Auteur : Aug. Besnard
• Texte de 1882 ; voir source en bas de page. [1]
e passé de Saint-James est un passé militaire. Dans cet ordre d’idées, il nous est souvent arrivé de chercher à élucider deux questions que l’aspect des lieux posait de temps en temps. L’une se rapporte au siège ou à l’assaut de 1426. En appliquant sur le terrain les détails connus, nous espérions établir, par cette confrontation, quelques points fixes, au moyen desquels il deviendrait possible d’arriver progressivement à la vérité.
Notre patriotisme local y est intéressé. C’est par là que l’histoire de Saint-James s’est un moment rattachée à l’histoire générale de la France. Cette petite forteresse, perdue sur un mamelon rocheux de la Basse-Normandie, aux marches de la Bretagne, a eu son heure d’importance et de retentissement. L’entreprise dirigée contre elle, pour en expulser l’invasion anglaise, pouvait être le commencement de la délivrance.
L’autre question se rattache à un ancien retranchement appelé la Haye-de-Terre. Ses vestiges remarquables attestent encore qu’ils ont fait partie d’une œuvre considérable. Elle a dû avoir, elle aussi, son rôle et son histoire. Mais on ne lui a pas accordé, en général, l’attention qu’elle mérite.
Nos recherches, si elles ont été bien interprétées, ont eu ce résultat singulier d’établir que ces deux questions, celle de l’assaut 1426 et celle de la Haye-de-Terre, qui nous avaient paru distinctes et sans connexion, sont, au contraire, liées l’une à l’autre et solubles l’une par l’autre.
C’est ce que cette étude a pour but d’expliquer.
S’il nous arrive de citer de vieilles chartes et quelques chroniqueurs anciens, on voudra bien n’en pas faire honneur à notre science archéologique et paléographique. A quoi bon affronter la poussière des archives, si vénérable qu’elle soit, quand on n’a qu’à puiser dans un excellent ouvrage bien connu de tous les amis de notre histoire locale. Nous voulons parler - il est à peine besoin de le dire — de l’Avranchin monumental et historique, œuvre magistrale de notre savant et sympathique président, M. Le Héricher. Les nombreux documents qui s’y trouvent réunis sont classés, rapprochés et commentés de manière à ce que les simples curieux de la science, comme celui qui écrit ces lignes, n’ont plus qu’à choisir ce qui convient à leur sujet. Bien ingrats seraient ceux qui n’en conserveraient et n’en témoigneraient pas hautement une vive reconnaissance.
Histoire
Pendant le carême de l’année 1426, une petite armée de Bretons déboucha sur le plateau de Carnet, bordé par le ravin profond et demi-circulaire de la Dierge. Elle avait l’honneur d’être commandée par le premier dignitaire militaire de France, le connétable de Richemont. Son quartier-général fut établi au donjon de Margotin, autour duquel s’étendirent les campements de la troupe. Elle venait de prendre d’assaut et de mettre à sac la petite ville de Pontorson, dont la garnison anglaise avait été passée au fil de l’épée. C’était avec des sentiments non moins hostiles pour la garnison, aussi anglaise, de Saint-James-de-Beuvron, qu’elle était venue prendre position à deux ou trois kilomètres de cette autre forteresse située, comme Pontorson, sur l’extrême frontière de la Basse-Normandie.
Dans quelles circonstances se produisait cette irruption vigoureuse, quelles difficultés la disposition des lieux et les travaux des hommes allaient-ils lui créer devant Saint-James, son nouvel objectif, c’est ce que nous avons à examiner.
Le règne néfaste de Charles VI et d’Ysabeau de Bavière venait de finir, en 1422. Malheureusement, il avait duré quarante-deux ans, pendant lesquels toutes les infortunes dont la guerre étrangère et les discordes civiles peuvent accabler une nation avaient sévi contre la France. Aussi l’œuvre de Charles V et de Duguesclin était-elles plus qu’anéantie. Les Anglais étaient partout. Si quelques lambeaux de territoire semblaient leur avoir échappé, c’était seulement faute de troupes assez considérables pour occuper à la fois un si vaste pays, couvert de nombreuses forteresses. Et encore, revendiquaient-ils hautement, légalement, le traité de Troyes à la main, la propriété de ces épaves, dernier asile du nom français. Leur occupation ne paraissait plus être qu’une question de temps.
Par une dernière ironie de la fortune, Charles VII, le nouveau roi, se trouvait être un jeune homme de dix-neuf ans, qu’une tâche aussi désespérée surprenait au milieu des plaisirs, avant la maturité de l’âge et de l’expérience.
Les Anglais l’appelaient le roi de Bourges, dynastie analogue, dans leur pensée, à ce que fut plus tard la dynastie grotesque des rois d’Yvetot. La Hire lui disait qu’on n’avait jamais vu de roi perdre plus gaiement son royaume.
Il venait pourtant de recruter dans le comte de Richemont un champion capable, s’il eût été mieux secondé, d’améliorer une situation si gravement compromise. Homme de conseil et d’action, rigide et impétueux, Richemont n’avait guère qu’une manière de procéder — mais elle avait son prix — par l’épée. Après s’en être glorieusement servi sur les champs de bataille, il l’employait encore à trancher les nœuds gordiens de l’intrigue et de la politique des Cours. Sa pensée persévérante, et non sans profondeur, était de gouverner le prince pour mieux gouverner les affaires. Mais, dépourvu de la souplesse nécessaire, incapable de ménagements ou les dédaignant, il avait trop souvent recours à la violence. Le succès qu’il ne pouvait attendre d’une politique aimable, il le demandait à l’intimidation et à la terreur. Quiconque obtenait une part de la confiance et de l’amitié royales devenait, à ses yeux, un usurpateur de ses propres droits. Ses rancunes étaient sanglantes ; il fut le fléau des favoris.
Ce n’était pas une nouveauté de voir un Breton connétable de France. Duguesclin et Clisson étaient aussi des Bretons. Il y avait, toutefois, quelque chose de plus significatif dans le choix de Richemont, qui, frère de François Ier, le duc régnant, occupa lui-même plus tard le trône ducal. En acceptant l’épée de connétable de France, en la tournant immédiatement contre les Anglais, Richemont engageait donc la politique de la Bretagne et témoignait officiellement de la nouvelle orientation qu’elle avait reçue depuis quelque temps. Tant que les dangers de conquête et d’annexion étaient venus du côté de la France, l’alliance anglaise avait été le pivot de cette politique. Mais alors ce n’était plus, comme à l’ordinaire, la France qu’il y avait lieu de craindre, mais bien l’Angleterre, victorieuse, prépondérante, maîtresse de la Normandie, notamment des forteresses (excepté celle du Mont-Saint-Michel) bâties vers la frontière bretonne.
Avant que d’entrer en campagne, Richemont avait pris les mesures qu’il avait crues les plus efficaces, d’abord en éloignant de la Cour (sans autres violences, pour cette fois) les ministres qui lui étaient suspects, en obtenant ensuite que les revenus du Languedoc fussent spécialement affectés au paiement de ses troupes. Mais à peine ce tuteur incommode avait-il quitté le jeune roi, que celui-ci, brisant ses lisières, s’était hâté de prendre pour ministre et pour favori le comte de Giac, ennemi personnel du connétable. C’était le trait du Parthe que lui décochait le président Louvet, l’un des ministres expulsés. En patronant Giac il avait pris sa revanche.
La Haye-de-Terre
Le chemin direct qui conduit à la Haye-de-Terre part du petit carrefour de la Croix-Chaîte. Aujourd’hui, les tronçons de la croix, longtemps épars, ont été rajustés. Son fût de granit cannelé, rongé par la mousse et les lichens, se dresse de nouveau vers le ciel. Elle justifie par son apparence de vétusté la date de 1419 grossièrement entaillée sur le socle. Comme ce millésime a été donné par feu M. le comte de Guiton, savant archéologue dont notre Société n’a pas perdu le souvenir, il mérite toute confiance. Nous la saluerons donc doublement, d’abord parce qu’elle est la CROIX, ensuite parce qu’elle doit être regardée comme l’une de nos antiquités les plus incontestables.
En suivant le chemin vers l’ouest, on trouve, à gauche, une ferme que le cadastre désigne sous le nom des Guitons, mais qu’on appelle communément dans le pays Hecterre, contraction évidente du nom de la Haye-de-Terre. Le corps de bâtiment qui s’avance au bord du chemin parait ancien. Quelques-unes de ses ouvertures sont carrées et divisées par des meneaux de pierre en croix. On aperçoit au fond de la cour une grosse tour trapue qui, malgré son toit de chaume surmonté d’un lanternon de charpente, ressemble assez à un ancien donjon déguisé en colombier.
Devant l’entrée s’étend une douve ou mare de cinquante mètres de longueur. Suivant un plan de 1814, il y avait alors au bord du chemin, joignant la ferme, une autre douve deux fois plus considérable. Elle est aujourd’hui comblée et fait partie du jardin. Au reste, sur toute cette partie du plateau, soit en remontant vers la Vieille-Paluelle, soit en descendant vers la ville par le Clos-Tardif, le sol est mouillé, rempli de sources et de nappes d’eau presque superficielles. Aussi les chemins, surtout celui que nous parcourons, y deviennent-ils presque impraticables dès le commencement des saisons pluvieuses. En face du jardin de la Métairie, ferme située à cinq cents mètres d’Hecterre, dans une position identique, ce chemin était rempli en tous temps d’une profondeur d’eau d’un à deux mètres. Les travaux qu’on y a faits, il y a peu d’années, ont pallié l’inondation plutôt qu’ils ne l’ont fait disparaître.
C’est un peu avant que d’arriver à cette ferme de la Métairie qu’on aperçoit, sur la droite, le premier tronçon de la Haye-de-Terre long de deux cents mètres. A l’extrémité par laquelle nous l’abordons, il est largement ébréché par le chemin qu’il surplombe. Un peu plus loin, la Haye paraît à peine entamée et elle a alors une largeur de cinq à six mètres en couronne. Sa hauteur moyenne est de deux mètres et son fossé, peu profond, en a deux ou trois de largeur. Ce qu’il offre d’inattendu, c’est qu’il se trouve du côté de la Haye qui regarde la ville, de sorte que le retranchement paraît, au premier abord, une précaution prise contre celle-ci plutôt qu’un de ses ouvrages défensifs. Quant à l’autre côté bordé par le chemin, toutes traces ont disparu, s’il y en a eu.
Cette première partie se termine un peu avant le chemin de Beaufour, au-delà duquel on arrive au deuxième tronçon dont l’état de conservation est remarquable. C’est là qu’il faut examiner la Haye-de-Terre si l’on veut s’en faire une parfaite idée. Avant d’exposer et de discuter les résultats de cet examen, disons dès maintenant qu’elle se prolonge, sur une longueur de deux cent trente mètres, entre le chemin de Beaufour et le bord du ravin de la Dierge. Arrivée là, quoique la vallée ait au moins cinquante mètres de profondeur et que le côteau soit très escarpé, elle se continue, toujours dans le même alignement, sur le flanc de ce côteau, jusqu’à la rivière. Tout ce second tronçon s’appelle dans le pays la Digue, ce qui n’est que la forme moderne de l’appellation primitive, Dick.
