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A propos d’une famille de gentilshommes bas-normands aux XVIIe et XVIIIe siècle : Les Castel de Saint-Pierre-Eglise

Auteur : M. Joseph Drouet



NDLR : Texte de l’année 1912 : Voir source en fin d’article


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es Recherches historiques sur les vingt communes du canton de Saint-Pierre-Église nous avaient présenté une famille, aujourd’hui éteinte, qui fut, il y a deux cents ans, une des gloires de notre région et qui eut l’honneur de compter parmi ses membres le célèbre Abbé de Saint-Pierre, auteur du Projet de paix perpétuelle : Les Castel, seigneurs de Saint-Pierre-Église.

Un manuscrit du XVIIe siècle, qui se trouve aux archives du Château de Saint-Pierre, va nous permettre de faire plus ample connaissance avec quelques-uns de ses membres. Ce manuscrit, dû à la plume de Charles Castel, père de l’Abbé, doit dater, d’après les indications qu’il contient, de l’année 1667. Il ne faut pas le comparer au livre de raison du sire de Gouberville. Le baron de Saint-Pierre n’a pas noté scrupuleusement chaque soir, avant de se mettre au lit, les événements de la journée, comme l’avait fait quelque cent années auparavant le seigneur du Mesnil au Val. Les mémoires qu’il nous a laissés ne sont qu’un sommaire abrégé de sa vie, composé, il le dit lui-même, pour l’instruction et la satisfaction de ses enfants.

Ils méritent toutefois de retenir quelques instants notre attention et il semble qu’un résumé des faits qu’ils contiennent ne sera pas sans intéresser les amateurs de notre histoire locale, surtout si nous utilisons, pour nous mieux documenter, les notes inédites que nous fournit un manuscrit de la Bibliothèque municipale de Rouen.

I

C’était une famille puissante que cette famille Castel, originaire du Dauphiné, qui portait de gueules au chevron d’argent accompagné de trois roses d’or et qui était venue faire souche en Normandie au début de l’année 1575. Elle remontait au XIIIe siècle et Charles Castel, dans son manuscrit où il énumère avec complaisance les alliances qu’elle a reçues ou qu’elle a données, nous raconte qu’il cousinait avec les Faulcon, seigneurs de Saint-Marcouf et de Fontenay, les Lesauvage, seigneurs de Vauville, les Le Berceur, les barons de la Hougue et de Morsalines, les Aux-Épaules de Sainte-Marie-du-Mont, les Couvert de Sottevast, les Gigault de Bellefonds et les Villars.

Son père, Nicolas Castel (1558-1643), parait avoir été le premier à porter le titre de seigneur de Saint-Pierre, auquel il ajoutait d’ailleurs celui de seigneur de Rauville, Cosqueville, Clitourps, Varouville, La Motte et Grouchy. De grande et belle taille, il passait pour l’un des plus adroits de son temps aux armes et à la danse. Actif, vigilant à ses affaires, homme d’un bon sens naturel, au jugement sûr et pondéré, il était fréquemment choisi comme arbitre des contestations qui s’élevaient soit entre les paysans, soit entre les gentilhommes de la région.

Il avait pris part aux guerres d’Allemagne et de Danemark lorsqu’il songea à rentrer dans son pays en 1589, à l’âge de 31 ans, disposé à couler des jours heureux et calmes dans le manoir de Saint-Pierre. Mais la branche des Valois venait de s’éteindre par la mort de Henri III et la guerre civile divisait la France en deux camps irréconciliables : les ligueurs d’une part et de l’autre les partisans du roi de Navarre. Débarqué à quelques lieues de Cherbourg avec douze chevaux danois qu’il ramenait comme fruit de sa campagne, Nicolas Castel fut immédiatement appréhendé par les soldats du maréchal de Matignon, qui avait toujours l’œil ouvert sur la presqu’île du Cotentin. Matignon, nous dit Brantôme qui ne l’aimait guère, était « un très fin et trinquat normand... plus vaillant et plus asseuré aux arquebusades qu’il ne faisait monstre ». Il se fit présenter le seigneur de Saint-Pierre. Celui-ci n’hésita pas un instant sur le choix de sa ligne de conduite et opta pour le parti du roi. On le trouve aux côtés d’Henri dans les rencontres d’Arques et d’Ivry et pendant le siège de Paris.

Il n’était pas sans danger d’abandonner son château pour aller au loin batailler à la suite du Béarnais et de prendre hardiment parti pour un roi qui n’était alors qu’un prétendant. Nicolas Castel, nommé capitaine-colonel des côtes du Val-de-Saire à son retour de Paris, en acquit bientôt la preuve. Endormi dans une fausse sécurité à cause des fossés avec pont-levis dont son château était environné, il n’était pas suffisamment sur ses gardes. Jean de Raffoville, qui dirigeait dans le Val-de-Saire le parti des ligueurs, tomba sur la forteresse à l’improviste, franchit la ligne de défense et pénétra jusqu’au cœur de la place. La lutte fut acharnée et, lorsque le ligueur se retira, le château n’était plus qu’un immense brasier. Rien ne fut épargné et Charles Castel peut dire dans son manuscrit que « tous ses meubles, anciens titres et papiers furent pillés ou consumés par le feu, pourquoi a fallu faire recherche des papiers ailleurs pour justifier sa qualité de noblesse et autres droits de ses terres ». C’est ce qui permettra plus tard aux ennemis des Saint-Pierre de mettre en doute la qualité de leurs parchemins et de prétendre, dans une lettre anonyme adressée au duc d’Orléans en 1701, que Nicolas Castel était tanneur et que Charles Castel avait acheté une charge pour s’exempter de la taille ; calomnies dont une minutieuse enquête ne tarda pas à confondre les auteurs.

L’incendiaire, Jean de Raffoville, était le digne fils du célèbre Gilles Le Marchand, sieur de Raffoville, dont M. Paul Lecacheux a raconté les exploits (NDLR : voir Un filleul de Gilles de Gouberville par Paul Lecacheux). Héritier de ce François de la Cour, sieur du Tourps, dont Matignon avait fait ficher la tête sur une des portes de Cherbourg, il ne comptait plus le nombre des châteaux qu’il avait dévastés et des incendies qu’il avait allumés. « Les châteaux de Rauville, de Franquetot, de la Hougue, de Turqueville, du Mesnil et de Montfarville avaient passé par ses terribles mains. En 1594, celui de Réville, qui appartenait à Christophe des Iles, avait été pareillement pillé et incendié. Enfin son seigneur, qui commandait pour le roi le fort voisin de l’île Tatihou, s’était vu assiégé dans sa redoute et avait péri le 21 décembre de cette même année sous les coups de ces derniers brigands de la ligue. Renfermé dès lors dans sa conquête que le flux de la Manche lui gardait aussi sûrement que le canon dont l’imprévoyant Matignon l’avait précédemment garnie, Raffoville s’était donc posé en véritable despote de la contrée ».

