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L’Ile-Pelée


NDLR : texte de 1838, voir source en bas de page.


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’Ile-Pelée, [1] qui n’est plus maintenant qu’un rocher situé dans la baie de Cherbourg, à 1500 toises de la côte de Tourlaville, était autrefois une terre fertile, ayant des prairies et peut-être des champs cultivés. On a acquis la preuve par de vieux manuscrits qu’elle tenait encore au continent en 1540 et même en 1560 : il est hors de doute qu’au XVIe siècle elle était une presqu’île assez étendue, où l’on mettait à paître des chevaux et des moutons pendant une partie de l’année. Mais l’isthme ayant été dévoré peu à peu par les flots, cette terre se trouvait déjà séparée de Tourlaville vers le milieu du XVIIe siècle ; pourtant l’on pouvait encore s’y rendre à pied sec au moment de la basse mer, par une chaussée naturelle de rocher qui paraît avoir existé long-temps. Plus tard, une portion de la chaussée restant sous-marine, on ne put plus aller à l’Ile-Pelée qu’à cheval, et cet état de choses existait encore, il y a moins d’un siècle, selon la tradition, et des témoignages écrits dont la modeste autorité ne peut être mise en doute. Mais alors l’Ile-Pelée, long-temps en butte à la fureur des vagues déchaînées contre elle, n’était plus déjà qu’un roc où la mer, frappant et rongeant sans cesse, avait fini par enlever toutes les terres. Il paraît que cet envahissement des flots s’était opéré non par l’effet d’une tempête, par une catastrophe d’un jour, mais insensiblement pendant le XVIIe siècle. Observons encore que, vers 1750, l’Ile-Pelée n’était distante que d’un quart de lieue du rivage de Tourlaville, et que aujourd’hui elle s’en trouve éloignée de 1500 toises, ou trois quarts de lieue commune. Ce fait authentique démontre quels progrès les envahissemens de la mer ont faits sur cette côte depuis quatre-vingts ans.

Ainsi l’Ile-Pelée n’était plus qu’un rocher tour-à-tour submergé par la pleine mer et découvert par le reflux, lorsque l’ingénieur Ricard, en 1777, vint y dresser le premier plan de la forteresse que le Gouvernement se proposait d’y élever. Ce plan fut modifié, en 1778, par M. de Caux, chef du génie militaire à Cherbourg et approuvé par le Roi l’année suivante. Enfin une ordonnance du 3 juillet 1779 arrêta l’érection du fort de l’Ile-Pelée, premier rempart destiné à fermer cette rade spacieuse que le maréchal de Vauban appelait l’Auberge de la Manche. Ce boulevart important est bâti d’après le système du grand Fortificateur du XVIIe siècle ; c’est M. de Caux qui en dirigea la construction. L’ouvrage commencé par régie en 1779, marcha d’abord avec lenteur ; bientôt le mode adopté parut trop dispendieux, et en août 1782, les travaux mis en adjudication passèrent à une compagnie d’entrepreneurs. Alors tout alla rapidement. La construction du fort fut terminée dans le courant de l’année 1784, six ans après sa première fondation.

On voit sans doute des forts mieux disposés que celui de l’Ile-Pelée, mais il en existe peu de plus formidables. Il est à trois batteries casematées, et peut recevoir cent huit bouches à feu de gros calibre, dont quatorze mortiers et quatre-vingt-quatre pièces de canon. Son artillerie pouvait tirer à boulets rouges, au moyen d’un excellent fourneau à réverbère [2] qui chauffe à blanc en dix minutes des projectiles de 36. Imprenable pour tout ennemi qui n’aurait pas Cherbourg, cette forteresse, par sa position au milieu des flots, sur un roc entouré d’écueils, ne pourrait être bloquée par une escadre qu’à une forte distance et seulement vers le nord ; à l’ouest, l’extrémité de la digue le protège ; tandis qu’à l’est et surtout au sud, la mer n’ayant pas assez de fond pour les navires de guerre, il conserverait toujours une voie d’accession avec la terre. La mission de ce fort est de défendre l’entrée de la passe orientale de la rade, qui a environ cinq cents toises d’ouverture.