Le fossé septentrional existe toujours, mais il s’y joint, cette fois, un fossé méridional exactement pareil. La Haye s’élève ainsi entre deux fossés.
Dans cette partie, les fossés ont conservé généralement une plus grande profondeur, qui dépasse un mètre sur plusieurs points, et le remblai plus de hauteur. Souvent il s’élève de plus de quatre mètres au-dessus du fond des fossés, c’est-à-dire de plus de trois mètres au-dessus du sol naturel.
La largeur totale de la Haye, accompagnée de ses deux fossés, est de dix-sept mètres. En tenant compte de l’évasement du pied du remblai, par suite du poids des terres et des influences atmosphériques, la largeur primitive de chaque fossé a dû être de quatre mètres, ce qui laisse neuf mètres pour l’épaisseur de la Haye elle-même, à sa base. Il n’est pas certain que sa hauteur ait été uniformément la même dans tout son parcours. La configuration du sol et d’autres circonstances ont pu la faire varier dans de certaines limites. On peut conclure néanmoins de ce qui existe encore qu’elle n’était pas, en moyenne, inférieure à trois mètres cinquante centimètres.
Sa largeur en couronne dépendait de l’inclinaison des talus et celle-ci se réglait sur la nature des terres remuées. Or, sur ce point, la terre est compacte, argileuse et permettait de réduire l’inclinaison autant que possible, faculté avantageuse pour diminuer les chances de l’escalade. Comme, de plus, c’était un usage ancien de protéger et de soutenir les remblais par des clayonnages, au moins jusqu’à ce qu’ils eussent pris leur assiette et de la consistance, nous croyons qu’on a pu donner sans inconvénient aux talus un demi de base seulement pour un de hauteur. Dans ces conditions, la plate-forme aurait mesuré cinq mètres cinquante de largeur, ce qui suffisait amplement à l’établissement d’un parapet et à l’évolution des défenseurs. Il ne resterait donc plus qu’une inconnue à dégager, la profondeur des fossés, évidemment liée au volume des déblais qui en sont sortis. Si l’on considère que l’épaisseur de la Haye prise à sa base (neuf mètres) dépasse un peu la largeur totale des deux fossés (huit mètres), on en conclura que la profondeur de ceux-ci a dû dépasser, dans la même proportion, la hauteur du remblai, que nous avons évaluée à trois mètres cinquante, et arriver à quatre mètres environ. Attendu la nature mouillée du terrain, ils ne devaient pas manquer d’eau, du moins dans la partie à l’est de la Métairie.
Nous avons vu que la Haye s’élevait entre deux fossés qui lui étaient contigus, à droite et à gauche. Cette duplication du fossé est tout à fait anormale et, par conséquent, elle doit attirer notre attention.
Nous avions espéré tirer quelque lumière d’un paragraphe de l’une des dictées de sainte Hélène,« Remarques sur les campagnes de César » ; il y est dit, en effet, que lorsque les Romains prenaient un camp défensif ou des lignes devant une ville, il y avait deux fossés, etc. Mais, à la réflexion, nous avons dû comprendre que dans ce cas particulier il s’agissait simplement des deux fossés bordant les lignes dites de circonvallation et de contrevallation, qui ont été longtemps encore usitées dans les sièges modernes. La circonvallation entourait toute la position des assiégeants et elle avait un fossé creusé vers la campagne, parce qu’elle était destinée à combattre les secours extérieurs qui auraient pu survenir. La contrevallation était, au contraire, établie contre les sorties de la garnison et son fossé se trouvait du côté de la ville assiégée dont elle était plus rapprochée que la précédente. Les assiégeants occupaient l’espace annulaire compris entre ces deux lignes. On voit qu’il n’y a là aucune analogie avec les deux fossés de la Haye-de-Terre, disposés comme ils le sont.
Il n’est guère qu’une explication possible de leur coexistence singulière. C’est que les ingénieurs avaient fixé à l’avance, et pour des raisons à eux connues, les dimensions de la Haye et de son fossé réglementaire. Vingt-sept pieds de base, comme nous l’avons vu, et onze pieds de hauteur pour la première, douze pieds de large pour le fossé. Mais, s’il avait fallu extraire d’un tel fossé les déblais nécessaires pour une Haye de cette dimension, on aurait dû le creuser d’environ vingt-quatre pieds. L’établissement d’un boyau si étroit pour sa profondeur, l’extraction et l’emploi des déblais auraient présenté les plus grandes difficultés. On aura donc été amené à fouiller de l’autre côté de la Haye, uniquement pour se procurer à proximité les terres que le fossé normal ne pouvait pas fournir avantageusement. C’est de là que sera provenu le second fossé, plus gênant, il semble, qu’utile pour la défense. Ce qui milite en faveur de cette hypothèse, c’est que dans les travaux de campagne actuels il se pratique encore quelque chose d’analogue. On prend souvent des terres à l’intérieur et au pied du retranchement, parce que leur emploi est beaucoup plus commode que celui des déblais du fossé, du moment qu’il est parvenu à une certaine profondeur. Il est vrai que ces emprunts se font avec modération et qu’il n’en résulte pas de second fossé proprement dit. Toutefois, il est difficile de comprendre pourquoi l’on ne s’est pas borné à donner au véritable fossé, celui vers la Bretagne, le seul côté menacé, une largeur égale à celle de la Haye. On y aurait alors trouvé les terres nécessaires, sans lui donner une profondeur exagérée. La confection des travaux et la force du retranchement n’auraient pu qu’y gagner.
Telles sont nos conjectures sur la constitution propre de ce grand ouvrage, mais il soulève plusieurs autres questions.
L’extrémité ouest de la Haye-de-Terre se trouvait assurée par le ravin où elle plonge, mais si elle s’était arrêtée vers l’est au point où nous avons trouvé ses premiers vestiges près de la ferme de la Métairie, on ne s’en expliquerait ni le but ni l’utilité. En se terminant ainsi dans le vide, en rase campagne, sans aucune protection, la Haye n’aurait plus de valeur défensive. Il était naturel de penser et le nom même de la ferme d’Hecterre, située à cinq cents mètres plus loin vers la ville, formait une première preuve morale ; on était, disons nous, amené à penser que nous avons sous les yeux une moitié seulement de l’ouvrage, qu’il devait se prolonger, quoiqu’il n’en reste aucune trace, de manière à se relier aux défenses immédiates de la forteresse de Saint-James, et surtout au ravin du Beuvron. C’était là seulement que son extrémité orientale pouvait trouver l’appui et la protection que le ravin de la Dierge donnait à son extrémité occidentale.
Les plans du cadastre, qui remontent à 1826, nous ont donné une première vérification matérielle de ce système. Les vestiges de la Haye-de-Terre s’y trouvent prolongés vers Hecterre de deux cent trente mètres en plus que dans l’état actuel. Ce prolongement considérable a entièrement disparu, rongé par le chemin. Enfin, un alignement sommairement pris nous a conduit, avec une étonnante précision, sur un plateau de rochers accolé au flanc gauche du ravin du Beuvron et qui descend presque jusqu’au bord de la rivière. Pour dissiper toute incertitude, s’il en restait encore, il est facile de constater que ce plateau a été rescindé en avant, vers la campagne, dans un alignement rectiligne qui est celui de la Haye-de-Terre. C’est donc là qu’elle venait aboutir et se terminer à l’Est.
Nous pouvons apprécier maintenant sa physionomie générale. Elle, était rectiligne et s’étendait du ravin du Beuvron au ravin de la Dierge, sur une longueur de onze cent soixante-dix mètres, de bord à bord. Comme elle a, en outre, une rampe de plus de soixante mètres qui descend à la Dierge, et qu’on doit lui en supposer, à l’opposite, une autre, au moins égale, pour descendre au Beuvron, sa longueur totale était de treize cents mètres. Elle suivait, pour la partie qui a disparu, le chemin même de Hecterre à la Métairie et longeait la première de ces fermes tangentiellement au bâtiment ancien précédemment signalé. Là où la Haye n’existe plus, c’est donc le chemin qui nous donne son emplacement et l’on s’explique dès lors la grande largeur de celui-ci, laquelle était, il n’y a pas longtemps, et est encore sur quelques points de dix à douze mètres, largeur excessive pour une voie rurale peu fréquentée.
Chacune des extrémités de la Haye-de-Terre plongeait, non-seulement dans un ravin, mais encore dans un étang qui en occupait le fond. Pour le ravin du Beuvron, c’était l’un de ceux qui entouraient Saint-James, comme nous le verrons bientôt. Du côté de la Dierge, c’était l’étang du Manoir, dont il est fait mention dans une note de feu M. le comte de Guiton, reproduite dans l’Avranchin monumental et historique, à l’article de Carnet : « ....Toutes ces ruines (celles du Manoir) dominent un coteau dont la base est baignée par un vaste étang, lequel est contigu à une grande levée vulgairement appelée la Haye-de-Terre. Au-dessous est le vieux moulin du Manoir ... » Cet étang est aujourd’hui réduit à une faible retenue d’eau. Mais, contre le moulin même, il existe encore une large chaussée solidement construite en maçonnerie à travers la vallée. Il suffirait de l’exhausser, en s’appuyant contre les flancs escarpés des deux coteaux, pour reproduire l’étang dans de telles proportions qu’on voudrait.
C’est dans cette note, remarquons-le, que se trouve la première mention à nous connue de la Haye-de-Terre. Il paraît qu’il en est aussi question dans un manuscrit qui donne, lui, l’époque de sa construction. On lit, en effet, dans le premier numéro de la Revue trimestrielle de la Société d’Archéologie d’Avranches : « M. Briant nous promet un manuscrit philologique du château de Boucéel, où il trouve les Hayes-de-Terre faites par le troisième duc de Normandie autour de Saint-James. »
Quelques personnes l’attribuent cependant aux Romains, comme la plupart des vieux débris. Mais quel intérêt majeur les Romains pouvaient-ils avoir à construire ce long retranchement ? L’unité de leur domination dans les Gaules ne leur imposait aucune des obligations qui naquirent dans la suite de la séparation du territoire en souverainetés distinctes et le plus souvent ennemies.
Ce qui est plus incontestable, c’est l’intérêt de la Normandie. Soit qu’il faille en faire honneur à la prudence de nos aïeux ou aux habitudes agressives de leurs voisins, la frontière de la Normandie, surtout dans l’Avranchin, paraît avoir été plus fortement protégée que la frontière bretonne située à l’opposite, où l’on ne peut guère citer que la forteresse d’Antrain, avantageusement située sur une éminence, dans la fourche des rivières du Couesnon et de l’Oisance. La ville de Fougères, dont le château ruiné offre de curieux restes d’architecture militaire, faisait encore partie, en 1426, du comté d’Alençon. Elle ne fut achetée qu’un peu plus tard par le duc de Bretagne, qui profita du besoin que le comte, prisonnier d’Azincourt, éprouvait de compléter sa rançon, même en vendant ses villes.