Deux ans après l’incendie du château de Saint-Pierre, la paix s’étant rétablie, il fut décrété de prise de corps sur la plainte de Nicolas Castel qui obtint contre le ligueur et ses complices, par arrêt du Parlement de Normandie du 2 avril 1597, une condamnation en six mille écus d’or de dommages-intérêts. Cette somme était allouée au seigneur de Saint-Pierre par manière de provision. On ignore quelle fut la sentence définitive et si même il en intervint une.

Nous serions porté à croire que Nicolas Castel ne se contenta pas de cette petite indemnité car, en sa qualité de Normand, il ne haïssait pas la procédure. Sa vie, écrit son fils, fut « fort traversée après les guerres civiles et étrangères par les procès que lui suscitaient ses voisins, jaloux de sa gloire, qui voulaient profiter de son ignorance. Ayant été nourri page de Madame de Longueville, il n’avait appris que fort peu à lire et à écrire, et néanmoins Dieu a permis qu’il les a tous ruinés, et je possède à présent leurs biens qui me sont en partie venus par décret des familles de Raffoville, Clamorgan, de la Grimonière, Lefebvre, des Binet, Cabart et plusieurs autres ». Le seigneur de Saint-Pierre cite même plusieurs de ces procès qui durèrent dix ans et coûtèrent à son père plus de quarante mille livres. On pense involontairement, n’est-il pas vrai, à maître Chicaneau et l’on serait tenté de concéder que Racine n’avait pas tort de placer la scène des Plaideurs dans une ville de Basse-Normandie !

Au mois de septembre 1596, Nicolas Castel profita de la paix qui suivit l’avènement de Henri IV pour se marier. Il épousa Jeanne de Couvert, de Sottevast, fille de Jacques de Couvert et de Catherine Pothier, qui lui donna deux fils et deux filles. C’est à la même époque qu’il fit bâtir un nouveau manoir, dont il ne reste aujourd’hui que les communs, exactement entre les années 1595 et 1600. Il mourut le 11 avril 1634 « laissant ses filles riches de plusieurs enfants ».

II

La personnalité de Jeanne de Couvert est de celles qui attirent à juste titre les regards. Son nom se rencontre sous la plume de M. A. Galland dans son intéressante Histoire du protestantisme à Caen et en Basse-Normandie, car elle s’est trouvée mêlée à la lutte religieuse qui divisait le pays.

On sait que la Réforme, dans les deux diocèses de Coutances et d’Avranches, réunit de puissants adeptes parmi la noblesse. Sans parler de Montgommery, seigneur de Ducey, illustré par ce fameux tournoi qui avait coûté la vie au roi Henri II, Sainte-Marie d’Aigneaux avait installé le prêche dans son propre manoir à l’Ile-Marie, de même que les Pierrepont de Saint-Marcouf et les Robert Aux-Épaules de Sainte-Marie-du-Mont.

La future dame de Saint-Pierre suivit cet exemple et nous ne saurions mieux faire ici que de laisser parler Charles Castel : « Feue ma mère, Jeanne de Couvert, nous dit-il, s’étant laissé surprendre par la curiosité des livres nouveaux qu’Elisabeth de Saint-Simon, sa belle-sœur huguenote, avait apportés de Sottevast, vécut dans l’hérésie jusqu’en 1606, qu’étant grosse de moi, elle fut à Paris se consulter avec le père Cotton, jésuite, qui la renvoya avec permission du roi de faire conférer les ministres avec le père Gontier dans le château de Caen.
Après avoir lu la bible de huit langues de Charlemagne, qui convainquait celle imprimée à Genève de plusieurs falsifications, après trois conférences célèbres qui se tinrent au château de Caen où un des plus doctes de ses ministres fut confuté mais non converti, elle fit abjuration publique entre les mains de M. de Briroy, évêque de Coutances. Vécut depuis saintement, en convertit plusieurs autres, car elle était savante en l’écriture sainte, aux langues latine, grecque, chaldéenne et syriaque, dont elle a laissé plusieurs écrits de sa main glosés des véritables significations pour confuter les falsités que les huguenots ont glissées dans leur bible. Et, après avoir racheté ses crimes par des aumônes qu’on a crues miraculeuses par la quantité de blé qu’elle donnait aux pauvres et dont ses greniers regorgeaient.... décéda en opinion de sainteté le 11 février 1613. Sera remarqué que feu mon père, lui ayant donné deux mille écus de plus de vingt mille que son grand lui avait légués par son testament pour mettre en bijoux, ajoute Charles Castel, elle les employait en livres à son voyage de Paris et en aumônes lesquelles l’ont rendue célèbre aussi bien que sa devancière ma grande du Mesnilvitel, (Jeanne d’Acher, épouse de Richard Castel) qui avait toujours sa marmite pour les pauvres. Lesquelles charités ont attiré toutes les bénédictions du ciel sur leurs familles. Dieu veuille que celles qui leur succéderont en ma famille les imitent en leurs charités et leur humilité au service des pauvres
 ! »

Le vœu de Charles Castel allait être exaucé, car sa femme, Madeleine Gigault de Bellefonds, recueillit dignement l’héritage laissé par Jeanne de Couvert. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire l’ouvrage qui lui a été consacré par Charles de Hennot, curé de Bretteville : on en trouve d’intéressants extraits dans les Recherches historiques et nous n’avons rien à ajouter à ce qu’elles disent de la baronne de Saint-Pierre. On pourra se reporter aussi à l’opuscule de Saint-Evremond : Idée de la femme qui ne se trouve point et qui ne se trouvera jamais, car cette femme, nous en avons pour garant l’Abbé de Saint-Pierre lui-même, c’est la baronne de Saint-Pierre.

III

Des deux fils laissés par Nicolas Castel, l’aîné, Pierre, qui succéda à son père en 1634, resta célibataire. Lorsqu’il mourut en 1640, son frère Charles, l’auteur du manuscrit, devint le seigneur de Saint-Pierre-Eglise, en attendant qu’il reçût le titre de baron, quelques années plus tard, en février 1644.

Quoiqu’il fût, nous dit-il, très délicat en sa jeunesse et difficile à élever, il embrassa la carrière des armes. Après avoir fait ses humanités au Collège de la Sorbonne et la moitié de sa logique au Collège d’Harcourt, il dut interrompre ses études pour revenir à Saint-Pierre près de son père, puis il compléta son éducation « à l’Académie, chez Benjamin » où il passa l’année 1626. Il entrait alors dans sa 21e année.

Sans plus tarder il fut équipé et envoyé à La Rochelle, dont Richelieu dirigeait le siège, puis au secours du fort Saint Martin-de-Ré où les Anglais assiégeaient eux-mêmes le maréchal de Toiras. « Nous y entrâmes, dit le jeune de Saint-Pierre, comme enfants perdus... C’est là que j’ai le plus souffert de ma vie et où les occasions de combattre ont été les plus fréquentes ».

