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Un filleul de Gilles de Gouberville par Paul Lecacheux

extrait de l’annuaire de la Manche 1908, pages 19 à 28


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l est fait mention, à plusieurs reprises, dans le Journal de Gilles de Gouberville, d’un personnage que l’auteur appelle : « Mon cousin de Raffoville, mon filleul de Raffoville. » Ce nom est celui d’un petit village de la commune de Saint-Pierre-Eglise, que la carte de l’Etat-Major place tout à l’entrée de cette localité, à droite de la route départementale de Cherbourg à Barfleur. En 1870-1872, époque où le premier éditeur de Gilles de Gouberville, M. l’abbé Tollemer, a fait paraître dans le Journal de Valognes ses études originales et substantielles sur le fameux manuscrit, on voyait encore à Raffoville les ruines d’un ancien manoir, résidence de la famille alliée au châtelain du Mesnil au Val. [1]. Je ne saurais dire s’il en existe des traces à l’heure présente ; mais le document inédit que je vais publier engagera sans doute mes lecteurs à s’en assurer.

Le filleul de Gilles de Gouberville nous apparaît dans le Journal sous les traits d’un écumeur de mer des plus remarquables. Sans atteindre la célébrité d’un autre ami de son parrain, le capitaine François Le Clerc, de Réville, dit Jambe-de-Bois, auquel M. Ch. de la Roncière a consacré quelques pages de sa belle Histoire de la Marine française, [2] il mérite de figurer dans cette galerie des hardis corsaires du Cotentin, qui, vers le milieu du XVIe siècle, infligèrent aux Espagnols et aux Anglais des pertes si sensibles. Digne émule de Pater-Cappon et de Malesart, dont Gouberville mentionne les expéditions audacieuses aux îles de Guernesey et d’Aurigny, [3] il doit comme eux au Journal sa réputation d’intrépide aventurier, et les notes trop brèves qui le concernent suffisent à le rendre très sympathique.

On sait avec quelle facilité ces capitaines de navire recrutaient des équipages pour la guerre de course. L’’appât du gain, le goût des entreprises aventureuses, le vieil esprit batailleur, promptement éveillé chez les Normands de ce temps, faisaient accourir en foule les gens de la côte, que n’effrayaient pas les longues absences, et qui trouvaient dans ces chasses mouvementées, suivies de pillage, un plaisir toujours nouveau. N’est-il pas piquant de voir Cantepie, le fidèle serviteur de Gouberville, quitter son maître pour quelques jours et s’en aller, sous les ordres de Pater-Cappon, combattre un bateau flamand dans les parages de Guernesey ? Mais les marins du Cotentin ne se bornaient pas alors au cabotage, à la grande pêche et à la course. A l’occasion, comme les marins de Dieppe, avec lesquels ils étaient en relations, ils abordaient volontiers les expéditions lointaines et les voyages les plus aventureux. Gouberville assiste au retour de navires qui viennent des côtes de Guinée, rapportant de la "maniguette" et des dents d’éléphant, et nous voyons des escadrilles, commandées par le capitaine François Le Clerc, toucher aux Canaries, aux Antilles ou même faire voile vers le Pérou.

Raffoville n’avait aucun grade dans la marine de l’Etat et courait pour son propre compte. Le Journal nous apprend qu’il arma un navire à ses frais et qu’il sut le diriger, à deux reprises différentes, avec un succès vraiment extraordinaire. Il faut regretter, avec M. l’abbé Tollemer, que Gilles de Gouberville n’ait eu aucun intérêt personnel dans les prouesses navales de son filleul ; il ne fait que les signaler en passant, sans donner aucun de ces détails qui seraient aujourd’hui si précieux. Ce qu’il en dit se réduit en somme à peu de chose. Dans le Journal on trouve, à la date du 11 février 1556, la mention suivante : « Une heure avant soleil couchant, je party de céans, Cantepye, Symonnet et Collas avecques moy, et allasmes coucher a Gouberville. Symonnet alla par chez mon filleul de Raffoville et me rapporta qu’il estoyt revenu de la marine, où il estoyt allé pour ung moys et avoyt faict des prinses estimés a deux centz mil ducatz, et qu’il me viendroyt demain voyer.... ». [4] Pour apprécier exactement la valeur de la prise, il faudrait savoir de quelle sorte de ducats Gilles de Gouberville entend parler. D’après les calculs de M. l’abbé Tollemer, la somme peut varier de 500,000 livres à un million. Pour un mois de mer, c’est un joli profit. Fidèle à sa promesse, le corsaire vint le lendemain à Gouberville : « Le vendredi XIIe, mon filleul me vinst trouver a Gouberville, et desjeunasmes ; puys le fus convier juscques a la Masse. Il s’en alloyt jusques chez Beaurepayre, a la maison de Chennot, trouver Sideville et Navarre qui l’attendoyent.... ». Nous aurons l’occasion de revenir sur ces deux individus, à propos d’un attentat dont Raffoville fut victime l’année suivante. Mais si le laconisme de Gouberville est regrettable, n’est-ce pas en cet endroit du Journal où ne subsiste aucune trace de l’intéressante conversation que durent avoir ce jour-là l’heureux corsaire et son parrain ?

