans leurs amours ; les étoiles étaient leurs messagères et leurs mystérieuses confidentes ; ainsi chaque soir Robert ne manqua pas de venir s’asseoir près de la fenêtre en ogive et jusque-là il n’y avait eu pour lui de jours malheureux que ceux où le ciel était sombre. Ce soir-là, les astres brillaient d’un vif éclat, et pourtant il ne pouvait se défendre d’une pensée triste. Tout-à-coup un vieux serviteur de la maison d’Avenel parut devant lui. Après bien des fatigues et de périlleuses chevauchées, il était parvenu à franchir les lignes ennemies, et à pénétrer dans la place. - Il remit à Robert une lettre de Guillemette ; elle lui mandait : « que Nicolas Burdet, un des généraux qui commandaient l’armée anglaise, l’avait demandée en mariage, que sa mère, dont tous les domaines étaient au pouvoir des vainqueurs, avait quoiqu’à regret consenti à cette union, que dans deux jours elle devait être sa femme ! Mais, lui disait-elle en finissant, comme cela ne se peut pas, comme je suis à toi, je crois bien que je serai morte auparavant. »

Tout ce que l’enfer a de feux passa dans l’âme de Robert, il se roula sur la terre comme un homme qui a perdu la raison ; quand il revint à lui, mille pensées lui traversèrent l’esprit. Une seule, aller plonger un poignard dans le cœur de Burdet, dominait toutes les autres ; mais son devoir de soldat, son voeu de chevalier !!! Pour la première fois il maudit l’honneur, et sans le souvenir de Guillemette, il l’aurait foulé aux pieds ; il écrivit à Burdet :

« Monseigneur Burdet,

Vous voulez épouser Guillemette Avenel sans son vouloir et bonne volonté ; cela est d’un félon et déloyal chevalier. Guillemette est ma fiancée, elle a reçu mes sermens et j’ai les siens. Vous pouvez être plus beau et plus riche seigneur que moi ; mais vous n’aurez jamais le cœur de ma dame. Au nom de Dieu et de sa glorieuse mère et de monseigneur St.-Michel, pour la cause duquel je suis réduit en si triste état que d’implorer votre merci, faites-lui grâce, monseigneur. Mais si vous persistez dans votre injuste poursuite, je vous en avertis, Monseigneur Burdet, il vaudrait mieux pour vous vous briser la tête contre votre forteresse d’Ardevon. »

Un page fidèle porta cette lettre au camp anglais ; Burdet était un de ces hommes qui affrontent également un crime et une lance ; il était à table : « Je bois à ton maître ! dans deux jours sa dame sera lady Burdet, et quant à son insolente menace, dis-lui que j’y répondrai à la première occasion, de manière à le guérir pour toujours de sa passion amoureuse. » Et il jeta au page son gantelet de fer, gage de combat.

Un soir, la chapelle du manoir d’Avenel était ornée comme pour une fête ; un prêtre bénissait deux époux de haut lignage, une assemblée nombreuse entourait l’autel ; déjà la cérémonie s’avançait, l’officiant allait prononcer les paroles sacrées, un mot encore et Guillemette Avenel était à jamais l’épouse de Nicolas Burdet. - Tout-à-coup la fiancée chancelle, Burdet s’élance pour la soutenir : - « Damoiselle, vous tremblez ! » - Non, je meurs ! répondit-elle ; c’était le premier mot du cœur qu’elle eût dit à Burdet. Le lendemain, il y eut un cercueil de plus dans la chapelle du château, et un ange de moins sur la terre.

Robert aiguisait une lance quand cette nouvelle lui fut annoncée ; il la supporta avec plus de calme qu’on n’eût pu le penser ; toute la nuit il pria à deux genoux.