Le projet de cette expédition de l’île de Ré avait provoqué un véritable mouvement parmi les gentilshommes. La noblesse de la cour, dit Richelieu, venait en foule prendre congé de Sa Majesté et Saint-Pierre a raison de dire qu’on se battit souvent autour de Saint-Martin. Il aurait pu ajouter qu’on s’y battit vaillamment, s’il faut en croire les annales de ce siège et de l’assaut final à la suite duquel les Anglais furent définitivement jetés à la mer, laissant entre les mains de l’armée française quantité de prisonniers et plusieurs drapeaux dont le roi eut la galanterie de faire don à sa sœur Henriette de France, reine d’Angleterre. Les malades eux-mêmes se trouvèrent sur les batteries, et ceux qui étaient trop faibles pour combattre chargeaient les mousquets de leurs camarades.

« Après la défaite générale des Anglais, continue Charles Castel, nous repassâmes à la grande terre, où je continuai pendant le siège de La Rochelle jusqu’au 30 octobre 1628 que le roi y entra ». Le surlendemain, jour de la Toussaint, eut lieu une procession générale du Saint-Sacrement, qui partait du temple des Pères de l’Oratoire pour traverser toutes les rues bordées de troupes. On voulait réparer par cette pompe et cette magnificence « l’injure que l’hérésie avait faite à ce glorieux mystère. Le poële était porté par deux cardinaux et deux archevêques suivis du roi et de toute la cour ».

Charles Castel revint à Paris pour assister à l’entrée magnifique que l’on préparait à Louis XIII, « abondante en machines, arcs triomphaux, feux d’artifice sur la Seine, dont le sujet était la fable de Persée qui venait délivrer La Rochelle de la gueule du Dragon ». Nous le retrouvons bientôt en Italie avec l’armée destinée à secourir la ville de Casal assiégée par le duc de Savoie. « Nous y forçâmes les barricades de Suze, qu’on croyait imprenables, ce qui jeta la terreur dans l’Italie ». Ce fut une joyeuse rencontre que cet incident glorieux pour nos armes. Le duc de Savoie refusait le passage à l’armée royale, qui trouva le défilé fortifié par trois barricades. Le maréchal de Bassompierre alla trouver le roi qui était à quelque cent pas en arrière, à la tête de son régiment des gardes. « Sire, dit-il, l’assemblée est prête, les violons sont entrés et les masques sont à la porte ; quand il plaira à Votre Majesté nous donnerons le ballet. - Savez-vous, monsieur, s’écria le roi avec colère, que nous n’avons que cinq cents livres de plomb dans le parc d’artillerie ? - Il est bien temps de penser à tout cela, répartit le maréchal, faut-il que pour un des masques qui n’est pas là le bal ne se fasse pas ! Laissez-moi agir, sire, et tout ira bien ». Les Français s’élancèrent et les barricades furent bientôt enfoncées.

Après avoir passé l’année 1626 à guerroyer en Hollande, Charles Castel rentra à Paris faire sa cour et il suivit le roi huit à dix mois à Fontainebleau. Il était là quand eut lieu l’arrestation de la reine-mère Marie de Médicis à Compiègne, et l’emprisonnement du maréchal de Bassompierre à la Bastille. Nous ne savons comment il s’acquittait de ses devoirs de courtisan. Il ne nous en parle pas, il aime mieux nous dire et c’est à sa louange, que M. de Tourville ayant obtenu commission d’une compagnie, « il lui en donna la cornette ». C’est alors qu’il passa quelque temps à Compiègne, à Verbus et à Crépy-en-Valois où cette compagnie fut licenciée.

La déclaration de guerre à la Maison d’Autriche, qui avait violé l’électorat de Trèves, fit remettre sur pied la compagnie de Tourville et Saint-Pierre en prit la lieutenance. Sous les ordres du cardinal de La Valette, nous le voyons parcourir la Lorraine et l’Alsace, tenir garnison à Roye près de Toul où il pensa mourir de fièvre pourprée quand il vint à coucher entre les draps. « M’étant fait arrêter le flux du sang trois jours devant la bataille de Marimont, je ne m’étais depuis fait purger, aussi j’avais couvé mon mal trois mois ».

Il prend part au siège de Corbie en 1636. On le rencontre au siège de La Capelle l’hiver de la même année et il s’y fait remarquer. « La gazette m’éleva bien plus que je ne méritais, ayant mieux fait ailleurs dont elle s’était tue, mais c’est que dans le quartier d’hiver elle était stérile en nouvelles ».

Nous pourrions fatiguer le lecteur en énumérant seulement les diverses places au siège desquelles il se trouve : Saint-Omer, Bach, Renti, Le Castelet, Chimay et tant d’autres. Il s’y montre officier de valeur et continue la vie économe et sage qu’il mène depuis sa jeunesse : « C’est à noter que depuis ma sortie de l’Académie pour aller à La Rochelle en 1627 jusqu’en 1634 que mon père mourut, il ne me donna que cinq cents livres de pension et, lorsque j’étais chez lui, deux cents livres dont je subsistai et économisai si bien sans rien emprunter que je subvins aux dépenses de cornette et de tous lesdits voyages ».

Dans l’intervalle de ces opérations, Charles Castel rentra plus d’une fois en Normandie avec sa troupe, soit pour se « rafraîchir », soit pour prendre ses quartiers d’hiver.

C’est ainsi qu’au mois de mars 1637 il est envoyé en garnison à Valognes avec les compagnies qu’il commande, puis l’année suivante à Conches et à Coutances. « C’est de là que nous partîmes, dit-il, à l’issue de mai 1639 pour le siège de Hesdin (dans le Pas-de-Calais), commandé par le maréchal de La Meilleraye... Hesdin pris et plusieurs châteaux qui furent démolis, M. de Gassion fut commandé de venir en Normandie réduire la révolte des Nus-Pieds avec quatre mille hommes. Il les poussa jusqu’à Avranches, prit son infanterie et laissa la cavalerie à Caen où il commandait le régiment de cavalerie du cardinal de Richelieu au faubourg de Vaucelles ». Saint-Pierre, qui faisait partie du régiment de cavalerie, n’eut pas à réprimer la révolte de ses compatriotes et il dut rester quelques mois à Caen, en attendant que sa garnison fut de nouveau transférée à Coutances.

A cette époque, le 26 janvier 1640, son frère aîné fut tué par Robert Clérel, sieur de La Roque. Picault, commandant les gardes et hoquetons de M. le chancelier à Coutances, prétendant qu’il avait été tué en duel, obtint sa confiscation. M. de Gassion, nous ayant voulu accommoder à Coutances et offert pour moi cent pistoles pour me racheter du procès, il les refusa et après deux années de poursuites, où il lui coûta trois mille livres et à moi deux mille six cents livres et plus de deux mille en épices et frais de justice, je fis condamner et exécuter par effigie ledit de La Roque et son valet à rétablir la mémoire de feu mon frère.

Quelques mois après, en avril 1640, Charles Castel quitte Coutances avec son régiment pour aller investir Charlemont et guerroyer à Namur, à Philippeville, à Marienbourg.

Il avait légitimement acquis le droit au repos. Depuis quinze années, sans trêve et sans relâche, il promenait sur les champs de bataille la compagnie dont il était devenu le plus ancien de grade. A l’âge de 36 ans, il se maria.

