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Sacey - Mémoire sur le château de Charruel


• Texte de 1842 ; voir source en bas de page. [1]


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e fort de Charruel, participant par sa forme et sa position des camps romains, des vigies et même des sièges des Comes Britannici limitis, est appelé Caresce par Robert Wace [2], Carrouges par Dumoulin, Levalois et Goube, et confondu avec Pontorson par de Serre. Situé en la commune de Sacey, aux frontières de la Bretagne, le duc de Normandie, Richard Ier, le fit construire l’an 1028, le premier de son règne, pour empêcher les irruptions des Bretons et brider leur garnison du fort d’Antrain, dont il n’est éloigné que d’une lieue ; ce que Guillaume de Jumiège, livre 6, page 261, semble confirmer par ce passage : Alanus, Britannorum comes, a Roberti ducis servitio se surripere pertinaciter est aggressus. Dux igitur adversus eum innumerabilem exercitum movit, et non longe à fluvio. Coisnon castrum quod vocatur Carruel (seu Carrucas), ad munimen scilicet Normanici limitis et domandam tumidi arrogantiam prœsumptoris.

Ce château est placé sur la croupe et versant méridional d’une côte élevée à un kilomètre à l’ouest du bourg de Sacey, cinq de Pontorson, et quatre de Montaigu. Défendu vers la Bretagne par une pente rapide et par la rivière de Dyerge qui coule au pied, et va déboucher dans celle de Couësnon à un kilomètre au-dessous, il domine tous les terrains environnans par son élévation naturelle et factice au-dessus d’eux, et s’en détache par des fossés qui paraissent avoir été profondément creusés ; l’enceinte a la forme d’un carré parfait, ayant la grandeur requise pour une légion romaine, 70 mètres sur chaque face, et les angles arrondis ; au milieu du côté nord, on voit une ouverture qui, je présume, était celle de la porte décumane ou d’un pont-levis. L’intérieur de cette enceinte est, depuis long-temps, défriché et labouré, mais les bases et traces du rempart existent encore dans tout le pourtour ; on y trouve quelques éclats de rochers quartzeux et des débris de maçonnerie ; il n’y a plus de vestiges de la demeure baronniale ou des castri custodes ; son donjon dominait les deux frontières, et mettait à même de correspondre, par le système télégraphique d’alors (feux, bannières et autres signaux), avec les châteaux de Pontorson et de Montaigu, et beaucoup d’autres positions élevées. A l’est, on aperçoit une excavation d’où est sortie la pierre des murs ; le maçonnage qu’on en obtient est du genre appelé emplectum par Vitruve.

Le duc Robert, après avoir puni Alain, comte de Bretagne, qui avait refusé de lui rendre l’hommage d’heureux avénement, et saccagé Dol, dont ses troupes tuèrent l’archevêque, donna la garde de Charruel à Auvray-le-Géant. L’année suivante, 1029, Alain, voulant se venger, passa la rivière de Couësnon dans l’intention de raser ce fort : la contenance de la garnison l’ayant intimidé, il passa outre pour ruiner l’Avranchin, et vint camper à la Croix ; mais le capitaine de Charruel et celui de Pontorson, nommé Néel, aidés des troupes d’Adelin, commandant ou préposé ès marches de Saint-Hilaire et Saint-Jacques-de-Bevron, y surprirent les chefs bretons dépourvus d’une grande partie de leurs soldats qui étaient disséminés au pillage.


Li viles aloent ardant,
Quérant preie, vilains pernant. (Wace).

Ils ne purent soutenir le choc, et ceux qui ne voulurent où qui ne purent fuir, furent tués ou pris :


Alainz n’out od soi des Bretunz
Fors li chevetaignes baruns ;
.........................
Ne ni porent place tenir ;
Mort fu ki ne s’en pot fuir.

Le fort de la mêlée eut lieu à un kilomètre à l’ouest du bourg de la Croix-Avranchin, dans une petite plaine appelée depuis les Tombettes. M. Tuffin de Villiers, auquel elle appartenait, l’ayant fait diviser dans le dernier siècle, ses ouvriers, en creusant le sol pour faire des haies en rejet de terre, y trouvèrent une grande tombe dont le pourtour était parementé en pierres ordinaires ; elle était recouverte en terre, et remplie de débris de corps humains ; ils y trouvèrent aussi les deux pierres sépulcrales qui sont aujourd’hui près de là, sur la route de Pontorson, et qu’un ancien manuscrit désigne pour avoir recouvert les corps de deux chevaliers tués dans cette bataille. Ces deux monumens, conservés par les soins de M. de Saint-Brice, sous-préfet d’Avranches, n’ont aucune inscription ; leur longueur est de 5 pieds, sur 20 pouces de large à un bout, et 14 à l’autre. Les anciens, après une bataille, ramassaient les morts en un monceau, qu’ils recouvraient de terre pour faire un tumulus.