Sur notre frontière de l’Avranchin, nous avions le Mont Saint-Michel ; Pontorson à dix kilomètres plus au sud ; Charruel à six kilomètres ; Montaigu à cinq ; enfin, pour nous arrêter là, Saint-James, en arrière et à huit kilomètres de chacune de ces deux dernières forteresses.
De tous ces points fortifiés, Saint-James paraît avoir été l’un des plus importants, tant par sa position que par les travaux qui s’y trouvaient accumulés. Mais cette forteresse ne suffisait pas à prévenir le danger sérieux et permanent tenant à la disposition des lieux et dont l’Avranchin avait eu, sans doute, plus d’une fois à souffrir.
La ville de Saint-James est située sur un promontoire projeté dans la vallée du Beuvron, rivière qui sort des granits de la Bretagne et dont le profond ravin, malgré ses innombrables méandres, affecte la direction générale du sud au nord. Le Beuvron appartient au bassin de la Sélune. A l’ouest, une autre rivière, la Dierge, également sortie de la Bretagne, se dirige aussi vers le nord dans un ravin qui ne le cède guère à celui du Beuvron. La Dierge appartient au bassin du Couesnon. Depuis la Fauconnière jusqu’à Saint-James, ces deux rivières coulent à peu près parallèlement et interceptent entre elles, sur une largeur d’un kilomètre à un kilomètre et demi, le plateau séparatif des deux bassins. A la hauteur de Saint-James, la Dierge s’incline vers l’ouest, par une courbe demi-circulaire, pour gagner la vallée principale du Couesnon et le Couesnon lui-même. Le plateau de partage s’épanouit dès lors vers la Croix Avranchin, pour se resserrer ensuite après Boucéel et enfin s’étendre en zig-zag jusqu’au sommet de la côte du Pontaubault.
C’est le long de la berge orientale de ce plateau que court la route départementale N° 15. Ce sera lui que devra emprunter, au moins en partie, tout chemin de fer que l’on voudra établir à proximité de Saint-James.
Au moyen-âge, ces percements anti-stratégiques auraient bien mal répondu aux idées et aux nécessités du temps. Cela est si vrai que la meilleure explication qui puisse être donnée du but et de l’utilité de la Haye-de-Terre, c’est qu’elle fermait, dans l’une des parties les plus étroites du plateau, cette trouée sans obstacle, cette porte toute grande ouverte de la Bretagne sur Saint-James, d’abord, et ensuite sur l’Avranchin tout entier.
G. de Poitiers et G. de Jumièges ont dit du château de Saint-James qu’il fut bâti contre les incursions bretonnes. Tel dut être également l’objet principal de la Haye-de-Terre. Sa masse, bien supérieure à celle des retranchements habituels, et sa disposition rectiligne, la font rentrer dans la catégorie de ces ouvrages particuliers qui forment digue ou barrage, et dont la muraille de la Chine est l’exemple le plus gigantesque.
Nous pourrions maintenant aller retrouver le connétable de Richemont à Margotin où nous l’avons laissé. Mais nous avons côtoyé de trop près Saint-James et ses fortifications pour ne pas y jeter un coup-d’œil. Nous ne sortons pas de notre sujet en nous enquérant de ce que cette position militaire pouvait valoir.
La Forteresse
Nous avons dit que la ville de Saint-James était bâtie sur un promontoire projeté dans la vallée du Beuvron par le plateau séparatif des bassins de la Sélune et du Couesnon. Le promontoire, deux fois plus long que large, se rattache au plateau par une ligne égale à sa largeur moyenne. Dans ces conditions, et attendu qu’il n’y a aucune apparence de rétrécissement, d’étranglement de terrain, il n’y a pas d’isthme proprement dit. Nous conserverons cependant ce nom, pour plus de clarté, à la ligne de réunion du promontoire et du plateau.
A partir de la crête de celui-ci, ou ligne des points les plus élevés, distante de l’isthme de moins de deux cents mètres, le promontoire accuse une pente prononcée dans toute sa longueur, c’est-à-dire de l’ouest à l’est, tandis que toute sa portion du nord subit, en même temps, une forte inclinaison dans cette dernière direction, comme on peut le voir par la déclivité des rues Pendante et Cardin.
De cette plate-forme tourmentée, des pentes rocheuses très escarpées descendent au fond de la vallée du Beuvron, qui l’entoure de tous côtés, l’isthme excepté. Ce ravin, de plus de soixante mètres de profondeur sur trois cents mètres d’ouverture, forme ainsi, sur les quatre cinquièmes du pourtour de la ville, une ceinture de fossés gigantesques où les sinuosités du Beuvron dessinent une cunette naturelle.
Le promontoire de Saint-James n’aurait pas été choisi comme emplacement stratégique lorsque l’artillerie eut fait des progrès suffisants. Toute la partie projetée dans la vallée est contournée, à petites distances, par le revers opposé de celle-ci. Il y avait là, depuis le cap de la Tréhollais jusqu’au bois de la Villette, l’emplacement d’une nombreuse artillerie enveloppante et souvent dominante. Le plateau, auquel se rattache le promontoire, était lui même menaçant, puisque des deux côtés de l’isthme il a des vues directes et rapprochées sur les deux flancs du promontoire.
Enfin, l’isthme était dominé, à moins de deux cents mètres, comme nous l’avons dit, par la ligne des points les plus élevés du plateau. Toute cette position était donc exposée, toujours en supposant le progrès de l’artillerie suffisamment avancé, à se trouver au milieu d’un cercle de feux. Or, en pareille occurrence, « le feu du centre à la circonférence est nul, celui de la circonférence au centre est irrésistible. » Mais, à l’époque où les fortifications de Saint-James ont été établies, et beaucoup plus tard, la position était bonne, parce qu’elle se trouvait à une distance suffisante des points dangereux pour que les armes et les machines de jet alors en usage ne pussent avoir contre elle un effet utile. Sauf, peut-être, vers l’isthme de jonction, point sensible où l’on avait dû doubler les mesures de précaution.
Les sites naturels ont peu varié, mais il en est autrement du travail de la main des hommes. Nos neveux seront plus heureux que nous. Il n’y a ni place, ni forteresse importante, dont nous ne leur préparions les plans, les coupes, tous les détails, et même des réductions en relief. Les âges anciens n’ont pas été si prodigues à notre égard, et, de plus, il reste si peu de chose autour de Saint-James que le champ y est ouvert aux conjectures et aux probabilités.
Nous avons pu, néanmoins, trouver quelques renseignements, utiles dans trois plans que M. le Maire de Saint-James a bien voulu nous communiquer avec sa bienveillance accoutumée. L’un est le Plan de la ville en 1814. Il offre l’avantage de nous rapprocher de l’ancien état des lieux, de le débarrasser des voies ouvertes depuis soixante-huit ans, notamment par les nouvelles routes d’Avranches, de Pontorson et d’Antrain. Le réseau des rues anciennes y gagne en clarté, aussi bien que les conséquences à tirer de leur disposition.
C’est d’après lui que le plan annexé à cette étude, a été dressé, au moins pour la ville et ses environs immédiats. Ce plan de 1814 s’arrête, vers l’ouest, à Hecterre, et il n’y a rien à y puiser pour la Haye-de-Terre. Ce qui la concerne a dû être relevé sur les plans du cadastre. Les deux autres plans sont deux fragments dont les originaux se trouvent aux archives de la Manche. Ils paraissent se rapporter l’un et l’autre à des litiges particuliers soulevés entre M. le marquis de Canisy, seigneur de Saint-James, et quelques-uns de ses afféagistes. L’un de ces fragments porte la date certaine du dernier jour de mars 1775. L’autre, sans date, a été dressé pour faciliter l’application d’un acte de 1643. Nous lui attribuerons, pour ordre, la date hypothétique de 1770, sans la garantir. Ils renferment quelques détails intéressants que nous ne relèverons pas en ce moment, parce qu’ils sont étrangers à notre sujet.
Nous avons, au reste, une base beaucoup plus importante dans une charte de 1067, où Guillaume-le-Bâtard rappelle ce qu’il avait fait pour renforcer la valeur stratégique de Saint-James. Nous en puisons dans l’Avranchin monumental et historique quelques extraits qui se rattachent plus spécialement à ce point de vue :
« ego Willelmus ...Nortmannorum Dux et per Dei misericordiam Anglorum rex effectus, bellis mgruentibus, ob meœ terrii defensionem, cum locus magis idoneus ad id videretur, castellurn extruxi.... tria stagna construxi, et homines illos qui pro voluntate sua ibi manebant stabiles esse feci .. apud Rodolium. 1067. »
Avant d’aller plus loin, il convient de faire observer, précisément parce que cette charte n’en dit rien, que les travaux dont il s’agit n’ont été, sans doute, que le perfectionnement ou le complément d’un état de choses préexistant, en ce sens que, depuis longtemps, Saint-James devait être un lieu fortifié.
Le château et les étangs dont parle Guillaume ont dû être construits peu d’années avant qu’il ne partit pour l’Angleterre, ce qui eut lieu en 1066. A la veille d’une entreprise pleine d’inconnu, il tenait à mettre, comme il le dit, en état de défense, sa propre terre, son duché patrimonial. On doit donc fixer de 1060, environ, à 1066 la date de l’exécution des travaux qu’il rappelle.
Mais, s’il est vrai que la construction de la Haye-de-Terre doive être attribuée au troisième duc de Normandie, Richard Ier, qui a régné de 943 à 996, on voit, par la comparaison des dates, que la Haye a dû être construite un siècle, à peu près, avant les travaux de Guillaume. D’où nous croyons pouvoir conclure que, dès cette époque approximative de 960, Saint-James était fortifié.
En effet, la forteresse de Saint-James aurait pu exister sans la Haye-de-Terre, mais celle-ci ne pouvait exister sans la forteresse. Car il n’est pas admissible que l’on se fût mis dans le cas d’aller lui chercher au loin des défenseurs éventuels pour résister aux attaques, peut-être inopinées, qu’elle pouvait avoir à subir. De plus, ce n’est pas aux abords de la ville que se trouve la moindre largeur du plateau qu’il s’agissait de barrer solidement, mais bien entre Valjoie et la Vieille-Paluelle, où il est plus étroit d’un tiers. Si l’on a préféré accoler, pour ainsi dire, cette grande levée au promontoire de Saint-James, malgré une pareille augmentation de travaux et de frais, c’est qu’il y avait déjà là, sans nul doute, un établissement militaire capable de recevoir et d’abriter une garnison suffisante, sur laquelle on pouvait compter.
Nous avons dit de quels énormes fossés le ravin du Beuvron entourait les quatre cinquièmes du promontoire de Saint-James. Cependant le duc Guillaume ne trouva pas suffisantes, comme on le voit, ces défenses naturelles, puisqu’il prit les mesures nécessaires pour que le fond de la vallée fût entièrement submergé. C’est pour cela qu’il y construisit trois étangs, ce qui revient à dire trois barrages du Beuvron.
Quand on cherche les emplacements probables de ces barrages, ce n’est point la pénurie des points favorables, mais bien plutôt leur trop grande abondance qui embarrasse l’investigateur. Cette vallée étroite, aux flancs escarpés, pouvait être, en effet, barrée à peu près partout. Il est d’autant plus nécessaire d’exposer les raisons particulières qui nous ont fait choisir les trois emplacements marqués sur notre plan de restitution.