Le 2 mars 1642, un lundi gras, poussé par mes amis de me marier avant que de retourner à la campagne, j’épousai Madeleine Gigault de Bellefonds par préférence à deux autres maîtresses, l’une fille de M. de Verthamon, mon rapporteur au conseil, qui avait cent cinquante mille livres, l’autre, fille de madame de Préans qui en avait deux cent mille et la mienne n’eut que vingt-cinq mille livres, mais la préférai pour sa vertu comme fille de madame de Bellefonds, décédée en opinion de sainteté. Je l’emmenai céans à Saint Pierre le mercredi des Cendres 4 mars du château de Valognes avec toute la famille de Bellefonds qui en marqua bien de la satisfaction. Et il ajoute un peu plus loin : « Nous avons vécu vingt-deux ans trois mois ensemble dans grande union, quoique d’humeurs fort différentes. Elle est décédée le 2 juin lundi de Pentecôte 1664 d’un vomica, fort regrettée et dans une grande estime de piété et de charité ». De leur union naquirent treize enfants.

Depuis son mariage, Charles Castel habitait presque constamment le manoir da Saint-Pierre. Il consacrait son temps à administrer sa fortune et surtout à répandre les bienfaits autour de lui par la reconstruction de l’église de Saint-Pierre, par la création d’une école de garçons, d’un hôpital et d’un orphelinat. Il ne reprit du service que pour combattre dans le parti du roi pendant l’insurrection de la Fronde. En février 1644, des lettres patentes l’avaient nommé baron en considération des signalés servisses rendus tant par ledit Charles Castel que par Nicolas Castel, son père, au feu roy et à Sa Majesté.

Nous ne le suivrons pas davantage puisque aussi bien les Recherches historiques nous renseignent sur cette période de sa vie et que nous voulons ajouter simplement quelques notes inédites à ce qu’elles contiennent. Il mourut le 25 juin 1676 en exhortant tous ses enfants, comme il le fait à la fin de ses mémoires, « à vivre dans une parfaite union, dans l’obéissance des commandements de Dieu et de l’Église pour aspirer à une meilleure vie que la présente, remplie de pièges, d’écueils et d’ennemis dont nous devons bien prendre garde, mais particulièrement de nous-mêmes, de nos passions, inclinations, mauvaises habitudes qui sont nos plus dangereux ennemis, puisqu’ils nous font perdre la grâce de Dieu qui est le souverain bien ». Il fut inhumé près de sa femme dans l’église de Saint-Pierre.

IV

Le fils aîné de Charles Castel, Bon-Thomas, né le 1er février 1646 à Saint-Pierre-Église, après avoir voyagé en Angleterre, en Allemagne et en Autriche, entra dans les mousquetaires du roi et fit la campagne de Hollande contre l’évêque de Munster. Quelques mois plus tard, dans le courant de l’année 1666, il entrait dans les gardes du corps ; il y resta jusqu’en 1670, lorsque la mort de son père le mit à la tête de la baronnie de Saint-Pierre. Grand bailli du Cotentin, aide de camp dans les armées du roi, sub-délégué des maréchaux de France dans l’étendue de son bailliage, il devint marquis en 1679. Le roi, en honorant de ce titre les seigneurs de Saint-Pierre, voulait reconnaître le loyal dévouement de la famille, dont le nom était « marqué en Normandie entre les nobles par son ancienneté, par ses alliances et par ses services militaires ».

Le second fils de Charles Castel, Bernardin, né le jeudi 23 septembre 1649, fut nommé le jour de la Madeleine 1651 par son grand-père le marquis Gigault de Bellefonds, gouverneur de Valognes, et par Aune Davy de Montroux. Admis dans l’ordre des jésuites le 11 octobre 1664, il fit profession au mois d’octobre 1668. D’abord professeur de grammaire, puis de rhétorique, il fut chargé un peu plus tard de l’enseignement de la philosophie dans ce célèbre Collège de Caen qui comptait près de huit cents élèves de Normandie, de Champagne et même de Bourgogne. Six années durant il remplit ces délicates fonctions pour devenir ensuite, pendant deux ans, professeur de théologie et enfin recteur. Nous le retrouvons à Paris en 1692 ; il vient d’être nommé confesseur de la seconde duchesse d’Orléans, mère du Régent, dont son frère, l’Abbé de Saint-Pierre, deviendra, quelques mois plus tard, l’aumônier. Il est mort le 19 juin 1701.

Nous possédons un peu plus de documents sur les trois autres fils de Charles Castel. Le premier appartient à l’histoire générale et il n’a pas à entrer dans le cadre restreint que nous nous sommes tracé. C’est l’Abbé de Saint Pierre, « Messire Charles François Castel de Saint-Pierre, Abbé commendataire de l’Abbaye de la Sainte-Trinité de Tirou, ordre de Saint-Benoît, diocèse de Chartres, l’un des quarante de l’Académie française et premier aumônier de S. A. R. duchesse d’Orléans », disent les actes officiels. Nous nous contenterons dans un des paragraphes suivants de noter ses rapports avec le canton de Saint-Pierre-Église

Quant aux deux autres, Louis et Antoine, personne à notre connaissance, n’a réuni les notes éparses çà et là qui les concernent.

V

Louis-Charles-Hyacinthe Castel, comte de Saint-Pierre, marquis de Crèvecœur et de Kersilis, d’abord capitaine de vaisseau, ensuite premier écuyer de S. A. R. Marie Françoise de Bourbon, légitimée de France, duchesse d’Orléans, était né le 13 octobre 1659. Il avait pour marraine sa tante à la mode de Bretagne, la duchesse de Ventadour, née Aux-Épaules, qui eut l’honneur de tenir sur les fonts baptismaux l’un des enfants de France et dont la fille épousa le prince de Rohan.

M. Doyard, curé de Saint-Pierre-Eglise, lui donna les premières leçons, et à l’âge de 8 ans, trois années après la mort de sa mère, il partit pour Rouen avec ses deux frères Charles-François et Antoine. Ils étaient confiés aux tendres soins de leur tante, l’Abbesse Laurence de Bellefonds, qui dirigeait le Couvent des Bénédictines et ils allaient retrouver deux de leurs sœurs Françoise, religieuse au même monastère, et Jeanne qui, selon l’expression de Charles Castel y « attendait la vocation ». Tous les trois suivirent les cours du Collège des Jésuites, et Louis Castel, ses humanités terminées, entra dans la Marine. Très bon officier, au dire de Saint-Simon, il poursuivait sa carrière lorsque le petit Renaud osa proposer le bombardement d’Alger. Ce projet soulevait les railleries des hommes compétents et des ministres, mais le roi ordonna de le mettre à exécution. L’essai réussit pleinement, une partie de la ville d’Alger fut écrasée et consumée. Aussi, quelques années plus tard, le petit Renaud, qui n’ayant jamais servi sur un bateau, était devenu un marin à force de génie, fut-il chargé de donner aux officiers des leçons publiques de marine. Saint Pierre refusa de les suivre et il fut cassé. C’était en 1691, il avait alors le grade de capitaine de vaisseau.