Quelques mois plus tard, alléché sans doute par le succès, Raffoville court une nouvelle bordée. Nous sommes en 1557, dans les premiers jours de mai. Gouberville apprend alors que son filleul est revenu d’une de ses expéditions. Il le croit sur son navire au Cap-Lévy, qui, on le voit, recevait à cette époque des bateaux d’assez fort tonnage, et il y dépêche Simonnet pour avoir de ses nouvelles. Mais le renseignement était faux : « Le jeudi VIe, jour Saint-Jean-Porte-Latine, je ne bougé de ma chambre, pour mon rheusme, qu’il ne fust sur le soyer, que Symonnet revinst de Caplevy, et Damours quand et luy. Le dit Symonnet y estoyt allé au matin, Richard Caulvin avecques luy, pour parler a mon filleul de Raffoville, qu’ilz ne trouvèrent point : il estoyt a sa maison. Michelot, vicayre, y fut quérir du vin de rosette et du vin cleret, dont il apporta de chascun ung flascon. » [5] Le 11, nouveau voyage de Symonnet, cette fois à La Hougue : « Ledit jour, Symonnet fut a La Hogue pour parler a Raffoville, ce qu’il ne fist pour ce qu’il s’estoyt retiré a bort, et ne peult trouver de bateau pour y aller, parceque la mer estoyt trop retirée loin des batteaulx. » Le lendemain Symonnet retourna parler à Raffoville, qu’il trouva à Barfleur. C’est là que le corsaire déchargea son navire, d’après la note du 25 mai, qui nous renseigne enfin sur la nature des nouvelles prises qu’il avait faites. Simonnet, qui depuis plusieurs jours, ne cessait d’aller et de venir du Mesnil-au-Val à Saint-Pierre et à Barfleur, ne revint point ce jour-là : « Il ayda audit Raffoville à mesurer à Barfleur et fere charier des bledz à Saint-Pierre. » On peut juger de l’importance de cette prise par la quantité de blé qui fut apportée le 28 à Gouberville : « Le vendredi XXVIIIe.... sur les troys heures, vinst Julian, serviteur de céans, et Jacquet Feullye, qui estoyent hier allés coucher a Gouberville, checun ung harnoys, et Myaulx, frère Joret, avec son harnoys, en checun des troys trente boisseaulx de fourment qu’il avoyt prins à Barfleur de la prinse de Raffoville. ». [6] Cette abondante capture de céréales, fait remarquer M. l’abbé Tollemer, venait d’autant plus à propos que l’année 1557 est une de celles où le prix des blés s’était élevé le plus haut. Le 18 mai, Gouberville, voulant récompenser un jeune garçon de Tollevast, qui lui avait apporté un fan de chevreuil pris dans le bois, lui donnait un boisseau de trémois qu’il évaluait 20 sous.