Nous avons regardé comme la base, encore subsistante, du troisième et dernier barrage en aval une chaussée naturelle, rocheuse, arrasée un peu au-dessus du sol, qui traverse presque entièrement la vallée entre les moulins des Pains et la rampe des Tertres. Voici pourquoi. Ce dernier barrage avait besoin d’être particulièrement défendu contre les entreprises hostiles, puisqu’en le crevant on aurait fait écouler les eaux du dernier étang et mis à découvert tout le pied du promontoire vers le nord. Or, il se trouvait précisément dominé et protégé par une tour saillante sur le mur d’enceinte du promontoire, à peu de distance de son extrémité nord-ouest. Cette tour ne devait pas être la seule de l’enceinte. Elle en est aujourd’hui le reste le plus complet, et couvre l’entrée d’un souterrain. Il n’a pas été exploré, que nous sachions, mais, d’après la configuration des lieux, sa destination la plus probable a dû être d’établir une communication avec un petit plateau encore plus rapproché du barrage et en état, par conséquent, de concourir, encore plus efficacement, à sa défense.
Le second barrage, en remontant, serait placé à l’extrémité du promontoire, au lieu dit les Rivières, en l’inclinant vers la Paluelle, on pouvait se procurer l’avantage d’obtenir la plus grande profondeur d’eau, dans le second étang, au débouché de la gorge des Boussardières et même d’en inonder la partie inférieure. Cette gorge, qui est la seule échancrure de la berge enveloppante du ravin, donnait à l’ennemi une entrée de plain-pied dans la vallée du Beuvron et le moyen de tenter, par surprise, plus facilement qu’ailleurs l’escalade du promontoire.
Le troisième et dernier barrage devait avoir pour destination principale de maintenir une hauteur d’eau suffisante au pied de la Haye-de-Terre. On aura pu atteindre ce résultat en le plaçant, comme nous l’avons figuré, à l’extrémité du cap de la Tréhollais, qui n’en est pas éloigné.
Sauf, peut-être, pour le second barrage, au sujet duquel il existe une sorte de tradition confuse, nous avons été forcé, il faut le répéter, de faire dans ce qui précède une large part aux conjectures. Il en sera nécessairement de même pour ce que nous avons à dire maintenant des fortifications qui couronnaient le promontoire.
Elles se divisent naturellement en trois groupes : le mur d’enceinte autour du promontoire, la fermeture de l’isthme, la citadelle ou le château de Guillaume-le-Bâtard.
On débouche par l’angle sud-ouest de l’isthme sur une place allongée, nivelée, plantée, dont le chemin de grande communication de Saint-James à Saint-Hilaire-du-Harcouët occupe le côté méridional. Cette place s’appelle officiellement place du Calvaire, mais on la nomme aussi vulgairement la place du Fort, ou, par abréviation, le Fort ; c’était là, en effet, que s’élevait le château de Guillaume. Depuis qu’on a fait les dernières appropriations de la place, il n’y reste plus rien de ce château-fort. Pas un débris, pas même le nom, si ce n’est dans les souvenirs populaires, si ce n’est aussi dans la très petite et très insignifiante rue du Fort, qui s’ouvre vers le nord-ouest. Devant ce silence et cette nudité du sol, un seul espoir nous reste, c’est que, tout en contournant le promontoire et l’isthme, nous recueillerons peut-être quelques données utiles à la reconstruction conjecturale du château. Il vaut donc mieux attendre, pour en parler, que notre tournée circulaire nous ramène sur son emplacement.
L’enceinte du promontoire
La ligne du mur d’enceinte est assez exactement reproduite, à partir de la chapelle du couvent, par les murs de soutènement des vergers et des jardins. Leur pied repose, en plusieurs points, sur les débris de la vieille muraille, un peu en arrière de sa paroi extérieure. Cette muraille n’arrivait pas jusqu’au bord du ravin. Sur tout son parcours règne une sorte de chemin de ronde, d’une largeur variée.
Il est souvent réduit par des anticipations anciennes. Mais, jusqu’au débouché de la rue Pendante, sa largeur a été, au contraire, exagérée, parce qu’on y a fait passer, dans le commencement de ce siècle, le tracé d’une nouvelle route vers Saint-Hilaire, tracé qui est devenu celui du chemin de grande communication. Des déblais considérables ont été faits pour régulariser la pente et pour établir le lacet qui gagne le pont des rivières, au fond de la vallée. L’écrêtement qui en est résulté et des remblais latéraux ont donné au chemin de ronde une largeur anormale. Il est impossible, après de tels remaniements, de vérifier dans cette partie l’application d’une observation importante du comité historique des arts et monuments : « L’absence de fossé est rare, même dans les châteaux situés sur des hauteurs ou des escarpements abrupts paraissant rendre cet obstacle tout à fait superflu. Presque toujours, à moins que les remparts ne s’élevassent au bord même d’un précipice, s’il restait un peu de terrain uni entre les escarpements et l’enceinte, on regardait comme indispensable de creuser un fossé. » C’est là un point que nous ne devrons pas perdre de vue dans la suite de notre examen.
La partie de l’enceinte à laquelle nous arrivons maintenant est intéressante à étudier.
Si, en partant de la rue Pendante, on contourne l’école des Frères vers la rue Cardin, on arrive bientôt, sur la droite, à deux ravines creuses, étroites et plus semblables, surtout la première, à des souterrains tortueux qu’à des chemins proprement dits. Elles descendent, en écharpe, l’escarpement par une pente rapide, dans les direction de l’ouest et du nord-ouest. Celle de l’ouest conduit au moulin des pains ou des pins (les deux orthographes existent). La seconde arrive, par le moulin du Prieur, au pied de la rampe des tertres, et leurs extrémités sont mises en communication par la chaussée rocheuse où nous avons placé le troisième barrage. La première devait être, suivant nous, le commencement du plus ancien chemin de Saint-James à Avranches, qui gagnait ensuite Saint-Benoît par la vallée du Beuvron. La seconde était le chemin de Saint-James à Saint-Hilaire, qui, après avoir gravi la rampe des tertres, débouchait sur le plateau du bois de la Villette, d’où l’on peut effectivement se diriger, soit vers Saint-Hilaire, soit vers Ducey.
Ce tracé ancien du chemin de Saint-Hilaire doit être regardé comme certain. L’Atlas départemental de 1835 lui assigne encore cette direction qui passe au nord du château de la Paluelle. C’est par tradition, sans doute, car le tracé moderne, qui longe le pied du parc, dans la gorge des Boussardières, au sud du château, était établi, comme nous l’avons dit, dès les premières années du siècle actuel.
Quant à la direction présumée de l’ancien chemin d’Avranches, elle aurait offert le grand avantage d’éviter l’ouverture d’une porte dans les retranchements de l’isthme. Ils constituaient, quoiqu’on fît, la partie faible de l’enceinte générale. Une issue aurait encore aggravé leurs dangers, parce que c’était presque toujours sur les portes que les attaques les plus sérieuses étaient dirigées.
Dans ces conditions, les deux routes d’Avranches et de Saint-Hilaire, après s’être réunies au bord du ravin, gagnaient la rue Pendante par un tronc commun qui longeait, avant d’entrer en ville, l’enceinte fortifiée, en la laissant à droite. C’était conforme à un principe des Romains, souvent appliqué dans le moyen-âge. On obligeait ainsi l’assiégeant de présenter aux remparts son flanc droit, qui n’était point couvert par les grands boucliers nommés pavois qu’on portait dans les sièges.
Ce qui corrobore notre opinion sur ce point, ce sont les précautions particulières qui avaient été prises et dont nous pouvons encore relever quelques-unes. Ainsi il existe le long du tronc commun des deux chemins une vallée qu’on appelle la vallée à tourelles. D’où le nom de Tourelle ou Tourel est devenu, depuis un temps immémorial, celui de la famille propriétaire de cette vallée ; soit par une confusion involontaire, soit plutôt par sobriquet, selon une habitude toujours vivace, qui est l’une des spécialités de Saint-James. Plus haut, dans un jardin de la rue Saint-Jacques, on voit les restes d’une fortification maçonnée qui commande directement, et à découvert par suite de l’inclinaison du promontoire vers le Nord, le débouché des deux ravines. Nous croyons que la rue Pendante était la seule issue de la forteresse, non-seulement vers le Nord, mais probablement dans tout son périmètre ; au moins jusqu’en 1379, où une issue particulière au château dût être établie, comme nous le verrons plus loin. La rue Cardin ne devait pas exister dans son état actuel. Elle eût fait avec la rue Pendante, sa voisine, un double emploi inutile et dangereux.
Certes, une telle entrée de ville était peu confortable. Mais on n’avait égard ni à l’agrément ni à la commodité dans le tracé des voies d’accession des forteresses. On donnait la préférence à celles qui augmentaient les difficultés de l’accès.
Au-delà de la rue Cardin s’étend la dernière partie de l’enceinte qui nous reste à examiner. Là, le chemin de ronde présente une particularité capitale, à notre avis. Il est divisé en deux bandes longitudinales, dont l’une, la plus étroite, sert de chemin au bord de l’escarpement. L’autre, au pied des murs, est occupée par de frais vergers. Il est rationnel d’y voir l’emplacement du fossé qui a dû protéger les murailles. C’est l’application du principe formulé par le comité historique. L’existence de ce fossé résultait implicitement de la largeur du terrain plat laissé entre le rempart et l’escarpement, ce qui eût été, autrement, une imprudence et un danger. Il n’en est pas moins satisfaisant de pouvoir s’étayer sur un état de lieux encore subsistant. C’est un peu plus loin que se trouve la tour ronde qui dominait le troisième barrage et dont il a été parlé. Les murs de ceinture du promontoire se terminent ensuite en rejoignant le plateau, à l’angle nord-ouest de l’isthme. C’est de celui-ci que nous avons à nous occuper.
L’isthme
Du système de défense de l’isthme il ne reste à peu près rien sur le sol. Nous pouvons cependant ressaisir quelques points épars qui auront peut-être leur utilité.
Dans l’angle sud-ouest de la cave d’une maison de la rue de Suède (la seconde maison vers le nord) existe encore un souterrain dans lequel on descend par plusieurs degrés de pierre. Sa conservation est bonne sur une longueur assez notable et l’on peut constater sa direction vers l’ouest. Des éboulements accompagnés d’une flaque d’eau le terminent. Nous chercherons un peu plus loin sa destination probable. Disons seulement, pour le moment, qu’il devait y avoir sur son orifice d’entrée une fortification quelconque, tour ou tourelle, pour la masquer et la protéger.
Le fragment de plan de 1770 figure, à l’extrémité sud de cette même rue de Suède, une tour ronde de vingt-deux pieds (une perche) de diamètre, de dehors en dehors, avec cette légende : « La grosse tour sur laquelle est incrustée et bâtie partie de la maison dudit Beaumont. » Ce qui nous donne, sans doute, l’objet du litige en vue duquel ce petit plan a été dressé. Le plan de 1814 reproduit cette tour sous la forme d’un demi-cercle, qui en était la moitié subsistante, surmontant un rectangle, représentation de la maison du sieur Beaumont. D’où il semblerait résulter que celui-ci avait gagné son procès ou pris arrangement. Il ne manque pas encore de personnes qui se rappellent avoir vu démolir les restes de cette tour, beaucoup plus tard, lors de la construction de la maison de M. le docteur Belloir.
