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Korcë l’albanaise cultive le souvenir de la France

article Ouest-France, 22/12/2016 - Jean-Arnault DÉRENS et Laurent GESLIN.


C’était il y a cent ans, le 10 décembre 1916. Pour prendre à revers les troupes allemandes et austro-hongroises enterrées dans le sud de la Macédoine, pour sécuriser le flanc de l’Armée d’Orient et assurer les lignes de ravitaillement de l’allié italien, un petit détachement de soldats français s’aventure en Albanie.

Korcë. De nos correspondants (Balkans)

À l’époque, la ville de Korcë est un grand centre commercial, orphelin de l’Empire ottoman disparu dans le feu des Guerres balkaniques. Y cohabitent des populations de langues et de religions différentes, des Albanais et des Grecs, des orthodoxes et des musulmans.

L’époque est troublée, des bandes d’irréguliers battent la campagne. Pour faire pièce aux Grecs, considérés comme des alliés douteux, les Français vont s’entendre avec des groupes de nationalistes albanais conduits par Themistokli Gërmënji.

L’Albanie n’avait connu que quelques mois d’indépendance, en 1913, avant que n’éclate la Grande Guerre. C’est pourtant le drapeau albanais rouge à l’aigle bicéphale qui est hissé à Korçë, aux côtés des trois couleurs de la France.

« Pour rétablir l’ordre dans la région, le colonel Henry Descoins, qui commandait le corps expéditionnaire français, a pris l’initiative de proclamer un territoire autonome et d’en confier l’administration aux nationalistes albanais. Paris n’était au courant de rien », explique le chercheur Renaud Dorlhac.

La « région autonome », puis « République autonome de Korçë », est née ainsi, presque par hasard, dans ces montagnes du nord de l’Épire que tout le monde convoitait, les Grecs, mais aussi les Italiens et les Serbes.

Kristaq Jorgji, 84 ans, collectionne les souvenirs de la République, qui s’étendait sur 2 500 km2, entre le lac d’Ohrid et les hauts sommets des montagnes du Pinde. Les francs albanais et les timbres-poste émis par l’administration autonome - et bilingue - de la région sont des raretés très prisées.

« Je suis né dans cette ville, il est donc tout à fait normal que je m’intéresse à son histoire, souligne l’ancien enseignant, installé dans une petite pièce surchauffée par un poêle à bois. Et pour les Albanais, la République de Korcë, c’est le symbole de l’indépendance retrouvée. »

De fait, le centenaire a été dignement célébré en Albanie, avec force colloques, expositions et cérémonies officielles, mais en France, cet épisode de la Première Guerre mondiale a quasiment sombré dans l’oubli. « Le Petit Paris de l’Albanie »

La République autonome a officiellement été abolie en 1918, sous les pressions des alliés de Paris, qui voyaient d’un mauvais oeil le réveil du nationalisme albanais. Mais pour stabiliser la région, et alors que le pays était toujours déchiré par des bandes rivales, l’administration militaire française resta en place jusqu’en 1920. Korçë gagna pour longtemps la réputation de « Petit Paris de l’Albanie ».

Durant les quelques années de leur présence, les soldats et les fonctionnaires français eurent le temps de créer un cadre administratif fonctionnel, de percer des routes, mais surtout de créer des écoles albanaises et le fameux lycée français, longtemps considéré comme le meilleur d’Albanie.

C’est dans cet établissement que se formèrent quasiment toutes les élites albanaises de l’entre-deux-guerres. Enver Hoxha (1908-1985), le futur dictateur stalinien, en fut l’élève, avant de revenir y donner des cours de morale dans les années 1930. Le vieux bâtiment du lycée abrite aujourd’hui un collège technique, mais une filière d’enseignement bilingue a été relancée en 1998 dans un autre établissement de la ville, quand l’Albanie a adhéré à l’Organisation internationale de la francophonie.

« Comme partout, les jeunes préfèrent aujourd’hui apprendre l’anglais ou l’allemand, mais il reste à Korcë une réelle tradition de francophonie », se réjouit Viollandi Stoja, qui enseigne la littérature.

Et au fil des rues pavées de la vieille ville, dans les cafés nichés dans des bâtisses de pierre, aux abords du cimetière militaire français, qui abrite les dépouilles de 640 soldats, dont beaucoup d’hommes des troupes coloniales, il n’est pas rare de croiser un ou deux vieillards qui saluent encore les visiteurs dans la langue de Molière.

Pourtant, le « petit Paris d’Albanie » ne sera peut-être bientôt plus qu’un souvenir. À la chute du communisme, il y a un quart de siècle, les jeunes de Korçë ont massivement émigré vers la Grèce voisine. Avec la crise qui frappe ce pays, certains sont revenus, mais beaucoup continuent d’émigrer, vers des pays toujours plus lointains.

Sara Senija, 18 ans, parle français avec l’accent élégant et un peu suranné d’une langue apprise en récitant des classiques du XIXe siècle. La jeune femme rêve de voir un jour l’Hexagone, où elle n’a encore jamais mis les pieds, mais elle veut écrire son avenir dans son pays natal, à Tirana pour les études et pourquoi pas, un peu plus tard, dans la ville de pierre qui l’a vu naître.