A partir de cette date, il n’est plus fait mention dans le Journal des courses de Raffoville. Mais on y trouve le récit d’un attentat dont le corsaire fut victime le jour de la Toussaint 1557. Le passage mérite d’être cité tout au long :

« Le 1er novembre 1557, en me revenant de vespres, où il y avoyt heu un sermon par ung cordelier de Vallongnes, les serviteurs de mon cousin de Bretteville, qui venoyent pour des pourceaulx que j’avoye faict arrester pendant la messe, me disrent que mon cousin de Raffoville avoyt esté oultragé cejourd’hui en l’église de Sainct-Pierre, comme on lisoyt l’evangile, par Sideville, Sainct-Martin, filz du verdier de Vallongnes, Navarre et plusieurs aultres de leur complicyté. Ledit jour, Cantepye revinst de Sainct-Sauveur ... et me dist qu’il estoyt venu de Vallongnes avec un de ceulx qui estoient a oultrager Raffoville, lequel monoyt ung barbier pour penser ledit sr de Raffoville, qui estoyt fort blessé d’un coup de pistolet au travers de l’espaule gauche, et conta audit Cantepye comme la chose estoyt advenue en l’eglise de Sainct-Pierre lorsqu’on lisoyt l’evangille. Apprès soupper, il geloyt et faisoyt fort grand froyct et beau cler de lune. J’envoyé Cantepye, Symonnet et Thomas Drouet pour sçavoyr des nouvelles au certain. Ung peu avant jour, Thomas Drouet revinst et me dist que dix-sept de ceulx qui avoyent oultragé ledit sr de Raffoville estoyent encor en sa maison maistres de sa personne et de ses biens. Avant soleil levé, Cantepye et Symonnet revindrent, qui me disrent que la compagnée s’en estoyt allée à la lune recousante, viron deux heures avant jour, et que mon filleul se recommandoyt à moy et n’estoyt pas tant malade qu’on disoyt. Incontinent que je fus levé arriva le sr de Bretteville, le curay et Chandeleur qui desjeunèrent, et me conta ledit sieur comme Cydeville et ses consors avoyent souppé le dymenche procedent ledit jour de Toussaintz et disoyent qu’ilz alloient aux nopces de Jehan Hubert. » [7]

Faut-il voir dans cet attentat sacrilège, dont Jean de Ravalet, sieur de Sideville, semble le principal auteur, un épilogue des expéditions lointaines de Raffoville, quelque vengeance de corsaire à corsaire ? Cette opinion de M. l’abbé Tollemer n’a rien d’invraisemblable. Je préférerais toutefois rattacher l’agression dont le filleul de Gouberville fut victime, le jour de la Toussaint 1557, aux faits mentionnés dans un document des Archives Nationales que j’ai eu la bonne fortune de découvrir et qui jette une singulière lumière sur les mœurs de l’époque. Raffoville se révèle à nous comme une sorte de bandit de belle allure, se laissant entraîner aux pires violences et commettant des crimes atroces, aussi redouté de ses voisins qu’il pouvait être des équipages de navires auxquels il donnait la chasse, méprisant la justice et narguant le roi. Il est impossible de rêver entre parrain et filleul contraste plus piquant. Vie paisible et ordonnée chez le premier, vie de coups de force et d’aventures chez le second. L’un, gentilhomme campagnard très avisé, préoccupé surtout d’améliorer son domaine, soigneux de sa santé et de celle de ses gens, arbitre des querelles locales et des conflits d’intérêts entre les paysans, montre le souci constant de vivre en bons termes avec toutes les autorités et entretient des rapports d’amitié avec tous les propriétaires du voisinage ; modèle de prudence et de circonspection, il dirige adroitement sa barque au milieu des écueils ; et alors qu’autour de lui les luttes religieuses revêtent un caractère inouï d’âpreté, que catholiques et protestants en viennent aux mains et qu’il semble malaisé à un gentilhomme de rester neutre, il cache si bien ses préférences qu’aujourd’hui encore on peut à peine les deviner. L’autre, qui au cours de sa rude existence de corsaire, s’est dépouillé de tous scrupules, habitué aux razzias fructueuses et aux vols à main armée, méprisant sa propre vie autant que celle d’autrui, vit plutôt en chef de bande qu’en noble tenant fief ; toujours sur mer ou par les chemins, il ne semble prendre pied dans son manoir qu’entre deux expéditions, pour y déposer le produit de ses pillages ; ses exploits sur terre valent ses prouesses navales, et ses démêlés avec la justice ne rappellent en rien les nombreux procès que Gouberville soutient pour faire respecter ses droits ou défendre ses intérêts. Tous les deux d’ailleurs sont bien de leur temps. N’est-ce pas en effet sous ce double aspect que nous apparaît la noblesse française du XVIe siècle : attachée à la terre natale et amie des aventures, rude de mœurs et volontiers frondeuse, comptant parmi ses membres des gens de sac et de corde comme Raffoville ou son ennemi Ravalet, et des agriculteurs à l’esprit très éveillé, aux goûts sédentaires, comme le châtelain du Mesnil-au-Val ? [8]