Mais ce fragment de 1770 nous fait une révélation neuve et inattendue, en représentant, en face de la tour ronde, une tour carrée, à peu près du même diamètre, de l’autre côté de la rue de Fougères, au coin du marché aux porcs, sur l’emplacement aujourd’hui occupé par la maison Houssard ; elle est désignée sous le nom de « tour quarrée sur laquelle est construite et bastie une portion de maison. » Le fragment de 1775, nous apprend que cette portion de maison appartenait au sieur Jacques Dubourg, lequel était peut-être l’objet d’une revendication analogue à celle qui était dirigée contre son voisin, le sieur Beaumont.
La distance entre les deux tours était de vingt-deux mètres à cette époque de 1775, le chemin, actuellement rue de Fougères, passait déjà entre elles, coupant en ce point l’ancien fossé de la ville. Enfin, du côté des halles opposé à la rue de Suède, le fragment de 1775 indique, sans la figurer, une tourelle faisant à peu près face au souterrain signalé dans cette rue.
Ces constatations ont de l’importance, sans doute, puisque nous y trouvons déjà l’extrémité méridionale du fossé de la ville, c’est-à-dire du mur de fermeture de l’isthme. Mais il n’en est pas moins nécessaire, pour que la question fasse un pas décisif, de l’envisager sous une autre face.
Dans les places fortes, on remarque généralement que certaines rues reproduisent assez exactement le contour des fortifications, à commencer par la rue du Rempart, voie réglementaire qui longe le talus intérieur de celui-ci. En outre, il est presque toujours arrivé que d’autres rues de configuration semblable ont occupé l’emplacement même des fortifications, lorsqu’elles ont été rasées.
Si l’on examine, sous l’empire de cette idée, les vieilles rues situées vers l’isthme ou en avant, du côté de la campagne, on ne tarde pas à y distinguer deux systèmes qui correspondent vraisemblablement à deux fermetures distinctes, éloignées d’environ cent vingt mètres l’une de l’autre.
Le premier système comprend : 1° la partie supérieure de la rue du Pirot ; 2° la longue rue de l’Abreuvoir, lesquelles, prises ensemble, forment une ligne courbe aboutissant, des deux côtés de l’isthme, au ravin du Beuvron. Elles figurent, à nos yeux, le contour du fossé de la ville, en arrière duquel, du côté de celle-ci, la muraille d’enceinte se développait à travers les jardins de la rue de Suède et autres. La muraille et son fossé occupaient ensemble, vers la rue de Fougères, l’espace que le plan de 1770 attribue au fossé seul. C’est ce que nous éclaircirons bientôt. En avant et au milieu de ce tracé convexe se trouve l’abreuvoir, qui est actuellement allongé du sud au nord, parce que sa partie occidentale a été comblée par la route départementale N° 15. En 1814, son plus grand axe était en sens contraire, de l’est à l’ouest.
Ce n’est pas sans motif que nous faisons ressortir cette petite modification, futile en apparence. Il y a longtemps que des personnes âgées nous ont dit avoir vu, au bord septentrional de l’abreuvoir, les restes d’une sorte de redoute ou demi-lune qui avait dû couvrir la convexité de l’enceinte. C’était, suivant elles, dans cet ouvrage extérieur que le souterrain de la rue de Suède devait déboucher, après avoir passé sous le rempart. L’abreuvoir aurait fait partie, dans ce cas-là, des fossés de la Demi Lune, qui étaient en communication avec le fossé principal de l’enceinte.
L’abreuvoir a toujours de l’eau. Tous ces fossés ne devaient pas en manquer, pourvu qu’ils eussent une certaine profondeur. Le saillant de la Demi-Lune arrivait vers la petite place des Douves, dont il suffit de creuser le sol de quelques décimètres pour obtenir de l’eau presque immédiatement. C’est ce que nous avons dit de tout ce plateau à l’article de la Haye-de-Terre.
Le second système qui forme, dans son ensemble, une courbe visiblement parallèle à la première enceinte, à cent vingt mètres de distance, comprend, en allant du sud au nord, les rues du Petit-Village, du Tripot, du Theil et d’Avranches, toutes fort anciennes. Par cette dernière, l’extrémité nord arrive au ravin du Beuvron. A son autre extrémité, la rue du Petit-Village, prolongée de quelques mètres en ligne droite, aboutit au bord du même ravin, de l’autre côté de l’isthme, précisément au groupe de rochers qui recevait l’extrémité de la Haye-de-Terre et sur lequel, par conséquent, cette seconde fermeture et la Haye se rejoignaient. Une telle rencontre ne peut guère être fortuite. Il nous sera permis d’y voir une confirmation positive du système que nous exposons.
En serrant la question de plus près, nous remarquerons que la ligne de rues dont il s’agit passe par le haut de la petite place que nous venons d’appeler la place des Douves, mais qui porte le nom officiel de place du Boulevard. Or, on donnait ce nom aux levées de terre que l’on forma, lorsque l’artillerie fut employée dans les sièges. Il fallut alors protéger de cette façon les murailles de pierre, auparavant à découvert, que les nouveaux projectiles ébranlaient et détruisaient rapidement.
Cette seconde enceinte de l’isthme aurait donc été un ouvrage en terre, précédé, comme toujours, d’un fossé. Elle ajoutait d’autant plus à la défense, qu’elle occupait la ligne des points les plus élevés du plateau, desquels nous avons indiqué précédemment les dangers éventuels pour la forteresse située en contre-bas. On remarquera la forme en zigzag, probablement intentionnelle, que sa portion méridionale affecte. Ce fut l’une des premières améliorations apportées aux tracés purement rectilignes, comme celui de la Haye-de-Terre, où chaque point se défend isolément, sans recevoir aucune protection des points voisins. Dans le tracé en crémaillère, toutes les parties se soutiennent, ou, comme l’on dit, se flanquent réciproquement.
Le château
Le moment est venu, selon ce que nous nous sommes promis, de nous occuper du château. Il était bâti sur la place du Calvaire, c’est tout ce que nous en savons de plus net. Quant à ses dispositions extérieures et intérieures, on est d’autant plus libre d’en faire un thème d’hypothèses que notre ignorance, en ce qui les concerne, est à peu près absolue.
Ceux qui ont vu la place dans les trente premières années de ce siècle peuvent encore se rappeler qu’elle était alors rétrécie par les héritages voisins et par des portions herbues, surtout, pour ces dernières, dans les environs du calvaire qui s’y trouvait alors. La partie aride et nue, où s’exerçait la circulation, est représentée dans le plan de 1814 sous une forme géométrique remarquable, celle d’un hexagone allongé de l’est à l’ouest, sur une longueur de soixante mètres et une largeur de quarante-cinq. Nous l’avons considéré comme une cour intérieure du château et nous avons figuré celui-ci, avec son fossé, autour de ce vide central. Dans notre indication sommaire, rudimentaire, nous nous sommes abstenu de placer aucun détail, tel que tours, etc., parce que toute donnée nous manque à ce sujet. Il ne faut voir, au reste, dans ce croquis, qu’un minimum, car nous croyons que le château (ou citadelle) devait avoir plus d’étendue, sans admettre cependant qu’il ait pu arriver jusqu’à la tour ronde, c’est-à-dire au rempart de l’isthme. Il ne faut pas oublier que cette partie de l’enceinte, privée du ravin qui contournait le promontoire, était la moins protégée, la plus vulnérable, la plus exposée aux attaques extérieures. Or, toute place fortifiée comprenait comme partie essentielle un réduit où la garnison trouvait un refuge après la prise de l’enceinte. Dans les villes ce réduit était une citadelle, dans les châteaux un donjon. Dès lors il eût été imprudent, il eût été contre les règles d’accoler tellement une partie du château à un point quelconque de la muraille la plus faible que la ville et le château pussent être emportés simultanément par une seule brèche et dans un même assaut. Cette disposition aurait été incompatible avec le rôle que le château (ou citadelle) pouvait être appelé à jouer, celui de réduit, de refuge éventuellement ouvert à la garnison chassée de l’enceinte de la forteresse.
Le bord du ravin qui longeait la place au sud avait été coupé à pic et muraillé, sur une profondeur de huit à dix mètres. On avait ainsi créé, en contrebas, une voie de ceinture qui existe encore et qui forme la partie inférieure de la rue du Pirot. Un fragment provenant, selon toute apparence, du mur primitif est gisant au bord de ce petit chemin. Comme il n’est pas à sa place, il ne donnerait lieu à aucune observation, s’il ne fournissait l’occasion de constater combien les anciens mortiers de chaux et de sable devenaient durs et résistants. A sa suite, on remarque dans la muraille, qui ne parait pas fort ancienne, trois meurtrières consistant en une fente verticale percée à ses extrémités de deux trous ronds. Le supérieur paraît avoir cinq à six centimètres de diamètre, l’inférieur au moins quinze. Cette dernière dimension indique que les meurtrières ont servi à des pièces d’artillerie. Comme celle-ci n’a guère commencé à être employée dans l’attaque et la défense des forteresses que vers la seconde moitié du quinzième siècle, il en résulterait qu’il y a eu sur ce point des remaniements de beaucoup postérieurs à la construction du château. Si ces meurtrières ont conservé leur position primitive, comme elles se trouvent notablement au-dessous du niveau de la place, elles indiqueraient, en outre, l’existence d’une ligne inférieure de feux qui s’ajoutaient aux feux supérieurs du château, où l’on avait dû faire, à la même époque, les appropriations nécessaires.
L’Avranchin monumental et historique nous fournit encore un document qui pourrait être précieux, si l’on parvenait à l’interpréter correctement. C’est une ordonnance de Charles V. « Pour la seûreté de notre chastel de Saint-James-de-Bevron et pour d’autres causes qui à ce nous meuvent, avons ordonné que en icelui chastel soit faite une yssue par laquelle on puisse yssir et rentrer au dit chastel sans passer par la dite ville, et aussi que la tour qui est contre les murs de la dite ville soit par telle manière ordonnée et guéritée que l’on puisse être en ycelle sans le danger des habitants, par la manière que en charge l’avait notre amé et féal chevalier Le Bègue de Fayel et comme il vous dira de par nous, et vous mandons à chacun de vous que la dite issue vous fassiez faire au dit chastel et aussi la dite tour remparer par la manière que dit est. 1379. »
Les motifs qui ont inspiré cette ordonnance sont visibles. Le château, formant citadelle, devait avoir son existence individuelle, et être tellement indépendant de la forteresse que les vicissitudes de celle-ci n’eussent sur son propre sort qu’une influence limitée. Si, même, nous comprenons bien l’esprit de l’ordonnance, ce n’était peut-être pas seulement contre l’ennemi extérieur qu’il s’agissait de se précautionner, mais aussi contre les entreprises possibles d’une population qui s’était, sans doute, beaucoup augmentée depuis les premiers habitants que le duc Guillaume y signale dès 1007. Les privilèges même énumérés dans sa charte de cette époque n’avaient pu que favoriser et développer l’agglomération. Quoi qu’il en soit, nous chercherons à préciser en quel point l’issue prescrite a pu être établie.
