Le50enligneBIS
> Patrimoine > Agriculture > La France pittoresque. La louée des domestiques en Basse Normandie.

La France pittoresque. La louée des domestiques en Basse Normandie.


JPEG - 1.8 ko

e dimanche qui chaque année, précède le 18 juillet, commencent, dans le bocage normand, les nombreuses louées de domestiques ruraux, placées sous le patronage de saint Clair.

C’est sur le communal ou sur la place du village que se tiennent habituellement ces assemblées, où les campagnards se pressent en foule ; quand arrive l’instant de la louée, les gens qui sont venus pour se mettre en condition se disposent sur plusieurs rangs, les domestiques d’un côté, les servantes de l’autre, celles-ci un bouquet de roses et de lavande à la main ou à la bavrette, [1] les hommes armés d’un fouet fleuri, et les jeunes garçons d’une simple baguette, également fleurie.

La réunion de ces modestes et vrais travailleurs présente un spectacle varié : presque tous les âges s’y trouvent rassemblés, le tout jeune enfant et le vieux barbon, à la tête chauve et grisonnante, la belle et pimpante fille au frais visage, et la servante dont les traits flétris et les rides sévères accusent les laborieuses veilles et les fatigues ; la pauvre veuve encapuchonnée dans sa funèbre cape, et son petiot, qui désormais trouvera chaque jour, dans le buffet du maître, le chanteau [2] si souvent absent de la huche maternelle ; le jovial garçon meunier, sur les lèvres duquel voltigent continuellement les gais refrains ; le vieux berger à l’accoutrement pittoresque, espèce de Diogène villageois, dont la mine triste et refrognée révèle les longues heures de solitude et de vagues rêveries où se consume lentement son existence ; le jeune gars que dévore la noble ambition d’échanger son humble baguette de pâtour [3] contre le glorieux fouet du petit valet.

Le laboureur avisé ne se décide à faire son choix parmi les domestiques qu’après un scrupuleux examen des membres robustes et des traits endurcis de ces courageux serviteurs.

JPEG - 102.9 ko
JPEG - 2.4 ko

’agit-il d’un valet de charrue, il jettera son dévolu sur quelque vigoureux gaillard, dont les muscles accentués, le teint bruni par le hâle et les mains calleuses lui promettent un solide compagnon de labeur. C’est que, pour ce rude métier de grand valet, il faut un gars résolu, aguerri contre l’inclémence des airs, peu soucieux des fatigues et de l’ahan [4], qui puisse, d’un poignet énergique et habile, entr’ouvrir profondément la terre du soc tranchant, et y tracer avec hardiesse et régularité le sillon nourricier qui donnera l’épi doré à pleine faucille. C’est encore le grand valet qui dominera en maître absolu dans les écuries, présidera aux charrois [5], rentrera les moissons, ira chercher au loin la chaux fécondante, et saura dispenser avec zèle, avec amour, et les soins et la provende [6] à la superbe attelée, orgueil légitime du maître et du valet.

Le choix d’un valet de ménage a plus d’importance, s’il se peut, car si l’un est le bras qui exécute, l’autre est l’intelligence qui conçoit et commande. Au valet de ménage l’honneur de partager avec le maître la direction et la surveillance des travaux de l’exploitation ; à ce serviteur de donner des conseils, des encouragements et des exemples fructueux aux autres travailleurs. Le premier à l’ouvrage, il doit être le dernier à déposer la faux ou à délaisser le manche de la charrue.

Le chant matinal du coq surprend le diligent valet occupé à préparer la besogne de la journée, et les derniers aboiements qui s’éteignent dans le silence de la nuit le trouvent debout encore, jetant, avant d’aller reposer ses membres endoloris, un dernier, un vigilant regard sur la ferme endormie.
Vient ensuite le petit valet ou jeune aide de culture, le berger, pour conduire les moutons aux pâtis, et les pâtours, qui surveillent les bestiaux.

Pendant que le maître discute le prix des fouets des domestiques, la bonne fermière marchande les bouquets des servantes ; d’abord il lui faut faire l’acquisition :
d’une servante de cuisine, qui préparera le manger du personnel de la ferme et aidera la ménagère dans l’accomplissement de sa besogne intérieure ;
ensuite d’une vachère, dont l’occupation sera de traire les vaches dès le petit jour, de les affourer [7] ensuite ou conduire à l’herbage, d’abreuver les veaux et les porcs, de prendre soin du bétail, de la laiterie, et de barrater ces délicieux pains de beurre, plus jaunes qu’un louis d’or, et que la fermière échangera au marché contre l’argent des bourgeois ;
enfin d’une jeune servante, qui portera les vivres aux champs, fera les menus ouvrages et ramènera les bestiaux à l’étable.

Les gages d’un valet de ménage et d’un valet de charrue varient de 180 à 300 fr. ; ceux d’un petit valet, de 80 à 150 fr. On ajoute à ces gages deux chemises de toile de fil. On paye un pâtour depuis 50 jusqu’à 80 fr. ; s’il teille [8] le chanvre en gardant le bestial, il sera gratifié d’une chemise à la fin de l’année.
Les servantes gagnent de 110 à 250 fr., plus six aunes [9] de toile, des sabots et quelques faisances ; les jeunes servantes de douze à quinze ans sont payées de 50 à 100 fr.

 [10]

Notes

[1] NDLR : En Normandie, les mots baverette et bavette désignent au sens premier la partie supérieure d’un tablier
Voir : Le parler normand du Val-de-Saire (Manche) ... (site Persee, p. 245)

[2] NDLR : Grand morceau de pain coupé (vieux français)

[3] NDLR : Pâtour, pastour : berger

[4] NDLR : Effort, labeur, fatigue.

[5] NDLR : Transport effectué par chariot ou par charrette.

[6] NDLR : Fourrage, mélange de divers aliments très nourrissants qu’on donne aux bestiaux (Agriculture)

[7] NDLR : Nourrir les bêtes, principalement à laine, en fourrage

[8] NDLR : Le teillage est une étape du travail du lin et du chanvre effectuée après le broyage des tiges

[9] NDLR : L’aune est une unité de mesure de longueur ancienne

[10] source : L’Illustration, Volume 22 (1853), page 92