Le document des Archives Nationales nous donne le vrai nom de Raffoville et nous renseigne sur sa fin tragique. C’est une lettre de grâce ou de rémission, octroyée par le roi Charles IX, en mars 1565, à un habitant de Saint-Pierre-Eglise, appelé Guillaume Dyénis, l’un des acteurs du drame dans lequel notre corsaire trouva la mort. Comme tous les documents de ce genre, transcrits dans les registres du Trésor des Chartes, celui-ci ne fait que reproduire l’exposé du suppliant, que le scribe de la Chancellerie a enchâssé, en le modifiant très légèrement, dans les formules habituelles des lettres de grâce. Il abonde en curieux détails. On lira cette pièce d’archives, singulièrement vivante, avec d’autant plus d’intérêt qu’elle se rapporte à un événement du mois d’octobre 1563 et que les manuscrits, jusqu’à présent retrouvés, du Journal de Gouberville s’arrêtent au 25 mars 1562. L’annaliste du Mesnil-au-Val, qui, à la date du 1er novembre 1557, mentionne l’attentat dont Raffoville fut victime, n’aura pas manqué plus tard de faire allusion à la mort de son filleul, et il est fâcheux qu’on ne puisse rapprocher son récit de notre lettre de rémission. Mais en attendant qu’une heureuse découverte, toujours possible, mette sous nos yeux la fin du Journal, il m’a semblé intéressant de publier ici ce document, dans lequel se reflète la vraie physionomie d’un corsaire normand du XVIe siècle et qui nous offre un tableau de mœurs devant lequel un romancier, ami des couleurs violentes et des situations extraordinaires, comme Barbey d’Aurevilly, se serait arrêté sans doute avec complaisance.

Au mois d’août 1561, Gilles Le Marchand, sieur de Raffoville, et ses complices, parmi lesquels nous voyons figurer deux prêtres, Jean Guérard et Jean Guerran, avaient commis des excès et violences au préjudice de Guillaume Dyénis, habitant de Saint-Pierre-Eglise. Celui-ci se plaignit au bailli de Cotentin ou à son lieutenant au siège de Valognes, Guillaume Bastard, dont le nom revient si fréquemment sous la plume de Gouberville. Le lieutenant Bastard ordonna au suppliant de faire citer ses témoins. Mais la crainte que Raffoville inspirait aux gens du pays était si forte qu’aucun d’eux n’osa venir déposer en justice contre lui, et les faits, qui étaient cependant de notoriété publique, demeurèrent impunis.

Sur ces entrefaites, Raffoville feignit de vouloir accorder Guillaume Dyénis et son frère Jean avec le prêtre Guerran : il leur fixa un rendez-vous dans une maison de Saint-Pierre-Eglise. Les deux frères y vinrent sans défiance. Le corsaire s’empara d’eux, coupa les mains de Jean Dyénis, emporta leur procès et les outragea de telle sorte qu’ils durent de nouveau se plaindre au lieutenant de Valognes. Cette fois quelques témoins furent entendus, et le lieutenant adjugea aux deux frères une provision d’aliments sur Raffoville et le prêtre Guérard. Faute du paiement de cette provision, les biens du corsaire et de ses complices seraient saisis et vendus. C’est d’ailleurs ce qui arriva, les coupables ayant refusé de se soumettre à l’arrêt du lieutenant. Un jour, Guillaume Dyénis menait sur le chemin deux bœufs provenant de cette exécution, quand il rencontra Raffoville, armé de pied en cap, ayant corcellet, harquebouze et pistolle. Le malheureux paysan fut roué de coups, lié avec des cordes et emmené prisonnier à Saint-Pierre, dans le manoir de son ennemi. Là on l’enferra et on lui fit subir pendant six ou sept jours les plus odieux traitements. Au bout de ce temps il réussit à sortir la nuit par un secret qui était en la maison et à s’évader.