Le siége traînait en longueur ; le comte de l’Escale avait tout tenté inutilement pour réduire cette place évidemment protégée par le ciel ; il ordonna un assaut général. C’était par une belle matinée d’été ; à mesure que la mer se retirait, on voyait descendre sur les grèves les bataillons réguliers des Anglais ; les uns venaient du fort d’Ardevon, les autres des bastilles de St.-Jean-le-Thomas ; d’autres, enfin, du Mont-Tombelaine. - Ils apportaient une foule d’engins et machines de guerre, et deux immenses canons que l’on avait fait construire exprès pour cette expédition. Tout ce que le courage d’une armée aguerrie et brave peut tenter, tout ce que la fureur de victorieux arrêtés dans leur course peut inspirer, tout fut mis en usage par l’armée anglais et ses vaillans capitaines ; mais plus s’augmentaient les périls, plus aussi semblait s’augmenter l’héroïque vaillance des assiégés ; ils renversaient les échelles, écrasaient des bataillons entiers sous une grèle de traits, et semblaient amortir par leur présence les coups du bélier et ceux du canon, dont les boulets de pierre venaient se briser contre les remparts et les glacis du rocher. Cependant accablés par le nombre, ils semblent fléchir, ils reculent ; déjà quelques assiégeans ont planté les léopards sur les tours avancées, déjà un cri de victoire s’élance de l’armée anglaise : tout-à-coup la porte s’ouvre, les chevaliers français, armés de toutes pièces s’élancent sur les assaillans ; semblables à une gargousse de mitraille qui s’échappe de la gueule du canon, montés sur d’agiles coursiers, ils fondent sur l’armée ennemie, et un combat furieux s’engage de toutes parts. - Robert de Beauvoir cherchait Burdet ; il le reconnaît à ses armes brillantes, il s’élance pour le joindre, un flot de combattans se jette entre eux. Robert, la lance basse, suivait sa route comme un sanglier dans le taillis qu’il brise en courant ; mais un Anglais, d’une haute stature, armé d’une énorme hache, lui avait barré le passage ; Robert jette sa lance, saisit sa hache, et furieux de voir retarder sa vengeance, il commence avec lui un combat à mort. Burdet s’avançait aussi pour délivrer son gage de bataille.
Un frère d’armes de Robert se présente à lui. - « Défendez-vous, Monseigneur, » lui crie-t-il, et il lance son cheval de toute sa vigueur. - Burdet, de son côté, se dispose à recevoir le choc ; il fut tel que les chevaux plièrent sur leurs jarets, et, ne pouvant dégager leurs pieds de la grève humide, chancelèrent et s’abattirent ; les deux champions mettent l’épée à la main et s’avancent l’un contre l’autre. Cependant Robert s’étant débarrassé de son adversaire cherche des yeux Burdet ; il le voit aux prises avec un chevalier dont il reconnaît le cimier et le blason d’or et d’azur : « Sire Thomas, cet homme m’appartient, épargne-le, je t’en supplie ; c’est à ma lance qu’il doit son sang, à mon poignard qu’il doit son dernier soupir. » Et il s’élançait comme un vautour qui, planant aux nues, a vu l’oiseau dont il veut faire sa pâture ; mais comme il rejoignait les combattans, Burdet tombait baigné dans son sang ; l’épée du chevalier normand s’était engagée dans sa gorge entre le casque et la cuirasse. Robert le crut mort, et dans sa fureur : « Sire Thomas tu m’en devras compte. » Pourtant un signe de vie se décela, Robert espéra que des soins empressés pourraient le rappeler à la vie. Le combat avait cessé ; les assiégeans pressés de toutes parts, avaient regagné leur redoutes ; le retour de la marée avait hâté leur fuite et précipité leur défaite. Les blessés et les prisonniers furent conduits au Mont. Robert ne quitta pas Burdet, il le fit lui-même porter dans un lieu séparé des autres blessés ; sa plaie fut sondée avec soin, elle était peu profonde, et laissa espérer une prompte guérison.

Chaque matin, un jeune moine se rendait au chevet du malade et lui prodiguait les soins les plus empressés, les baumes les plus efficaces, les mets les plus savoureux. - Vingt-quatre jours se passèrent, au bout desquels Burdet fut complètement rétabli ; mais il était prisonnier, et pensait avec tristesse qu’étant un des plus actifs et des plus renommés capitaines de l’armée anglaise, il lui serait difficile d’être admis à rançon. Il avait, un jour, confié son chagrin au moine qui le servait : - « Guérissez-vous, lui avait répondu celui-ci, et laissez faire le ciel. » Le jour où sa guérison fut achevée, le moine entra dans sa cellule : « Vous êtes libre, lui dit-il, voilà votre épée ; pour votre rançon je vous requiers un don. - Je n’ai rien à vous refuser : quel qu’il soit, je vous l’accorde. - Seigneur, reprit le moine, je ne suis, comme vous le voyez, qu’un pauvre serviteur de Dieu, peu expert au métier des armes, et pourtant faut-il que j’aie une injure à venger, une injure de mort ; je vous requiers donc, sire chevalier, que vous me vengiez de mon ennemi ; jurez de ne pas l’épargner, quand vous le verriez abattu à vos pieds, vous criant merci ; car, par St.-Michel ! autant il en fera lui, si victoire lui advient.
Vous n’aurez pas loin à l’aller chercher ; il viendra lui-même s’offrir à vos coups dans un lieu que je vais vous dire. A deux journées d’ici, au-dessus du bourg de Pont-Farcy, sur la Vire, près la chapelle de Plaine-Seuvre, se trouve une bruyère aride et déserte, des rochers, des vallons profonds, une immense solitude, une rivière écumante que traverse le pont d’Avenel ; voilà où vous le trouverez le trentième jour de la lune qui commence. Vous le reconnaîtrez à ses armes noires et à son écu blasonné de gueules au poignard d’argent. - Par St.-Georges ! dit Burdet, tu fais payer de nobles rançons, l’ami ! elles sont dignes d’un chevalier ; il y a là du mystère comme dans la ballade d’un minstrel. - Par la croix de mon épée ! je ferai ce que j’ai promis. - Adieu, moine, je te remercie de tes soins et du prix que tu y as mis. »