Ces fosses sont une preuve que ce premier usage était tombé en désuétude.

L’idée de cacher les gîtes des morts sera sans doute venue de la pieuse intention de les dérober aux profanations auxquelles les tombes apparentes furent sujettes pendant les invasions des barbares.

Robert Ier, voulant récompenser Adelin du service qu’il lui avait rendu, lui donna le village de la Croix, où il s’était distingué. Ce seigneur, peu avant sa mort, le donna à son tour aux religieux du Mont-Saint-Michel pour avoir part à leurs prières, et ce du consentement de Béatrix, son épouse, et de Robert Adelée, son fils.

Il est présumable que pendant les démêlés qui eurent lieu entre les rois de France et les ducs de Bretagne et de Normandie, un des capitaines de Charruel, que je considère comme un domaine d’origine Létique, en usurpa ou reçut l’inféodation à charge de service militaire, car, quoique inclus dans la paroisse et baronnie de Sacey, c’était une vavassorie mouvante de la couronne.

Un Jean de Charruel (de Charrueriis), ayant assisté dans leur révolte contre Henri II, roi-duc, les capitaines de Saint-Hilaire et de Saint-James, fut fait prisonnier à Dol, en 1173.

Dans le XIVe siècle, on le voit encore avec ses dépendances, composant environ 100 hectares de terre et un moulin à eau, possédé par des seigneurs de ce nom, dont les armes étaient de gueules à un char d’argent.

Un Yves Charruel, chevalier, était en 1350 proche Josselin au combat des Trente ; il y fut d’abord blessé et pris, puis s’échappa pour partager la gloire du brave Beaumanoir. On trouve en outre au trésor des Chartres, un Dominus Yvo Charruel aux gages du roi de France, de 1351 à 1356, et un article ainsi conçu : « Par mandement du dernier novembre 1369, le roi accorde à Yvain Charruel, chevalier, 100 livres francs, pour lui aider à supporter les frais et missions de son service. »

Une famille Le Charpentier, non moins ancienne, lui succéda on ignore à quel titre. Orderic Vital, tome 3, pages 423 et 456, cite Guillaume Le Charpentier au nombre des capitaines qui accompagnèrent Pierre l’Ermite à la première croisade. Un Ramaldus Faber (Charpentier), est employé comme témoin dans une charte de Turgis, évêque d’Avranches, en 1155. L’an 1225, Jean Le Charpentier figure aux assises de ladite ville, et le trente-sixième évêque de ce diocèse (décédé en 1305) s’appelait Geofroi Le Charpentier.

Les noms de Phelipot et Perrot Le Charpentier se voient dans la liste des écuyers qui firent montre à Pontorson en 1365, et qui accompagnèrent Bertrand Duguesclin en Espagne.

Le 24 novembre 1419, Henri V, roi d’Angleterre, confisqua le château et seigneurie de Charruel sur Robert Le Charpentier et Olive de Coëtivy, sa femme, et en investit Guillaume Hodehal, l’un de ses capitaines, qui y tint garnison pendant plusieurs années de l’occupation.

Dans la liste des cent dix-neuf héros qui, l’an 1423, défendirent victorieusement le Mont Saint-Michel contre 15,000 Anglais, on trouve un Le Charpentier.

L’an 1458, décéda Robert Le Charpentier, seigneur de Charruel, de la Touche, du Gault, etc., et dernier du nom ; il fut inhumé dans l’église de Sacey. L’on voyait sur sa pierre tombale une grande épée traversant un écu triangulaire, sur lequel étaient sculptées trois roses, armes de cette famille.

Il avait, de son mariage avec Olive de Coëtivy, [3] trois filles ; savoir : Yvonne, Berte et Guillemette ; la première, mariée à Pierre de La Paluelle, fils de Thomas, eut Charruel ; la seconde, épouse de Jean du Homme, fils de Robert, eut la terre du Gault, plus 20 liv. tournois de rente à prendre sur la terre de Raiz et les autres héritages de feu Prégent de Coëtivy ; et la troisième, mariée à Jean de Guiton, fils de Jean et de Perrine de la Croisille, lui porta la terre de la Touche.

Sur l’ancien registre du prieuré de Sacey, on trouve, au sujet de ces mariages, le quatrain suivant, qui se ressent d’avoir précédé Malherbe. Il apprend que les quatre pères de ces époux avaient contribué à la glorieuse défense du Mont Saint-Michel pendant l’occupation anglaise :


Les trois Charpentières eurent l’heur
D’espouser chascune un damoisel,
Comme elles, fils d’un preux défenseur
Du bel Moustier monsieur sainct Michel.