Son frère fut moins heureux. Lui aussi avait fait saisir, conformément à l’arrêt de la justice, quelques bestiaux appartenant au prêtre Guérard. Une veille de marché, il les conduisit au bourg de Quettehou, chez le sergent ordinaire, afin de les vendre le lendemain par son entremise. Vers minuit, Raffoville, accompagné de 15 à 18 hommes armés, envahit la maison du sergent. Les portes sont brisées, des coups d’arquebuses éclatent et blessent plusieurs personnes, la bande s’empare des bestiaux et les emmène. Jean Dyénis, pour son malheur, était là. Ils le saisissent, le ligottent, lui coupent le nez et les oreilles et lui crèvent les yeux. Raffoville l’attache dans cette état à la queue de son cheval, sur lequel il monte, et le traîne depuis Quettehou jusqu’à sa maison de Saint-Pierre, distante d’environ deux lieues. Là il fait chauffer un four, y fait jeter tout vif le malheureux et l’y laisse jusqu’à ce qu’il soit entièrement consumé et réduit en cendres.

Si habitué qu’on fût aux violences du corsaire, cet atroce forfait dut jeter dans le pays un vif émoi. La mère et le frère de la victime s’adressèrent de nouveau à la justice. Un décret de prise de corps fut lancé contre Raffoville. Mais il était malaisé d’en assurer l’exécution. Retranché dans son manoir de Saint-Pierre, qu’il avait mis en état de défense et pourvu même d’artillerie, le criminel défiait le lieutenant Bastard et narguait ses décrets. Il fallut présenter requête au Parlement de Rouen, pour obtenir la permission de recourir à la force armée. Sur le vu de cette permission, le duc de Bouillon, gouverneur et lieutenant général du roi au pays de Normandie, donna ses ordres : désormais les sergents, chargés de signifier les décrets et mandements à Raffoville, disposeraient d’un nombre d’hommes armés suffisant pour assurer le respect des décisions de la justice.

Une première fois, un sergent, accompagné de plusieurs personnages à pied et à cheval, se présente à la porte du manoir et se met en devoir de lire à haute voix les décrets. Mais Raffoville fait braquer contre la petite troupe ses pièces d’artillerie et tire sur eux, heureusement sans grand dommage. Puis il dépêche ses serviteurs dans les paroisses voisines pour sonnerie tocsin et rassembler des gens en armes, qui, arrivant à l’improviste, contraignent le sergent et ses acolytes à se retirer.

On se décide alors à recourir à la ruse. Les décrets de prise de corps sont remis à un autre sergent, nommé Olivier Fleury. Raffoville est à cette époque sous le coup de deux mandats d’arrêts, signés des officiers de Valognes : l’un relatif au meurtre de Jean Dyénis, l’autre à l’assassinat de maître Jacques Troulde, encore une de ses victimes sur laquelle l’acte ne donne pas de renseignements. Fleury est en outre porteur de l’arrêt du Parlement de Rouen, qui l’autorise à faire usage des armes, si la résistance de l’inculpé l’y contraint. Il prend avec lui plusieurs hommes sûrs, parmi lesquels se trouve Guillaume Dyénis, le principal intéressé à l’arrestation du corsaire ; et tous ensemble, le 24 octobre 1563, vont se cacher dans une maison, appelée la maison Beaumont, voisine du manoir de Raffoville et d’où ils peuvent facilement le surveiller. Ils y restent vingt-quatre heures, sans ni boire ni manger, épiant sa sortie, afin de s’emparer de lui par surprise. Mais le corsaire semble avoir flairé le danger : il ne bouge pas. Alors le 25, au matin, une heure avant le jour, le sergent et ses compagnons quittent leur retraite, et, prenant leurs précautions pour n’être point vus, ils viennent s’embusquer tout à côté de la porte du manoir, prêts à saisir leur homme dès qu’il franchira le seuil.