Peut-être la mesure parut-elle sévère, du moins si nous en croyons Racine. Le chevalier de Saint-Pierre, dont il sera parlé un peu plus loin, avait été chargé par Tourville d’annoncer officiellement au roi la belle victoire navale de Saint-Vincent du 27 juin 1693. Racine écrivit quelques semaines après, le 28 juillet, à M. de Bonrepaus une lettre où nous lisons : « J’entretins hier M. le chevalier de Saint Pierre, frère du comte de Saint Pierre, lequel fut cassé il y a deux ans. Je vous dirai en passant qu’où trouve que Tourville a fait fort honnêtement d’envoyer dans cette occasion le chevalier de Saint-Pierre et j’espère que la bonne nouvelle dont il est chargé fera peut-être rétablir son frère ». Malheureusement ce souhait ne devait pas se réaliser.

Le comte de Saint Pierre avait épousé à Brest, en 1688, Françoise de Kerven, fille du seigneur de Kersilis, d’une ancienne noblesse de Bretagne, dont il eut deux enfants : Gabriel (1696-1743), qui entra dans le clergé et devint Abbé d’Evron, et Louis-Sébastien (1699-1749) qui choisit le métier des armes. Ils vinrent, après la disgrâce, s’établir à Paris, et Saint Simon, dans ses Mémoires, leur a consacré quelques pages où il nous les présente sous un jour très peu favorable.

Saint-Pierre, nous dit-il, était un très petit noble tout au plus de Basse-Normandie, si tant est qu’il le fût bien, qui avait beaucoup d’esprit et qui se piquait de lecture, de philosophie et de sagesse. Faux Citon, bien glorieux, bien présomptueux, bien insolent, méchant et silencieux avec force souterrains, il avait un flegme de sénateur et un impérieux silence qu’il ne rompait guère que pour prononcer des sentences et des maximes. C’était un intrigant d’un esprit fort dangereux. (Nous citons les propres expressions de Saint-Simon).

Quant à la comtesse, la Saint-Pierre, comme il dit parfois, elle était plus intrigante encore que son mari, fort vive et fort aventurière. Elle avait été jolie, quoique jeune encore, et avait été sur le trottoir à Brest. Gaie, libre, plaisante, douce, savait toutes les galanteries de la cour. L’air et le jeu fort étourdis, mais avec de l’esprit et de l’art, elle se fourrait partout, divertissait tout le monde et soi-même tant qu’elle pouvait, au reste la meilleure créature du monde.

Elle était devenue en peu de temps la favorite de la duchesse d’Orléans, épouse du Régent et fille adultérine de Louis XIV. Qui l’avait introduite auprès de la princesse ? Nous ne savons. Peut-être ses deux beaux-frères, le père de Saint Pierre et l’Abbé qui, en leur qualité de confesseur et d’aumônier de la mère du Régent, avaient leurs grandes et leurs petites entrées au Palais-Royal. Ce qui paraît certain toujours d’après Saint-Simon c’est que l’amitié et la familiarité même ne cessèrent de croître entre les deux femmes au point que la duchesse ne savait rien refuser à son amie.

Or les Saint-Pierre voulaient une place à se fourrer à quelque prix que ce fût et qui leur donnât quelque consistance. Ils obtinrent d’abord, par l’intermédiaire de la duchesse, une pension de six mille livres, qui fut portée un peu plus tard à dix mille et l’un de leurs fils fut choisi comme menin du duc de Chartres. Ils reçurent encore la concession des îles de Saint-Jean et de Miscou, dans le golfe de Saint-Laurent, que Louis XV leur retira vers 1735.

Cela ne leur suffisait pas et ils continuèrent leurs intrigues. Mais la princesse avait à compter avec l’animosité du duc d’Orléans contre les Saint-Pierre. « Il ne trouvait ni l’importance du mari, à son gré, ni le fringant et le petit état de la femme propre à figurer favorite de madame la duchesse d’Orléans. Une première tentative demeura infructueuse. « Liscoët mourut, qui avait les Suisses de M. le duc d’Orléans, dit Saint-Simon, et la place est lucrative. Saint-Pierre et sa femme se mirent après. Madame la duchesse d’Orléans prétendit que M. le duc d’Orléans la lui avait promise ». Un lieutenant-colonel, Nancré, désirait aussi la charge ; il s’était trouvé dans les parties du prince, l’abbé Dubois et Canillac, l’appuyaient et.... il l’emporta. « Voilà la Saint-Pierre aux grands pleurs, continue Saint-Simon, son mari aux grands airs de dédain et à dire que c’était l’affaire de madame la duchesse d’Orléans qui s’en brouilla avec M. le duc d’Orléans. Jamais elle ne l’a pardonné à Nancré ; jamais, ce qui est bouffon à dire, Saint-Pierre ne l’a pardonné à M. le duc d’Orléans, quoiqu’il ait eu mieux dans la suite et à peine en aucun temps a-t-il pris la peine de mettre le pied chez lui ».

C’était en 1705. L’année suivante, la charge de premier écuyer de la duchesse d’Orléans était vacante par la mort de Fontaine-Martel, qui ne laissait pas de fils. Aussitôt les Saint Pierre d’intriguer à nouveau ; la princesse « se fit une véritable affaire d’obtenir cette place » pour eux ; « à force de badinage et de manèges », la comtesse de Saint-Pierre apaisa le duc d’Orléans et celui ci, « pour avoir repos », accéda à la demande « condition que Saint-Pierre ne se présenterait pas devant lui ».

« Quelque déshonorante que fût cette condition, Saint-Pierre et sa femme n’étaient pas gens à lâcher prise. La place était utile et pleine de commodités ; elle honorait fort Saint-Pierre, elle luiavènement de Henri IV pour se marier. Il épousa Jeanne de Couvert, de Sottevast, fille de Jacques de Couvert et de Catherine Pothier, qui lui donna deux fils et deux filles. C donnait un état de consistance qu’il n’avait pas ; il la reçut donc avec avidité et tint des propos et une conduite à l’égard de M. le duc d’Orléans plus qu’indécents. Le prince lui avait défendu de mettre le pied chez lui. Saint-Pierre s’en moquait et parlait de lui avec la dernière insolence, traitant la chose de couronne à couronne. Il ne daigna en aucun temps faire un seul pas vers ce prince dont la faiblesse trouva plus commode de le mépriser ».

Marly les tentait. Il n’y eut manèges qu’ils ne firent et chose qu’ils ne mirent en œuvre pour que la comtesse de Saint-Pierre obtint d’y aller et par conséquent d’y manger et d’entrer dans les carrosses du roi. La duchesse d’Orléans la voulut prendre au point d’honneur à cause de la charge. Louis XIV refusa et tint bon toute sa vie, car ils ne se lassaient point d’y prétendre et ce ne fut que les deux dernières années du règne que « rebutés cent et cent fois, ils se le tinrent pour dit ». Cet insuccès, conclut Saint-Simon, « fut le vers rongeur des Saint-Pierre qui, non contents de s’être enrichis et placés, voulaient faire les grands seigneurs ».