Plusieurs des princes qu’à vus Cherbourg depuis cinquante ans, sont allés au fort de l’Ile-Pelée. Louis XVI le visita le 23 juin 1786 et y tira lui-même un coup de canon. C’est ce Roi qui lui a donné le nom de Fort-Royal, nom qu’il porte encore aujourd’hui, après avoir eu celui de Fort-National sous la République, et celui de Fort-Impérial pendant l’ère de l’Empire.

A l’époque du Directoire, alors que la France, achevant son mouvement révolutionnaire, était sans cesse troublée par la démagogie, l’Ile-Pelée devint un lieu de détention pour les conspirateurs et les victimes des factions. Le premier prisonnier, que reçut le Fort-National, fut Dezoteux de Cormatin, major-général de l’armée royaliste de Bretagne, arrêté à Rennes par le général Hoche, pour avoir violé le traité de pacification de la Mabilais. [3] Enfermé d’abord par mesure de sûreté, il fut ensuite détenu comme déporté, en vertu d’un jugement militaire du 19 décembre 1795. Cormatin subit là une captivité de plus de quatre années : il en sortit le 29 mars 1800 pour être transféré au château de Ham.

Le Fort-National reçut ensuite un nommé Barthélémy Porta, prétendu émigré, pris sur un bâtiment anglais capturé par un corsaire de Cherbourg. Cet homme se disait Helvétien, voyageant pour une maison de commerce de Southampton ; mais les recherches qu’on fit en Suisse prouvèrent la fausseté des indications qu’il donnait sur son origine. Il est très-probable que ce mystérieux personnage ne portait pas le nom de Barthélemy Porta ; du reste, on n’a jamais su quel était véritablement le nom de cet individu, charmant jeune homme qui avait reçu l’éducation la plus brillante et qui s’exprimait avec facilité dans les principaux idiomes de l’Europe. Dirigé sur Rochefort dans le courant de l’année 1796, ce prétendu émigré s’évada en route, et l’on n’en a plus entendu parler.

Le 2 juillet 1797, la porte du Fort-National s’ouvrit pour recevoir le conventionnel Vadier, ancien président du Comité de sûreté générale, déporté comme complice de Gracchus-Babœuf. Vadier, qui avait sa femme avec lui, resta à l’Ile-Pelée jusqu’au 23 septembre 1799, qu’il fut envoyé en surveillance à Chartres. D’autres complices de la conspiration de Babœuf arrivèrent au Fort-National le même jour que Vadier : c’étaient les nommés Cazin, Moroy, Blondeau, Germain, et Buonarrotti, gentilhomme et littérateur florentin, ancien agent de la République française en Italie et président du Club du Panthéon. Ces cinq captifs avaient été condamnés à la déportation par la haute-cour nationale de Vendôme ; ils furent conduits à Cherbourg dans une cage de fer. Un ordre des Consuls les fit transférer du Fort-National à l’île d’Oléron le 11 avril 1800, après un emprisonnement de plus de deux ans et demi. Ils ont été les derniers, condamnés politiques détenus à l’Ile-Pelée.

Vérusmor

Source :
Annuaire du Département de la Manche, Volume 10 - 1838, pages 198 à 201

Notes

[1] NDLR : L’île Pelée est une île de la Manche, située sur la commune de Tourlaville

[2] Il fut construit par l’habile ingénieur Meunier, long-temps employé à Cherbourg, tué par un éclat de biscayen, près de Mayence, étant général de division.

[3] NDLR : Le traité de La Mabilais est un accord de paix signé le 20 avril 1795 près de Rennes entre les Chouans et la République française.