Nous nous sommes longtemps rallié à l’opinion émise par M. Le Héricher, qu’elle était aux abords de l’ancien calvaire, c’est-à-dire au débouché de la rue du Pirot. On y aurait certainement trouvé l’avantage de rendre très difficile l’attaque de la nouvelle porte, ce qui rentrait dans l’application des principes que nous avons émis à l’occasion de la rue Pendante. Mais, ici, les difficultés auraient pu être excessives. Le service et l’approvisionnement du château, les chevauchées, les charrois, etc., qui devaient dorénavant emprunter la nouvelle issue, seraient devenus presque impossibles par ce petit chemin resserré entre une muraille et des précipices dangereux. De beaucoup en contrebas, comme il était, du niveau du château, il aurait fallu pour arriver à celui-ci établir une rampe courte, raide et peu praticable.
Sans abandonner pour cela l’idée d’une issue sur ce point, nous inclinerions à la regarder comme un dégagement secondaire, une poterne, par exemple. Nous avons donc cherché si un autre emplacement a pu assurer d’une manière plus avantageuse les services généraux qui viennent d’être rappelés. Ce qui a été dit au sujet de la tour ronde et de la tour carrée peut fournir quelques indications.
Le plan de 1770 figure la tour ronde à demi saillante dans le fossé. Mais était-ce bien celui-ci qui occupait à lui seul l’espace désigné sous ce nom ? Sa largeur de soixante-six pieds est exagérée, et si l’on remarque que le rempart n’est pas figuré, on devra conclure que cet espace considérable représente à la fois le rempart et le fossé. Entre la tour et la contrescarpe au bord extérieur du fossé il y avait cinquante-quatre pieds de distance. Si l’on suppose que le rempart et son fossé aient été de même largeur, on aurait vingt-sept pieds pour chacun d’eux, ce qui était très suffisant. Dans ce cas, la tour se serait trouvée à l’intérieur, appuyée contre le rempart.
On sent bien que cette discussion tend à faire de la tour ronde celle qui était, aux termes de l’ordonnance, contre les murs de la ville, et qu’il était prescrit de remparer et de guériter. Alors l’application de l’ordonnance de 1379 ne souffrirait plus de difficultés. La nouvelle porte aurait été pratiquée entre les deux tours déjà existantes et qu’il ne s’agissait plus que d’approprier, s’il y avait lieu. C’est pour cela qu’on prescrivait, en même temps et par connexité, certaines modifications pour la tour ronde. S’il était besoin d’isoler cette issue encore davantage, du côté de la ville, un mur de faible longueur y aurait suffi. Nous croyons d’ailleurs que tout l’espace compris entre le château et le rempart de l’isthme était un terrain militaire, sur lequel il n’y avait ni rues publiques, ni constructions particulières.
C’est à tort, aussi, que le plan de 1770 prolonge le fossé plus loin que la tour carrée sur une longueur de cinquante à soixante pieds. Il aurait rencontré bien auparavant le bord du ravin. Nous nous sommes permis de substituer à cette donnée inexacte une construction qui, en bifurquant le fossé d’enceinte, aurait procuré l’avantage : 1° d’inonder le Pirot inférieur, ainsi devenu le fossé de la muraille qui le borde ; 2° de faire profiter les fossés du château, et, à leur suite, ceux du promontoire, du trop-plein des fossés de l’isthme, lesquels, souvent, devaient être abondamment pourvus ; 3° de créer dans la bifurcation du fossé, en avant de la porte nouvelle, un îlot de quarante mètres de longueur sur vingt de largeur, propre à recevoir une tête de pont ou barbacane pour la défense de cette porte. Toutefois, rien ne nous autorise, disons-le franchement,à donner cette conception comme celle des ingénieurs militaires du moyen-âge. Peut-être n’y ont-ils point songé !!
Ici se terminerait ce que nous avions à dire de la forteresse de Saint-James, si nous n’étions préoccupé depuis longtemps d’une lacune où des travaux importants de fortification étaient absolument nécessaires. Il faudrait en admettre l’existence lors même qu’il n’en resterait aucune trace positive. Nous voulons parler de cette partie de la lisière du plateau comprise entre la Haye-de-Terre et le promontoire. Il y avait là des intérêts nombreux à sauvegarder. L’angle rentrant formé dans le ravin par la jonction du promontoire et du plateau formait une sorte de gorge relativement favorable à l’escalade. L’assaillant serait ainsi arrivé, du premier effort, au pied du rempart de l’isthme et du château. Il y serait également arrivé par la coulée qui longe le bord du plateau, et qui était d’autant plus dangereuse que la réunion de la Haye-de-Terre et du boulevard réduisaient, sur ce point, ces deux lignes de défense à une seule. C’est dans cette coulée que se trouve actuellement la rue de Fougères, que l’on doit regarder comme le dégagement de la porte de 1379, quel qu’ait été son emplacement. Il y avait donc à protéger ce passage, à défendre l’extrémité commune de la Haye-de-Terre et du boulevard, ainsi que le barrage de la Tréhollaie, situé au-dessous dans la vallée.
Une fortification qui aurait pourvu à ces divers besoins était donc bien nécessaire. Nous avons cru en reconnaître un reste dans deux tourelles qui se trouvent derrière les maisons de la rue. Situées à dix ou douze mètres l’une de l’autre, elles ont encore, quoique décapitées, une hauteur de quinze à vingt pieds sur le ravin, dans la déclivité duquel elles descendent en partie. Il est vrai qu’actuellement deux fours y sont nichés. Une appropriation de ce genre dans des fortifications anciennes, dont la forme s’y prêtait, n’a rien d’improbable et ce serait même elle qui aurait assuré leur conservation partielle. Rapprochées comme elles l’étaient, ces tourelles ont dû être solidaires et reliées l’une à l’autre. Elles ont peut-être fait partie d’un ouvrage plus considérable dont elles seraient les seuls vestiges.
Cette énumération des tourelles, des tours rondes et carrées, des fortifications de terre et de pierre, des étangs et des souterrains dont l’existence est certaine, n’est cependant qu’une approximation, une partie de la vérité. Dans tout le versant Nord du promontoire, vers l’isthme, autour du château, dans les caves, dans les jardins, dans les vergers, il y a bien des choses encore qui mériteraient d’être recherchées et signalées Rappelons seulement que, lors du dernier nivellement de la place du Fort, il a été détruit des voûtes remarquables, à fleur de terre, qui indiquaient des substructions du plus haut intérêt. Anne Radcliffe aurait aimé cette vieille forteresse, mieux machinée peut-être que le château d’Udolphe lui-même pour l’accomplissement des plus effrayants mystères.
Nous n’aurions pas donné une idée complète de la topographie locale si nous omettions la partie du plateau qui s’étend vers l’ouest, au delà et jusqu’à trois cents mètres du boulevard. Il y a là une vallée transversale où se trouvent le Grand-Concise, le Petit-Concise, le Pontcel. Après un repos ou palier de faible largeur, une seconde vallée, qui n’est que la continuation de la précédente, s’étend vers la Maladrerie et au-delà. Leurs eaux réunies débouchent par la Croisette dans la vallée du Beuvron. Entre le plateau et la vallée transversale règne une suite de pentes, très allongées sous Auberoche, longues encore au Pontcel, sensibles au Grand-Concise, mais diminuant toujours d’étendue et d’inclinaison jusqu’aux environs d’Hecterre, où la vallée, qui s’est exhaussée continuellement depuis le Beuvron, finit par s’effacer. Serait-il téméraire de voir dans le nom même des deux Concises une image de cette dépression, de cette sorte de coupure du sol qui enveloppe Saint-James, à l’ouest ? Vallis circumcisa. Nous soumettons humblement aux maîtres cet essai d’étymologie.
Tout cet ensemble de pentes en glacis, couvertes d’un réseau de haies boisées, offrait et offre encore une série de positions étagées et plongeantes, très favorables à la défense. Sa partie faible était entre la Haye-de-Terre et le Grand-Concise, espace où la vallée n’est plus qu’une ondulation. Rien n’aurait été plus facile que, de donner toute sa valeur à la disposition naturelle des lieux en établissant, à la naissance des pentes, un retranchement longitudinal, même médiocre et pouvant être improvisé, au besoin, par une garnison ordinaire. Les manoirs d’Auberoche et d’Hecterre lui fournissaient, au nord et au sud, d’excellents points d’appui. Le Clos-Tardif et l’Hospice lui servaient de soutiens en arrière et le reliaient aux défenses immédiates de la ville. On aurait ainsi complété, sans peine, la circonvallation d’un camp retranché qui aurait joint une superficie considérable à sa force naturelle et artificielle. Si l’on devait prendre à la lettre ce qui a été dit ci-dessus du manuscrit de Boucéel et admettre, par conséquent, plusieurs Hayes-de-Terre, c’était ici l’emplacement naturel de l’une d’elles et non de la moins utile.
Du reste, l’importance de Saint-James paraît avoir été tellement appréciée que les deux forteresses de Charruel et de Montaigu, signalées précédemment sur la frontière normande, pourraient en être regardées comme deux forts détachés : Charruel commandait l’issue de la vallée de la Dierge, vers son embouchure ; Montaigu était bâti à l’origine des deux ruisseaux de Blanchelande, dont les vallées secondaires débouchent dans celle de la Dierge. Pourquoi aurait-on pris tant de soins pour cette petite rivière, sinon dans l’intérêt de Saint-James, qu’elle couvrait au sud-ouest par son ravin profond ?
Il serait surprenant que les Romains, si perspicaces dans le choix de leurs stations militaires de toutes catégories, eussent négligé une telle position. Il a été trouvé des monnaies romaines sur l’emplacement même du château de Saint-James. On en a découvert d’autres, plus récemment, à la Villette. Des armes, également romaines, ont été déterrées, il y a longtemps, à la Gouberdière, à l’est de Saint-James, et, tout dernièrement, à l’ouest, aux environs de la Pintière, sur le plateau de Carnet.
Si le fait de cette occupation était mieux établi, on pourrait même soupçonner, contrairement à ce que nous avons dit plus haut, une origine romaine pour la Haye-de-Terre, ou du moins pour un ouvrage antérieur dont elle ne serait que la restauration. C’était une règle chez les Romains de relier à leurs stations militaires les points extérieurs les plus importants, et certes, s’ils occupaient Saint-James, ils devaient considérer comme tel le ravin de la Dierge. Ils avaient même une expression technique pour désigner les opérations de ce genre, bracchia ducere de sorte que la Haye-de-Terre n’aurait été que le bras, suivant l’expression romaine, le tentacule énorme de la forteresse de Saint-James. En tout cas, ce promontoire abrupt, saillant dans une vallée profonde, était créé à souhait pour un établissement militaire, tel qu’on les entendait alors. Cette prédestination naturelle s’étend même aux champs de bataille. Il y a de par le monde certaines localités, véritables arènes que la nature a disposées d’avance pour ces luttes décisives où se jouent les destinées des nations.