Est-il nécessaire de faire remarquer qu’il ne faut pas prendre à la lettre le récit de Saint-Simon ? C’est ainsi qu’il met en doute la noblesse du comte de Saint-Pierre, le cousin-germain des maréchaux de Villars et de Bellefonds, l’arrière petit-fils de l’ami d’Henri IV, Robert Aux-Épaules qui descendait de Madeleine de Dreux, princesse de sang royal. Consultons la généalogie des Saint Pierre, nous y trouvons encore, parmi les aïeux du comte, les de Mathan qui remontent au XIe siècle et les Couvert alliés, par les d’Estouteville, aux maisons de Bourbon, d’Orléans-Longueville, de Lorraine et de Matignon. Saint-Simon n’est pas exact au moins sur ce point. Faut-il porter le même jugement sur le portrait qu’il fait des deux époux ? Nous ne pourrions être aussi affirmatif. Aucun document ne nous permet de juger le comte. Quant à sa femme, il est possible que Saint-Simon ne puisse être taxé à son sujet que d’exagération. Le 25 novembre 1699, madame de la Troche, dans une de ses lettres à madame de Grignan, faisait le récit d’un souper chez la maréchale de Rochefort, où figurait la comtesse de Saint-Pierre à côté de la duchesse de Chartres et de mesdames de Sforce et de Blanzac. Ce qu’elle y raconte n’est pas pour infirmer les dires de Saint-Simon. « Je vous parle un peu librement, concluait-elle, mais c’est à la condition que vous brûlerez ma lettre ». Elle entre en effet dans des détails que nous ne pouvons reproduire. Ceux qui désireraient savoir comment cette société choisie se comportait, lorsqu’elle était ivre, pourront consulter les Œuvres de Madame de Sévigné dans l’édition des Grands Écrivains.

Nous devons cependant ajouter, à l’éloge de la comtesse de Saint-Pierre, que, malgré la faveur dont elle jouissait près de la duchesse d’Orléans, et qui devait susciter contre elle les jalousies de l’entourage, elle était très sympathique ; c’est Saint-Simon lui-même qui l’avoue.

Elle mourut le 27 février 1740, quelques années avant son mari, huit ans exactement, car le comte est mort le 21 avril 1748, à l’âge de 89 ans. Il habitait alors dans la rue et près de la porte Saint- Honoré, sur la paroisse Saint-Roch.

Les dernières années du comte de Saint Pierre furent attristées par des deuils successifs. Au mois d’avril 1743, trois ans après la mort de sa femme, il perdait le dernier de ses frères, l’Abbé de Saint-Pierre, qui logeait dans la même rue que lui et avec lequel il entretenait des relations journalières. La même année, le 10 décembre, c’était son fils aîné, Gabriel Castel, abbé d’Evron, qui mourait à 47 ans. Au mois de juin 1746, son petit-fils, Louis Tancrède Castel, enseigne des gendarmes de Bretagne, était tué au siège de Charleroi à 24 ans.

S’il eût vécu quelques mois encore, jusqu’au 1er mai 1749, Saint-Pierre aurait vu disparaître son second fils, Louis-Sébastien Castel, marquis de Crèvecœur, sous-lieutenant des mousquetaires de la garde du roi, qui lui avait succédé dans la charge de premier écuyer de la duchesse d’Orléans. C’était le dernier de ses descendants mâles. Une seule de ses petites-filles était alors mariée. En 1742, elle avait épousé Charles de Brosses, comte de Tournai, baron de Montfaucon, président à mortier du parlement de Dijon, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, celui qu’on nomme dans l’histoire le président de Brosses.

VI

Antoine François Castel de Saint Pierre était le dernier des treize enfants de Charles Castel et de Madeleine Gigault de Bellefonds. Né le 16 août 1662, « entre onze heures et douze heures du soir » au château de Saint-Pierre-Eglise, il suivit d’abord, nous l’avons vu, les leçons de M. Doyard, curé de Saint-Pierre, et fit ses études au Collège de Rouen. Comme son frère Louis-Hyacinthe, il choisit la marine lorsqu’il s’agit d’embrasser une carrière et devint même, si nous en croyons Vertot, qui fut son camarade au Collège de Rouen, « capitaine des vaisseaux du roi de France ». Louis XIV, « en considération de ses services », lui accorda le 4 avril 1688 quinze mille livres de pension, après lui avoir donné le titre de major de la marine du Ponant par brevet du 15 avril 1687. En 1697, il faisait partie de l’escadre de Jean-Bart qui conduisit de Dunkerque à Dantzig puis ramena aussitôt en France le prince de Conti qui comptait être élu roi de Pologne.

Antoine Castel était entré dans l’ordre de Malte comme chevalier profès vers 1680 et nous l’y retrouvons en 1702, à l’âge de 38 ans, lorsqu’il est question de rétablir une escadre de vaisseaux contre les corsaires de Barbarie.

Quand le frère Raymond Perellos de Roccafoul, bailli de Négrepont, fut élu grand maître le 7 février 1697, l’ordre n’entretenait plus qu’une escadre de galères et ne possédait depuis longtemps aucun vaisseau de guerre. Les corsaires de Barbarie n’en étaient que plus hardis ; ils prenaient journellement des vaisseaux marchands chrétiens, faisaient des descentes fréquentes sur les côtes d’Italie et d’Espagne, pillaient les villages et réduisaient nombre de familles en esclavage. « Les chrétiens jetaient en vain les yeux depuis plus de quatre-vingts ans du côté des chevaliers de Malte, leurs anciens protecteurs » ; il y avait trop d’obstacles à surmonter pour rétablir l’escadre.

Perellos, aidé des conseils du bailli Zondodary qui devait lui succéder en 1720, résolut de répondre à l’attente de la chrétienté. « Des qu’il eut amassé les fonds nécessaires pour la construction des vaisseaux, dit Vertot, on chercha dans tout l’ordre le chevalier le plus intelligent pour présider à leur construction et le plus en état de les commander. Le choix tomba sur le chevalier de Saint-Pierre, de Normandie, capitaine des vaisseaux du roi de France, qui obtint depuis par ses services la commanderie magistrale du Piéton » en Flandre, près de Valenciennes.

« Le commandeur de Saint-Pierre, lisons-nous ailleurs, a été l’un des chevaliers qui a le plus contribué à rétablir dans l’ordre de Malte une escadre de vaisseaux contre les corsaires de Barbarie ; c’est le premier qui l’ait commandée comme lieutenant général après avoir été chargé d’en faire construire les vaisseaux à Toulon ; tout le monde sait combien cette escadre a diminué les pirateries de ces corsaires et les ravages qu’ils faisaient sur les côtes d’Italie ».