La Bretagne ayant été réunie à la France par les mariages successifs de Charles VIII et du bon Louis XII avec Anne de Bretagne, le fort ou castrum de Charruel devint inutile, et Gilles de La Paluelle, portant pour armes, d’azur à trois molettes d’éperons d’or, le fit démolir dans le XVIe siècle, et, de ses débris, fit bâtir sur ses dépendances, à une portée de fusil à l’ouest et dans un lieu moins élevé, un manoir avec colombier, etc.

Cette branche des Paluelle de Saint-James se conserva, dans ce nouveau Charruel, jusqu’en 1602, qu’elle tomba en quenouille dans la personne d’Hélène, fille de Jacques, qui épousa Olivier des Douetils, fils de Henri, sieur du Rocher et du Mesnil, originaire de Granville. Ce dernier, étant venu voir ses enfans, mourut, ainsi qu’un de ses petits-fils, au manoir de Charruel, en 1615, pour avoir mangé des champignons ; ils furent inhumés ensemble dans la chapelle Saint-Georges, dite de Charruel, en l’église de Sacey. A leurs funérailles assistèrent René Budes, sieur de Boucey ; François de Guiton, sieur de la Villeberge, et Radegonde du Hallay-Coëtquen, sa mère ; Marie de Mathan, dame de Carnet, et femme de Robert le Bourgois, sieur de Héauville ; Louis de La Paluelle, sieur de Loucey ; Charles de Verdun, sieur de la Crenne ; Jean Le Roy, sieur de Macey, et Jacqueline de Saint-Martin, son épouse ; Marie de La Cervelle, dame d’Aucey ; Odet de La Hacherie, sieur de Curé, et Nicolas de Billeheust, sieur d’Argenton.

Desdits Olivier et Hélène il ne resta qu’une fille, nommée Aune, qui, le 27 novembre 1621, épousa à Mortain Gilles Vivien, sieur de Chomme, lieutenant-général du bailli de Costantin à Avranches.

Olivier des Douetils, sieur du Mesnil, de La Renouillère, etc., décéda en son manoir de Charruel le 16 octobre 1622, et fut inhumé près de son père et de son fils.

Hélène de La Paluelle, sa veuve, mourut à Avranches, le 14 avril 1648, et son corps fut apporté à Sacey dans le tombeau de ses ancêtres.

Gilles Vivien, sieur de Chomme et de la Champagne, qui comptait parmi ses aïeux le quarante-huitième évêque de Coutances, fut inhumé dans la cathédrale d’Avranches, le 18 avril 1657.

Sa postérité a conservé Charruel jusqu’à la révolution de 1789, qui l’en a spoliée pour cause d’émigration. Cette maison porte pour armes, d’azur à neuf merlettes d’or, posées trois, trois et trois, et coupées de deux bandes d’or.

M. Ange-Charles Vivien de la Champagne, dernier mâle de cette famille, est décédé à Avranches, le 24 novembre 1837 : pieux et érudit, la bienfaisance et l’étude se partageaient ses loisirs. Il a légué au séminaire de Coutances sa bibliothèque valant plus de 30,000 fr., et 1,200 fr. de rente perpétuelle aux sœurs de la charité d’Avranches, et autant aux frères des écoles chrétiennes de ladite ville.

Lorsque les Vendéens marchèrent sur Granville en 1794, l’armée républicaine, commandée par le général Shaeffer, campa plusieurs jours dans le fort et sur la côte de Charruel, dans l’intention de les arrêter ; mais ils passèrent à côté : c’est la dernière fois que des hommes de guerre y aient médité la destruction de leurs frères.

Quand je le visitai en 1824, une jeune fille, tout en gardant ses moutons, y étudiait le catéchisme du Dieu qui commande l’amour fraternel : touchant contraste !

Cet emplacement féodal, et environ deux tiers de son ancienne dépendance, appartiennent actuellement à M. Fauchon, et le surplus et le moulin à divers particuliers.
Enfin,


Charruel n’offre plus aux yeux épouvantés
D’attributs teints de sang, de rebelles domptés,
De captifs enchaînés une foule éperdue ;
Mais des sillons, des bœufs, une simple charrue.

Notes

[1] Source : Mémoires de la Société Archéologique d’Avranches, Volume 1, 1842 (pages 193 à 205)

[2] (° 1100, + 1175)

[3] Cette dame était décédée en 1455. Sa pierre tumulaire, qui était à côté de celle de son époux, était ornée d’un écusson, fascé d’or et de sable de six pièces, suspendu au collier d’une levrette accroupie. Le manuscrit du prieuré apprend qu’elle était nièce du preux Tanneguy du Chastel ; que son frère, Prégent de Coëtivy, avait été tué, l’an 1450, au siège de Cherbourg ; que le second, nommé Alain, avait été évêque de Dol, puis cardinal ; et qu’Olivier, le plus jeune, avait épousé en 1458 une bâtarde de Charles VII, nommée Marie, que ledit Prégent avait recueillie enfant, et fait élever chez lui avec beaucoup de soin.