Dans ces lieux où des hommes sont morts en combattant, les peuples disparus, Celtes, Romains, Scandinaves, etc., ont laissé, autant et plus que dans ceux qu’ils ont habités, des épaves superposées, analogues, si cela peut se dire de ces restes fragiles, aux couches successives des terrains géologiques. Les unes et les autres représentent des époques.
L’assaut
Nous arrivons enfin, quoique nous n’ayons pas suivi le chemin le plus court, aux circonstances de l’assaut qui fut dirigé, pendant le carême de 1426, contre les retranchements de la place de Saint-James-de-Beuvron. [2] Comme point de départ, rappelons ici trois narrations de ce fait de guerre. Les deux premières sont extraites de l’Avranchin monumental et historique. Elles sont dues, l’une à G. Gruel, secrétaire et historiographe du connétable, l’autre à Dom Lobineau.
« Et de là, dit Gruel, allèrent mettre le siège au dit lieu de Beuvron et fust en caresme et ne dura le dict siège que huict ou dix jours. Et dist-on que le chancelier de Bretagne fist retarder le payment des gens de guerre et à l’occasion de ce ils n’avaient de quoy payer les marchands qui leur amenaient les vivres. Et pour ce fut conclu l’assault par grande délibération de conseil. Et quand ceux qui étaient au dict assault devers l’estang montaient pour combattre de main-à-main à ceulx du dedans, ils veirent une grande compaignie de gens d’armes qu’on avait ordonné à faire les courses durant le dict assault. Car le comte de Suffolc et le sire de Scales étaient à Avranches. Et ainsi cuidèrent nos gens que ce fussent les Anglais et commencèrent à se retirer. Et alors les dicts Anglais saillirent sur eux et en tuèrent et firent noyer un grand nombre en l’estang du dict lieu et ceux qui étaient de l’autre côté n’en savaient rien et se fallut retirer et y eut grande multitude de gens morts et prins..... »
« Lobineau, dit Feller (Biog. univ.), a un style un peu sec et il est avare d’ornements, mais il a de la netteté. » Il y a, en effet, plus d’un point à retenir dans sa courte narration : « Les Bretons n’avaient pour aller à un boulevard qu’ils devaient attaquer qu’un petit chemin difficile et dans le moment où ils commençaient à descendre dans le fossé, ils entendirent crier des deux côtés Salberi et Suffolk. En même temps Nicole Burdet qui commandait dans le boulevard fit une vigoureuse sortie par une fausse-porte. »
Nous empruntons la troisième narration à Villaret, à qui Feller attribue, avec raison, une manière décrire toute opposée à celle de Lobineau. « Sa continuation de l’histoire de France écrite d’un style recherché et diffus. » Villaret avait connu Vertot, il écrivait peu d’années après la mort de celui-ci ; son siège rappelle en plus d’un point ceux du célèbre abbé. On y trouve cependant l’art de grouper les détails et de donner à l’affaire une physionomie animée :
« En vain le connétable avait pris des mesures pour assurer la remise des fonds nécessaires au paiement de son armée : Giac retint ou détourna les sommes destinées à cet objet. Les soldats ne recevant point de solde murmurèrent ; les désertions devinrent de jour en jour plus fréquentes. Cette armée si florissante diminuait à vue d’œil. Richemont, sur le point d’un abandon général, prit la résolution d’emporter la ville d’assaut : la brèche n’était pas praticable ; mais il ne restait plus que ce parti ou celui de la retraite. Avant que d’engager l’action, il envoya deux mille hommes sur la route d’Avranches à dessein de couper les secours que les ennemis pourraient recevoir de ce côté. Les troupes commencèrent l’assaut avec impétuosité, les assiégés les repoussèrent avec une vigueur égale : on combattit de part et d’autre avec acharnement. Dans le plus fort de la mêlée, les deux mille hommes de détachement n’ayant rencontré personne revinrent sur leurs pas. Ce retour mit le désordre parmi les assaillants : les uns crurent que c’était un renfort qui arrivait aux assiégés, les autres que c’était une partie des leurs qui fuyaient. Saisis d’une frayeur subite, ils abandonnent l’attaque, ils se précipitent les uns sur les autres. La garnison profite de cet effroi général, sort de la ville, fond sur eux, en massacre une partie, achève de dissiper le reste. »
Il y a dans tout cela plus d’un renseignement précis. En recherchant sur le terrain même leur application et leur explication, peut-être arriverons-nous à quelque solution positive.
Le connétable avait établi, comme nous l’avons dit, son quartier général au donjon de Margotin, sur le bord occidental du ravin demi-circulaire que la Dierge parcourt au pied du plateau de Carnet. Protégée par cet énorme fossé, pourvue en arrière d’une ligne de retraite assurée sur la Bretagne et sur la forteresse d’Antrain, la position était excellente pour se défendre contre toute agression. Mais c’était une opération offensive que le connétable poursuivait ; l’inaction de huit ou dix jours que son secrétaire mentionne, sans l’expliquer, était une faute capitale, s’il y avait moyen de faire autrement. Il devait à tout prix profiter de l’ardeur et de l’élan que le succès de Pontorson venait d’imprimer à son armée. C’était d’autant plus nécessaire avec des troupes levées à la hâte et sans cohésion.
On allégua, il est vrai, le défaut d’argent. Gruel l’attribue au chancelier de Bretagne et Villaret au comte de Giac. Cette dernière version était évidemment celle du connétable, comme le prouva bien la vengeance sanglante qu’il exerça contre Giac peu de temps après. Il trouvait assurément dans un tel système, sinon sa justification, au moins un moyen infaillible de perdre son ennemi. Mais ce système était-il sincère et véritable ?
L’armée venait d’entrer en campagne, ses opérations n’étaient commencées que depuis quelques jours. Elle n’avait point à se plaindre, par conséquent, de l’un de ces retards de solde prolongés qui produisirent plus tard de si dangereuses conséquences. Elle était campée dans un pays plantureux et pouvait rayonner en tous sens, sauf dans la direction de la forteresse de Saint-James. Rien ne lui était plus facile que de se procurer les denrées que les marchands refusaient, dit-on, d’apporter au camp. Il serait peut-être plus rationel d’attribuer l’insubordination et la désertion des soldats bretons à une cause toute contraire. Chargés du butin de Pontorson, inactifs, cantonnés à la frontière de leur province, leur tentation devait être grande d’y aller mettre en sûreté ces dépouilles opimes.
Ce n’était donc pas de vivres ni d’argent que le connétable avait besoin, mais peut-être de renforts. C’est ce qu’il dut penser dès qu’il eut pu mesurer les difficultés de sa tâche devant Saint-James. De là, sans doute, son attitude réservée après un brillant début. Lorsque les désertions se multiplièrent au point de compromettre l’existence même de son armée, il se résigna, plus qu’il ne se décida volontairement, à un coup de force aventureux. Une circonstance particulière en fit une catastrophe, mais c’est cette circonstance même qui mûrement examinée sur le terrain, dissipera probablement plus d’une incertitude.
Avant d’arriver au bord de l’escarpement de la Dierge, la Haye-de-Terre longe, pendant deux cent trente mètres, une pièce de terre triangulaire (actuellement divisée en deux parties) qu’on appelle la Bataille, ou plus souvent, le Champ de Bataille. L’escarpement forme le plus petit côté du triangle ; le second se compose de la Haye-de-Terre ; le troisième et le plus grand, long de trois cents mètres, confine à un petit chemin creux, fort ancien, utile à décrire. Il part du hameau de Beaufour, traverse la Haye-de-Terre, à l’angle est du Champ-de-Bataille ; et, après l’avoir contourné, aboutit à un promontoire rocheux, connu dans le pays sous le nom du roc de Dierge. Il paraît s’y terminer brusquement, puisqu’on ne trouve plus, pour descendre à la rivière, qu’un sentier de chèvres, large de trente centimètres, hérissé de pierres schisteuses dressées sur leur tranche. Mais en fouillant de l’œil vers la gauche, c’est-à-dire vers le sud, les ronces et les ajoncs qui couvrent le monticule, on découvre facilement l’ancien tracé du chemin. A quelques mètres de distance l’arête principale du promontoire a été tranchée profondément pour lui livrer passage, et la coupure remonte à une époque reculée. Les parties rescindées de la roche ne diffèrent aucunement de celles qui ont conservé leur état primitif. Les unes et les autres sont couvertes de ces lichens saxatiles, sans épaisseur, qui font corps avec la pierre. Au sortir de cette petite Thermopyle, et lorsque le chemin a atteint le plat-fond de la vallée, on le suit encore Quelque temps dans la direction de Margotin, situé à un kilomètre au sud. C’était par cette voie, sans doute, que Margotin et les hameaux voisins communiquaient avec la ville, par Beaufour, où elle s’embranchait sur le chemin de Carnet à Saint-James.
Il convient de faire observer, en outre, que les deux plateaux séparés par le ravin sont, non-seulement de niveau entre eux, mais encore légèrement inclinés l’un vers l’autre, assez longtemps avant d’arriver au ravin proprement dit. Il en résulte que de chacun d’eux le regard pénètre sur l’autre, à des distances plus ou moins grandes, selon les circonstances locales : Si l’on se rappelle, en dernier lieu, ce qui a été dit de l’étang du Manoir qui refluait vers la Haye-de-Terre et le roc de Dierge, on aura le théâtre présumé du drame qui nous occupe. Passons à la mise en scène.
Le corps chargé de l’attaque, après avoir suivi, selon nous, à partir de Margotin, le petit chemin que nous venons d’explorer, gravit le roc de Dierge et déboucha à l’angle sud du champ de bataille, en un point que la dépression du sol mettait et met encore hors des vues de la Haye-de-Terre. Si la partie de chemin qui longe le champ était aussi creuse qu’elle l’est aujourd’hui, cette troupe y aura trouvé une tranchée toute faite, où elle a pu se masser pour en sortir bientôt, au pas de course, de manière à envahir à la fois la plus grande longueur possible du retranchement. Mais à peine l’attaque était-elle commencée que se produisit l’incident grave que nous allons expliquer.
Dans une juste pensée de prévision, le connétable avait envoyé, comme nous l’avons vu, un corps de deux mille gens d’armes battre l’estrade vers la route d’Avranches, c’est-à-dire vers le nord, pour arrêter les secours qui auraient pu être dirigés sur Saint-James. Cette troupe rentrait, sans avoir rien rencontré, au moment même où la tentative d’escalade en était à ses débuts. Son itinéraire n’est pas difficile à suivre. Plusieurs petits gorges, qui échancrent l’escarpement du plateau de Carnet, étaient à sa disposition. La plus rapprochée, celle de Beaufour, se trouvant en quelque sorte comprise dans les lignes anglaises, elle du se rabattre sur l’une de celles qui se trouvaient plus en aval, soit par la Pintière, soit par la Locherie, etc. Le plus probable c’est qu’elle aura choisi celle de la Pintière qui se présentait la première et qui était beaucoup plus à proximité que les autres du camp de Margotin. En tous cas, le résultat devait être le même. En quelque point qu’elle eût gravi le plateau de Carnet, elle avait, en regagnant le camp, à passer assez près du bord oriental pour se trouver en vue des combattants en action sur le champ de bataille, de l’autre côté du ravin. Elle a dû les voir elle-même, mais à la distance de cinq à six cents mètres, et peut-être plus, où elle s’en trouvait, il n’est pas étonnant que les combattants n’aient pas su que penser de cette troupe inconnue qui les tournait sur leur flanc gauche et qui prenait, d’une manière inquiétante, la direction de leur propre camp. Par les mêmes raisons, les gens d’armes eux-mêmes ne durent pas remarquer le désarroi que leur apparition provoquait.