Pour raisons de santé, Saint-Pierre abandonna la direction de l’escadre en 1707. L’année précédente, il s’était attaqué au vaisseau amiral des Barbares qui était armé de cinquante pièces de canon et défendu par trois cent soixante-dix soldats ; il s’en rendit maître, tandis que le reste de la flotte ennemie filait à toutes voiles, et ce bâtiment, sous le nom de Sainte-Croix, prit rang parmi les navires de son escadre. On doit au chevalier de Saint-Pierre un Projet pour extirper les corsaires de Barbarie, qui avait été fort approuvé par le grand maître ». Nous n’avons pu le retrouver. Son frère, l’Abbé de Saint-Pierre, l’a résumé en quatre pages in-16, en y ajoutant une quinzaine de pages de réflexions dans ses Ouvrages de politique et de morale. Le chevalier de Saint-Pierre demande aux souverains chrétiens, dont les côtes bornent la Méditerranée ou qui y font commerce, de donner chacun leur contingent d’hommes et d’argent aux chevaliers de Malte « qui sont très heureusement situés pour nettoyer cette mer de corsaires. Chacun de ces princes, dit l’Abbé qui résume les idées de son frère, y gagnerait plus de la moitié de leurs pertes et de leurs dépenses et ils auraient incomparablement beaucoup plus de sûreté qu’en faisant séparément la guerre à ces corsaires ou en leur payant séparément un tribut assez honteux. Les chevaliers, de leur côté, y gagneraient les prises et une grande considération dans les trois parties du monde ». Peut-être ce Projet ne fut-il pas étranger au choix dont l’ordre honora le chevalier de Saint-Pierre

Castel n’avait que 47 ans lorsqu’il mourut à Versailles au mois de juin 1709. Plusieurs années après, l’épitaphe suivante fut posée dans l’église de Saint-Jean à Malte par les chevaliers de l’escadre en l’honneur de leur premier commandant.


D. O. M.

Fr. Francisco de Castel St-Pierre

Equiti Ven. Ling. Franciae.
Census magistralis de Pielon conimendalorio
Qui ob suam in re militari virtutem ac prudentiam
Clarissimo in Gallicis oris nomine sibi comparato
Ubi primum instituta fuit bellicarum navium classis
In supremum hujus moderatorem
Totiusque navalis militiae locum tenentem generalem
Delectus est anno MCCII.
Postque fere triennium possessionem inivit
Anno MDCCVI cepit praetoriam naviun Tunelanam
Annoque sequenti Orano auxiliaris adfuit
Postea valetudinem facinorum suorum curriculo
Adversantem sentiens
Sese a suscepta provincia abdicavit
Optiman regiminis normam sucessoribus linquens
Obiit Versaliis XIV Cal. Jun. Ann. MDCCIX.
Equites bellicis navibus praefecti primo carum moderatori optime merito monumentum hoc proprio aere posuerunt anno MDCCXXXVI
.

Le commandeur de Tambonneau fut chargé de remettre à la famille de Saint-Pierre une copie de l’épitaphe et d’apporter à l’Abbé une lettre du commandeur Tommazi, lieutenant général des vaisseaux de Malte, datée du 16 septembre 1736. « La vénération que conservent, monsieur, les vaisseaux de Malte pour monsieur le chevalier de Saint-Pierre, leur premier commandant, écrivait le commandeur Tommazi, a porté les officiers de cette escadre à lui ériger un tombeau. L’inscription qu’on y a gravée nous propose un modèle que nous nous efforcerons d’imiter eux et moi qui suis dans une place qu’il a remplie si dignement. C’est au nom de tout le corps que je vous envoie cette épitaphe. Je le fais avec autant de plaisir que j’en trouve à vous témoigner combien j’ai l’honneur d être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur ».

VII

Tandis que Bon-Thomas Castel, devenu en sa qualité d’aîné châtelain de Saint-Pierre, continuait dans le Val-de-Saire les traditions de sa famille et que ses autres frères abandonnaient leur pays natal, l’Abbé de Saint-Pierre partageait sa vie entre Paris et Saint-Pierre-Église. Sans doute il habita le plus souvent la capitale ou l’appelaient, ses titres et ses fonctions, mais ses voyages à Saint-Pierre étaient fréquents, les séjours qu’il y faisait se prolongeaient parfois plusieurs mois et il nous reste précisément, avant de terminer cette notice, à dire quelques mots des rapports de l’Abbé avec l’arrondissement de Cherbourg ou, pour employer les expressions géographiques de l’époque, avec l’élection de Valognes. Il avait passé les neuf premières années de sa vie au château de Saint-Pierre-Église. Envoyé au Collège de Rouen de 1667 à 1673, il revint passer ses vacances d’été au manoir paternel et jusque-là rien ne le distingue de ses frères. Mais, au sortir du collège, alors que ses frères s’éloignaient, lui regagnait Saint-Pierre Église, sans doute pour prendre du repos car il était d’une santé fort délicate Il y resta deux ans, jusqu’à la mort de son père et il occupa ses loisirs à l’étude des lois et des usages locaux pour servir d’arbitre entre ses compatriotes et terminer les procès par des arrangements. D’après le manuscrit de la Bibliothèque de Rouen, qui contient son autobiographie, ce nouveau Salomon avait, à l’âge de 18 ans, dix ou douze procès à juger comme arbitre tant entre les gentilshommes qu’entre les paysans de Saint-Pierre-Église et des environs.

Il nous serait impossible de connaître exactement l’époque et la durée de tous ses voyages à Saint-Pierre et fastidieux d’en donner la liste. Citons-en quelques-uns seulement à chaque époque de sa vie : En 1688, après le mariage de son frère, il revient de Brest à Saint-Pierre où il passe « quelques mois ». En 1706, « sur la fin de l’automne », il quitte Paris pour la Basse-Normandie ; le 10 Janvier 1708, il est encore à Saint-Pierre et il semble bien qu’il soit resté entre ces deux dates, c’est-à-dire pendant plus d’un an, dans notre région : les lettres qu’il écrit en 1707 à M. de Tourlaville et que M. de Blangy a publiées, sont datées de Saint-Pierre-Église. En juillet 1736, à 78 ans, il est à Saint-Pierre et le séjour qu’il y fait est assez long pour qu’il ait le temps de revoir, avec sa minutie habituelle, son tome III des Ouvrages de morale et de politique. « Comme on a plus de loisirs à la campagne, disait-il, vous pouvez mettre ce séjour beaucoup plus à profit pour avancer les découvertes, que le séjour de la ville qui sert à rectifier par la communication ce que l’on a trouvé à la campagne par la méditation et par la lecture ». Plusieurs de ses ouvrages ont été conçus à Saint-Pierre-Église. L’un même y a été entièrement composé : Le Mémoire sur la réparation des chemins. « Or, comme j’eus un peu plus de loisirs à Saint-Pierre- Église que je n’en ai d’ordinaire à Paris et à Versailles et que l’affaire du public me tenait alors fort au cœur je me mis à examiner sérieusement et de suite si c’était une chose réellement impossible de voir en France des chemins commodes et praticables en hiver. ». Et il ajoute, ce qui montre bien aussi qu’il était un esprit très pratique et non pas toujours un rêveur, comme on l’a trop souvent répété : « Je fis donc travailler aux chemins de mon voisinage à mes dépens et aux dépens de quelques riverains ou bordiers des chemins, afin d’apprendre par moi-même ce qui suffisait pour réparer les mauvais chemins et en quoi consiste la dépense de ces réparations. J’en eus diverses conférences avec les meilleurs esprits de mon voisinage qui avaient fait travailler....... » Toutes les voies de communication dont il parle sont celles de notre région. « Je donne pour exemple le bourg de Saint-Pierre-Église ; il est dans une presqu’île au nord à une lieue Est de la mer, vis à vis de l’île de Wight en Angleterre ; il a le port de Cherbourg à trois lieues au couchant, il a Barfleur, autre petit port de mer, à deux lieues et demie au levant ; il a Valognes au sud-ouest à quatre lieues et Quettehou près la Hougue sur la mer à trois lieues au sud-est. Ce sont les quatre marchés des villes et des bourgs qui environnent Saint-Pierre ».