Au lever du soleil, Raffoville sort et se dirige vers un corps de bâtiment, à usage d’étable et de pressoir, couvert partie en ardoise et partie en chaume, et situé à la distance d’un jet de pierre de sa maison. Aussitôt Fleury commande à ses gens de lui couper la retraite et de l’empêcher d’abord de rentrer. Les hommes se précipitent et s’approchent de la porte restée ouverte. Mais si vite exécuté qu’il soit, ce mouvement éveille l’attention d’un serviteur de Raffoville, Laurent de la Court et de quelques autres qui sont dans le logis. Ils repoussent rudement la porte. Raffoville se retourne au bruit et aperçoit Fleury et ses acolytes qui s’apprêtent à le saisir. Il se jette brusquement dans l’étable, referme aussitôt la porte sur lui, et, avec l’aide de quelques-uns de ses gens, se barricade le mieux qu’il peut. Le sergent lui signifie les décrets, le somme à plusieurs reprises d’ouvrir la porte et de se rendre. Il répond par des injures : « Mort Dieu, poltrons, s’écrie-t-il, vous n’êtes que canaille, vous ne me ferez rien. Nargue pour vous, et le Roi et sa justice ! Je ne vous obéirai point. Bran pour le Roi et la justice ! » Puis haussant la voix et s’adressant à ses serviteurs : « Laurent de la Court, dit-il, tire l’artillerie sur cette canaille, et qu’on mette tout en pièces, et qu’on aille aux paroisses sonner les cloches pour assembler le peuple et tout saccager ! Lâche les chiens pour dévorer ces méchants ! Va quérir Fermanville et son fils Néville et les autres, nos amis ! »

Les serviteurs s’empressent d’obéir. Pendant que les uns vont ameuter le peuple des environs, les autres font feu de tous les engins qu’ils trouvent dans le manoir : berche, espoires, garrot, arquebuses, pistoles. Les coups partent d’une fenêtre dans le dos de Fleury et de ses compagnons. Ceux-ci ripostent et réussissent à déloger les gens du corsaire, qui s’en vont ailleurs et recommencent de plus belle à tirer sur les intrus. Alors voyant que Raffoville refuse toujours d’obéir à la justice et que ses sommations restent sans effet, le sergent fait enfoncer la porte de l’étable. Mais le corsaire et ses serviteurs montent dans une chambre haute et de là se défendent à coups de pierre. Le combat continue de part et d’autre avec acharnement. Tout à coup une lueur brille au sommet de l’étable, sur la partie du toit couverte en chaume. Une lance à feu jetée de la maison sur les assaillants a dépassé son but et vient de tomber sur la couverture. En un clin d’oeil celle-ci s’enflamme ; l’incendie se propage avec rapidité, malgré tous les efforts qu’on fait pour l’éteindre, et bientôt tout le corps de bâtiment n’est plus qu’un brasier.

Suffoqué par la fumée. Raffoville va être obligé de se rendre. Il demande s’il y a un gentilhomne dans la compagnie. Le sieur du Buisson s’avance et décline sa qualité. Mais le corsaire déclare ne point le connaître et refuse de se constituer prisonnier entre ses mains. Cependant il descend dans la cour, saisit une fourche de fer et veut fuir en se frayant un passage à travers ses ennemis. Le sergent l’en empêche et une chaude mêlée s’engage, au cours de laquelle le corsaire, à moitié assommé de coups de fourche et de coups de dague, blessé entre deux côtes, tombe à terre. Il faut arrêter Guillaume Dyénis qui, dans sa fureur, s’apprête à l’achever. Fleury lie solidement le blessé avec des cordes et envoie chercher un chirurgien pour le panser. Il fait ouvrir la maison, afin d’appréhender Laurent de la Court, qui est aussi nommé aux décrets de prise de corps. Mais, profitant de la mêlée, ce dernier a gagné la campagne et s’est enfui.

On ne s’attarde pas à courir après lui. Aussi bien il n’y a pas de temps à perdre. Les gens des environs, ameutés par les serviteurs de Raffoville ou attirés par le bruit des coups de feu, commencent s’assembler près du manoir. Les sieurs de Fermanville, de Carneville et autres gentilshonnnes du pays, répondant à l’appel de leur ami, sont arrivés en toute hâte. Si cette foule hostile s’empare des armes que le corsaire a accumulées chez lui, Fleury et ses compagnons vont se trouver dans une situation difficile. Fleury prend ces armes et les distribue à ses compagnons. Puis il veut faire panser les blessures de Raffoville ; celui-ci s’y refuse. On lui offre de monter à cheval pour aller à Barfleur, bourg distant de sa maison d’environ deux lieues ; il repousse cette proposition. Alors on se décide à l’y traîner à pied, et la petite troupe se met en marche, escortée d’une foule peu sympatique, dans laquelle on remarque des partisans avérés du blessé, comme les sieurs de Fermanville, de Carneville et de Courcy.