Mille événemens que je ne ferai qu’esquisser ici, suivirent la défaite des anglais sous les murs du Mont-St.-Michel. L’Escale, fatigué d’un siége inutile, pendant lequel il avait perdu un grand nombre de ses meilleurs soldats, songeait à se retirer et à joindre les forces, dont il pourrait disposer, aux autres armées d’outre-mer, qui commençaient à payer chèrement leurs funestes victoires de Crécy et d’Azincourt. - Un renfort puissant arriva aux défenseurs du Mont ; un parti de chevaliers bretons, conduits par Brient, de Château-Briant, car il y a des noms qui ont affaire dans toutes les gloires, vint ravitailler la place et hâter l’accomplissement des projet de l’Escale, qui leva le siége, et dispersa son armée dans les villes voisines. Depuis cette époque, le Mont-St.-Michel n’eut plus à redouter les attaques de l’étranger ; nos discordes civiles y ramenèrent encore néanmoins l’image des combats ; les noms de Bellille, de Kérolan de Montgommery et autres s’y firent entendre, mêlés au bruit des mousquets et au cliquetis de l’acier. Les degrés qui conduisent à l’abbaye furent souvent teints de sang français, répandu par des mains françaises, digne prélude à l’abîme de honte où est venu s’engloutir tant de gloire !

Il y avait un mois que la scène que nous avons décrite plus haut s’était passée dans une haute cellule du Mont-St.-Michel ; deux jeunes chevaliers chevauchaient lentement sur les bords de la Vire. Leurs armures étaient noires, et l’un d’eux portait un bouclier rouge au poignard d’argent ; l’autre était sire Thomas, celui qui avait blessé Burdet, à la bataille du Mont. Deux pages les suivaient et portaient de fortes lances, comme on en portait en guerre dans ce temps. Bientôt ils arrivèrent sur la bruyère de Plaine-Seuvre, lieu sauvage que la superstition de cette époque peuplait de génies malicieux, et où il se passait, la nuit, des choses mystérieuses. Elle est assise sur de vastes collines, bordées de rochers de granit ; la Vire vient à droite parmi les saules et les branches tombantes des ormes marins ; elle écume sur un lit de graviers ; elle passe en blanchissant sur de grands blocs de granit, et vient se diviser en six branches sous les arches du pont d’Avenel.
Les planches d’Avenel, ce sont des chênes voisins, jetés selon leur longueur, et deux à deux, sur des assises de pierres inégales et sans art, détachées du rocher, sans doute, par un éclat de la foudre. La vue s’étend sur le cours sinueux de la Vire et sur les croupes verdoyantes de trois immenses collines coupées de ruisseaux. Les planches d’Avenel, ornent le fond de la vallée ; elles rappellent seules l’idée de l’homme oublié dans cette atmosphère nuageuse, mais de l’homme de la nature, de l’homme primitif, qui jette sur le cours du fleuve le tronc abattu par le vent, et passe à la rive prochaine comme un voyageur inconnu. Un autre guerrier s’avançait aussi par la campagne : c’était le capitaine Nicolas Burdet, suivi de cinq pages, portant des armes en rechange et menant en laisse un superbe coursier de bataille. Je ne décrirai point le combat ; il ressemble à tous ceux que se livraient à cette époque les hommes qui portaient l’éperon d’or. - Nicolas Burdet, après une résistance digne d’un meilleur sort, tomba sur la bruyère ; son adversaire lui mit le pied sur la poitrine, et, levant sa visière, lui montra la figure du moine de St.-Michel, mais furieuse et vengeresse : « Reconnais-moi, lui dit-il, et meurs, toi qui as désolé le cœur d’une jeune fille, tué Guillemette Avenel ; » - Et il lui plongea trois fois son poignard dans la gorge.

Robert de Beauvoir se fit moine au monastère de St.-Michel.