« Je suppose que le cheminier de Saint-Pierre ait dans son détroit environ la moitié du chemin de Saint-Pierre à chacun de ces quatre marchés ; il aura environ dix-huit paroisses, tant petites que grandes ; ce détroit ne sera ni le plus fort, ni le plus faible, ni le plus ni le moins peuplé des onze bourgs de l’élection de Valognes. Cette élection n’est ni la plus forte, ni la plus faible, ni la plus ni la moins peuplée de toute la généralité et la généralité de Caen ,n’est ni la plus forte, ni la plus faible, ni la plus ni la moins peuplée des trois généralités qui sont en Normandie. Ainsi la supputation que je vais faire tiendra à peu près le milieu entre le fort et le faible ».

Lorsque, plus tard, en 1733, dans un Projet pour Mémoire pour rendre les chemins praticables en hiver, il voudra de nouveau et avec plus de détails établir les profits et pertes que procureraient dans toute la France la réfection des vieux chemins et la création de nouvelles routes, il prendra encore pour base de ses statistiques les chemins « du canton du Val-de-Saire, au milieu duquel est le bourg de Saint-Pierre-Église, lieu de ma naissance, parce que je les connais mieux que partout ailleurs ».

A chaque page nous voyons ce que le « cheminier de Saint-Pierre » et le « voyer de Valognes », devront faire. L’Abbé étend même ses investigations jusque dans le centre du Cotentin, où l’appellent parfois ses relations de famille. Nous savons ainsi qu’à « deux lieues aux environs de Carentan il y a sept chaussées presque toutes ruinées : Pont d’Ouve, La Fière, Chef-du-Pont, La Santurière, Pierrepont, Pont-l’Abbé, Amanville ; cependant c’est le pays de Normandie le plus gras et le plus abondant et nul commerce pendant six ou sept mois de l’année ».

Le Projet de Paix perpétuelle, qui a illustré l’Abbé de Saint Pierre et grâce auquel son nom a été préservé de l’oubli, fut conçu à Saint-Pierre-Église. L’Avertissement placé à la fin du Mémoire sur la réparation des chemins l’assure et nous lisons dans l’autobiographie de l’Abbé : « Ce fut la (à Saint-Pierre-Église) qu’il composa deux ouvrages : l’un sur l’importance et les moyens de rendre les chemins aussi commodes en hiver qu’en été, l’autre sur la première ébauche de son grand ouvrage intitulé Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe ».

On peut faire la même remarque à propos du Projet de taille tarifée. L’Abbé écrit dans la préface de la dernière édition : « Après avoir passé près de trois ans de suite à Saint-Pierre-Église, témoin de ces malheurs de ma patrie, je pris dès lors la résolution d’employer une partie de ma vie à chercher des moyens efficaces et convenables pour les faire cesser ».

Dans les différentes éditions du même projet, il parle de la misère excessive que cause aux paysans de Saint-Pierre la disproportion de la taille arbitraire ; il cite des faits qui se sont passés dans la région et dont il a entendu parler ; il prend quelque part, pour base de sa discussion, le rôle des tailles dans les paroisses de Saint-Pierre-Église, de Varouville, de Vrasville et d’Angoville. Il compare la situation des fermiers de Canteleu, dans la banlieue de Rouen, qui paient leurs journaliers seize sous par jour, à celle des fermiers de Saint-Pierre qui ne les paient que huit sous, parce que le coût de la vie est moindre à Saint-Pierre. Il dit que la mare de Vrasville, dont les habitants ont la jouissance, « peut leur valoir cinquante livres par an en pâturages pour leurs vaches ».

L’Explication physique d’une apparition, insérée en 1733 dans le tome IV des Ouvrages de politique et de morale, roule tout entière sur l’apparition d’un revenant à un prêtre de Valognes, M. Bézuel, en 1695. On y trouve les noms des seigneurs de Sortosville et de Varouville et il y est question de Notre-Dame de la Victoire d’Alleaume.

A cause de la fréquence et de la longueur de ses séjours à Saint-Pierre, l’Abbé y avait conservé à son usage personnel une maison que la tradition place au carrefour Dorey, exactement à l’angle des routes de Cherbourg et de Barfleur. Sa chambre devait être au-dessus de la forge, située derrière les maisons de MM. Bazile et Picquot qui n’ont été bâties que vers 1840.

Ses contemporains l’appelaient le bon Abbé de Saint-Pierre et lui donnaient le titre d’homme de bien. Aussi peut-on se le représenter parmi ses compatriotes, dont plusieurs étaient ses fermiers, accueillant, bienveillant et serviable. Il devait continuer la mission qu’il s’était donnée dès sa jeunesse de terminer les procès par des arrangements : il n’avait pas oublié son rôle de pacificateur des familles puisque nous lui devons un Mémoire pour diminuer les sources des procès, paru en 1725.

Les misères de ses compatriotes lui avaient inspiré le Projet de taille tarifée ; elles le conduisirent même, en 1718, jusqu’à entreprendre un voyage de quatre mois à La Rochelle pour voir « le succès de l’établissement que M. Renaut, M. de Chateautiers et M. de Creil, intendant, faisaient de la dîme royale ». Il est vraisemblable qu’un tel homme, qui, au surplus, avait écrit un Projet pour soulager les pauvres répandait de larges aumônes autour de lui. D’Alembert nous rapporte qu’il se chargeait même d’élever des enfants pauvres ou abandonnés et de leur faire apprendre « un métier utile et solide » qui pût les mettre à l’abri de l’indigence, comme boulanger, cordonnier, tailleur. Les enfants de Saint-Pierre-Église n’ont certainement pas été oubliés et nous sommes d’autant plus porté à le croire que le registre des baptêmes de la paroisse mentionne souvent l’Abbé comme parrain.

Le portrait, qui est placé dans la salle des délibérations du Conseil municipal à la Mairie de Saint-Pierre-Église, a été peint d’après la gravure qui est placée en tête du second tome du Projet de paix perpétuelle. Cette reproduction n’est pas un chef-d’œuvre, mais elle suffit néanmoins à rappeler aux habitants de Saint-Pierre la mémoire de l’homme illustre qui resta toujours fidèle à sa petite patrie.

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