Arrivé à Barfleur et logé en l’hôtellerie de François Le Blond, Raffoville consent à se laisser panser par un chirurgien de l’endroit. Puis il soupe en compagnie de ses amis. Après souper, les sieurs de Fermanville et de Carneville s’entretiennent avec lui. Quelques mots de la conversation parviennent aux oreilles du sergent ou de Guillaume Dyénis. En congédiant les gentilshommes, le corsaire leur a fixé un rendez-vous : « Revenez à l’heure que je vous ai dit et amenez vos gens ! » Aurait-il formé le projet de s’évader ? Il a d’ailleurs changé d’attitude au sujet de ses blessures ; avant de se coucher, il réclame un nouveau pansement. On accède à sa demande et il se met au lit. L’hôtelier Le Blond se couche à côté de lui. Le sergent, Guillaume Dyénis et quatre hommes restent dans la chambre pour veiller sur le prisonnier. Les autres vont se reposer ; dans quelques heures ce sera leur tour de monter la garde auprès du lit où le terrible corsaire semble dormir paisiblement.

Vers minuit les habitants de l’hôtellerie sont réveillés en sursaut. Une bande armée envahit la maison, brise portes et fenêtres, tire des coups d’arquebuse et s’efforce de pénétrer jusqu’à la chambre de Raffoville pour l’enlever. Mais Fleury et ses acolytes font bonne garde. Si l’assaut est violent, la défense est énergique : après une lutte de quelques instants, les agresseurs repoussés battent en retraite. Raffoville, entendant la rumeur, saute à bas de son lit, en chemise, saisit une épée sur la table et s’efforce de tuer ses gardiens. Il a compté sans ses blessures. Dans les mouvements qu’il fait pour atteindre ses adversaires, l’appareil que le chirurgien a posé sur la plaie du côté se lève, le sang sort à gros bouillons, le blessé tombe à terre, et peu de temps après meurt sur place, sans que les assistants aient pu ou voulu lui porter remède.

Telle fut la fin tragique du filleul de Gilles de Gouberville. Elle couronne dignement une vie de violences et d’aventures et nous sommes tentés d’y voir un juste châtiment. Mais ne serait-il pas intéressant de savoir comment le parrain en accueillit la nouvelle, quelles traces cet événement a laissées dans son Journal et s’il se montra fort affligé de ce deuil de famille, qui dut plutôt réjouir la population paisible du Val-de-Saire ? Quant au manoir de Raffoville, témoin de ce drame émouvant, s’il en subsiste encore aujourd’hui quelques vestiges, souhaitons qu’un de nos compatriotes ait la curiosité d’aller les voir et la bonne pensée de les photographier.

Paul Le Cacheux


Source :

Notes

[1] Abbé Tollemer, Journal d’un sire de Gouberville, p. 507-510.

[2] Ch. de la Roncière, Histoire de la Marine française, III, 574-579.

[3] le Journal du sire de Gouberville, édit. E. de Beaurepaire, Mém. de la Soc. des Antiquaires de Normandie, tome XXXI, Introduction p. 61 et suiv.

[4] Edit. Beaurepaire, p. 331.

[5] Edit. Beaurepaire, page 348-350.

[6] V. le Journal édit. Beaurepaire, p. 353. Le dimanche 30 mai dans l’après-midi « Symonnet et Lajoye revindrent de Bayeulx, où ilz estoient allés jeudi et amenèrent ung cheval pour mon filleul de Raffoville, qui cousta XLV ducalz. »

[7] V. le Journal, édit. Beaurepaire, p. 381-382.

[8] V. à ce propos l’excellent ouvrage de M. P. de Vaissière, Gentils-hommes campagnards de l’ancienne France. (Paris, Perrin, 2e édit. 1904.)