En eût-il été autrement, que cette troupe de cavalerie se serait trouvée complètement impuissante. Le ravin étant infranchissable pour elle sur ce point et bien au-delà, sa position eût été celle de ces partis ennemis que les romanciers aiment à représenter sur les bords opposés des Cânons ou Barrancas du Mexique, à portée de l’œil et de la voix, mais ayant à faire, pour se joindre, des détours de plusieurs lieues. Ce qui explique aussi que, quelques moments après, lorsque la sortie anglaise acheva de porter le trouble parmi les assaillants ceux qui étaient de l’autre côté n’en savaient rien. Gruel aurait prévenu toute amphibologie s’il avait écrit « de l’autre côté du ravin. »
Si ces explications, tirées de la configuration même du terrain, sont acceptables, si l’on remarque, en outre, ce qui est décisif, que la seule partie du pied de la Haye-de-Terre d’où le plateau de Carnet soit visible, est celle qui longe le champ de bataille, on conclura, sans doute, avec nous :
1° Que l’attaque a eu lieu dans cette pièce de terre si bien nommée ; 2° Que le boulevard assailli n’était autre chose que la Haye-de-Terre, aucun autre retranchement dépendant de la forteresse de Saint-James n’existant et ne pouvant exister à cette distance. Lobineau la désigne sous ce nom par analogie avec les boulevards ou levées de terre dont nous avons parlé précédemment.
Nous avons ainsi retrouvé « l’estang devers lequel l’assault fut donné » (Gruel). « Le boulevard attaqué, le petit chemin difficile que les Bretons avaient à suivre » (Lobineau) ; il nous aurait été agréable de retrouver également la fausse porte que ce dernier historien mentionne et par laquelle Nicole Burdet, qui commandait dans le boulevard, fit une sortie aussi vigoureuse qu’efficace. Nous nous bornerons sur ce point à quelques conjectures.
Une fausse porte ne pouvait être autre chose qu’une issue secrète, une porte dérobée. Ce qui exclurait d’abord toute porte proprement dite de la forteresse. D’ailleurs, leur distance du théâtre de l’action n’aurait pas convenu aux généraux anglais qui avaient à saisir le moment psychologique où les assaillants donnaient les premiers signes de trouble et de confusion. Ce n’était pas dans la ville, du reste, que Nicole Burdet commandait, mais dans le boulevard, c’est-à-dire derrière la Haye-de-Terre. Ce serait donc le long de celle-ci qu’il faudrait chercher la fausse porte. Nous nous représentons difficilement, il faut l’avouer, une issue de ce genre dans un retranchement de terre, rectiligne, s’il eût été partout à découvert. Mais tout porte à croire que le manoir d’Hecterre, accolé à la Haye, n’était autre chose par rapport à celle-ci qu’une barbacane, c’est-à- dire un poste fortifié extérieur. Dans cette hypothèse, Hecterre devait masquer une communication intérieure avec le boulevard. La ferme de la Métairie, où il n’y a pas, il est vrai, de restes analogues à ceux d’Hecterre, mais à qui sa position tout à fait semblable de contiguïté avec la Haye paraît assigner une destination identique, la ferme de la Métairie, disons-nous, aurait rempli le même rôle avec plus d’avantages encore, parce qu’elle se trouvait beaucoup plus voisine du champ de bataille.
Epilogue
Cette affaire ne pouvait guère bien finir, nous le répétons. Ce n’était pas une conception sérieuse, stratégique, mais un simple trompe-l’œil. Le connétable, arrêté devant Saint-James par des obstacles multiples et insurmontables, ne voulut pas en avoir le démenti, ni se retirer sans combattre. Dans ce coup de tête in extremis, le fond des choses devait produire des incidents désastreux.
Si ce n’eût pas été celui du retour incompris de la troupe d’éclaireurs, il en serait survenu d’autres. Si même, par impossible, l’armée avait réussi à franchir la Haye-de-Terre, sa position aurait été des plus critiques, puisqu’elle se serait trouvée enfermée, comme au fond d’un entonnoir, entre la double circonvallation de la forteresse, le ravin de la Dierge, et un énorme retranchement, victorieusement surmonté, si l’on veut, mais qui n’en aurait pas moins constitué un obstacle dangereux sur sa ligne de retraite. Il lui eût été bien difficile de résister, en pareille posture, aux attaques combinées de la garnison et des renforts qui seraient accourus d’Avranches vers ce point important et déjà entamé.
Il faut dire cependant, à la décharge du connétable, que bien des choses réputées impossibles arrivent dans les actions de guerre. L’imprévu a son rôle dans ces jeux de la force et du hasard, suivant l’expression de feu M. Guizot, et il faut bien laisser quelque chose à la fortune. Ce n’aurait pas été la seule fois qu’à la suite d’une attaque impétueuse, portant la panique dans les rangs de la défense, vainqueurs et vaincus fussent entrés pêle-mêle dans les places les plus fortes et les plus intactes.
Malgré ces éventualités, sur lesquelles il n’est pas sage de compter, le projet était mauvais. L’exécution, au moins, en a-t-elle été irréprochable ? Comment se fit-il que l’homme de guerre qui envoyait, avec raison, observer si fortement la direction d’Avranches, au nord, n’ait pas eu la même précaution pour la partie de l’est, où les débouchés de la forteresse et du boulevard le menaçaient de dangers bien plus imminents ?
Comment expliquer qu’il ne se soit pas fait informer, minute par minute, de la physionomie du combat ? qu’il ne l’ait pas surveillé lui-même, au moins du plateau de Carnet - si tant est que sa grandeur l’attachât à ce rivage — d’où l’on pouvait tout voir et où l’on ne savait rien ? qu’il n’ait pensé, enfin, à monter à cheval, comme cela semble résulter des témoignages contemporains, qu’au moment où le flot des fuyards allait l’atteindre et le submerger ?
Il ne nous reste plus qu’à dire quelques mots sur une question controversée, à savoir quel pouvait être l’effectif réel des troupes bretonnes. Villaret le porte à vingt mille hommes, ce qui paraît très considérable, comme le fait remarquer justement M. Le Hericher.
Ce fut Charles-le-Téméraire qui, le premier, mit en campagne, quarante ans plus tard, des armées importantes, selon les idées modernes. En 1471, sous le règne de Louis XI, l’armée de Bourgogne paraissait s’être inconsidérément fourvoyée entre l’armée française et la ville d’Amiens, où il y avait une forte garnison également française. Dans le conseil de guerre où la question de livrer bataille fût discutée, un vétéran, de Beuil, fut appelé le premier à donner son avis. Mais il s’en excusa, en disant qu’il ne s’était jamais trouvé dans une armée aussi nombreuse, que les armées des Français et des Anglais, qui s’étaient signalées par de si beaux exploits sous le règne précédent, ne passaient point dix mille hommes.
D’un autre côté, Guyot-Desfontaines dit, dans son histoire des ducs de Bretagne, que le connétable et son frère, le comte d’Estampes, furent obligés de lever le siège après avoir perdu sept à huit cents bas-bretons. Ce renseignement peut servir de base à quelques considérations spéculatives.
Des officiers de mérite admettent qu’une bonne troupe, aguerrie et bien commandée, peut aller jusqu’à supporter la perte du tiers environ de son effectif, mais qu’au-delà sa solidité est fortement compromise et à la merci d’un incident. On pourrait donc calculer approximativement l’effectif d’une pareille troupe d’après le chiffre de ses pertes, dans une affaire où elle aurait été battue.
Mais ici il s’agit d’un rassemblement improvisé, peu solide par lui-même et déjà démoralisé, qui a d’autant moins tenu ferme qu’il s’est trouvé en proie à l’une de ces paniques dont l’histoire des guerres mentionne de si surprenants effets. Le calcul dont nous venons de parler, qui comporte en tous cas de nombreuses exceptions, ne semble donc pas lui être applicable. Dans de telles circonstances, en effet, ses pertes ne paraissent pas, au premier abord, avoir pu atteindre une proportion aussi élevée que le tiers de son effectif.
On peut considérer, néanmoins, que cette troupe fut inopinément prise en flanc dans un espace étroit, que, si elle n’avait eu pour y arriver qu’un petit chemin difficile, comme Dom Lobineau le rapporte et comme nous l’avons vu, elle n’en avait pas d’autre non plus pour la retraite, que sur son flanc gauche elle était accostée d’un ravin escarpé, avec un étang au fond. On doit donc admettre qu’à ce moment ses pertes furent sensibles et que G. Gruel a eu raison de dire que les Anglais « en tuèrent et firent noyer un grand nombre en l’estang dudict lieu. »
Il y a plus, poursuivre l’ennemi vaincu est dans la nature humaine ; c’est aussi un précepte de l’art de la guerre, parce qu’on y trouve l’avantage de changer une retraite en désastre, de disloquer tellement les troupes en fuite que leur réunion ultérieure devienne difficile, sinon impossible. Ce doit être aux résultats d’une telle poursuite que Gruel fait allusion en disant que « se fallut retirer et y eut grande multitude de gens morts et prins. »
On ne serait donc peut-être pas fort éloigné de la vérité en taxant, comme ci-dessus, au tiers de l’effectif le chiffre des pertes que nous savons être de sept cents à huit cents hommes. On trouverait ainsi deux mille quatre cents hommes, au plus, pour le corps chargé de l’attaque. Si l’on y ajoute les deux mille hommes du détachement envoyé vers la route d’Avranches et mille hommes de non-valeurs ou laissés à la garde du camp, la totalité de l’armée présente devant Saint-James ne devrait pas être évaluée à plus de cinq mille quatre cents hommes. Enfin, en tenant compte des pertes antérieurement subies devant Pontorson et des désertions, l’armement primitif et complet à la tête duquel le connétable s’était mis en campagne a pu être de six à sept mille hommes. Ce qui était déjà beaucoup pour l’époque.
L’ascendant de l’Angleterre venait de s’affirmer une fois de plus. Mais Jeanne d’Arc était née en 1412 ! En 1426, elle entendait déjà ses voix divines et patriotiques. Trois ans à peine la séparaient de cette épopée merveilleuse à laquelle rien ne peut être comparé dans l’histoire d’aucun peuple !
Saint-James, Novembre 1882.
[1] Source : Mémoires de la Société Archéologique d’Avranches, Tome 6, pages 106 à 143
[2] NDLR : Saint-James est connue sous le nom de Saint James de Beuvron au Moyen Âge.