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Daniel Lesage : « Le petit Béda » au coeur du Cotentin – Valognes


Ouest-France


Toute l'actualité du grand ouest > Valognes - mercredi 25 mars 2009

Daniel Lesage : « Le petit Béda » au coeur du Cotentin – Valognes

À la couverture du premier roman de Daniel Lesage, on trouve la définition du béda : pour les gens de la côte de la presqu'île du Cotentin, c'est un paysan de l'intérieur des terres un peu naïf. La définition est un peu restrictive car il s'agit de la candeur d'un enfant d'à peine dix ans qui observe, découvre avec une finesse toute personnelle le monde qui l'entoure. Que ce soit à la campagne, à la ville, la découverte de l'environnement proche, dans un milieu modeste, est une source de questionnement pour un petit qui pose son regard à la hauteur de la table de la cuisine.

Daniel Lesage n'aimait pas les dictées et les questions qui vont avec. Il est devenu rédacteur d'un journal syndical. Il détestait les chiffres et les tables de multiplications. Il a fait sa carrière en qualité d'aide comptable. « L'école n'était pas mon fort. J'ai eu la chance de rencontrer la bonne personne au bon moment. Juste l'année du certificat d'études, un jeune instituteur a repris toutes mes lacunes à bras-le-corps et a trouvé que mes compositions françaises étaient bien tournées, cousues de fautes mais bien racontées. » En une seule année, il décroche l'examen puis le passage au collège et accédera au CAP d'aide comptable.

Une seconde nature

Raconter, écrire est pour Daniel Lesage une seconde nature. Ce premier roman est pour lui une façon de sauvegarder le patrimoine : « Les années 50 sont pour moi des années charnières entre la modernité qui s'installe et la rusticité qui s'étiole. » Pour lui, ces années de transition sont propices à l'observation de ces bouleversements du monde qui atteint sa famille dans le petit village de Magneville.

À l'heure de la retraite, Daniel Lesage s'est mis à l'écriture. « Suite à certains encouragements, j'ai décidé d'écrire ce livre qui raconte toute cette enfance rurale dans une famille heureuse. »

Deux années ont été nécessaires pour rassembler les souvenirs. Daniel Lesage et son livre ne font qu'un : la simplicité de l'homme, sa pudeur teintée d'humour, son approche de l'autre, apportent à ce premier ouvrage une bouffée de bonheur.

Pratique. « Le petit Béda », par Daniel Lesage, édition Isoète prix 14,50 €.

Le petit Béda

Le récit se déroule au siècle dernier, au milieu des années cinquante, dans un petit village rural du Cotentin, un décor champêtre sur lequel plane encore l'ombre des jours sombres de la guerre et de l'occupation allemande.

Avec son vocabulaire teinté de patois normand et un regard empreint de curiosité et de beaucoup de naïveté, un gamin de dix ans, Gérard - le petit béda - observe et dépeint avec naturel, spontanéité, humour et tendresse, les coutumes, les habitudes, les événements ainsi que les personnages - souvent pittoresques - qui jalonnent son existence.

Une autobiographie romancée d'une enfance ou le chant du marteau frappé sur l'enclume ponctuait le quotidien tandis que la commémoration de l'armistice, la visite du marchand de peaux de lapin, la promenade scolaire et parfois le passage du Tour de France rythmaient les saisons.

Le petit béda est une immersion dans un autre temps, dans un quotidien grégaire et parfois insolite, à l'aube d'une ère nouvelle.

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Extrait du Petit Béda : La promenade scolaire (pages 108 à 118)




……………..

La pleine lune éclaire ma chambre d'un pale halo de lumière. Gloc, gloc, gloc-gloc, gloc, le chant mélancolique el doux des crapauds laisse présager du beau temps. J'ai bien observé : les crapauds ne chan­tent jamais par temps de pluie ou d'orage. Une vache, probablement récemment séparée de son veau, brâlae (meugle) dans le lointain. Les rats dansent la carmagnole au-dessus de ma tête dans le grenier. Je ne parviens pas à trouver le sommeil. Je suis tout excité. Demain c'est la promenade scolaire.

Voyages Riou Valognes : le grand car Chausson marron et crème, stationne sur la place du Ferrage.

Une grande agitation règne autour du véhicule. D'un côté, face au calvaire, les filles vêtues de robes colorées, un noeud-nœud dans les cheveux, entourent madame Gilot, la maîtresse d'école. De l'autre, monsieur Gilot s'époumone à rassembler ses élèves dissipés.

- Où sont donc passés Legal et Girard ? Quelqu'un le sait ?

- Ils sont partis chez monsieur Lematelot acheter des bonbons, cafte Boniface.

Boniface, personne ne l'aime : c'est le chouchou du maître d'école. Forcément, il apprend bien et il est presque toujours premier...

Cette année encore, Boniface a commandé un cahier de devoirs de vacances. L'an dernier parce qu'il n'avait pas fait de fautes dans ses devoirs de vacances, Boniface avait été récompensé avec un gros livre de Jules Verne; Vingt mille lieux sous les mers que ça s'intitulait. Il crâ­nait Boniface !

Moi j'm'en fous de son bouquin, de toute façon, je préfère une peti­te voiture Dinky. D'abord ma mère, elle ne m'en achète jamais de cahier de devoirs de vacances. Alors...

Des mamans discutent entre-elles derrière l'autobus.

- Tant pis pour les retardataires. S'il vous plaît... un peu de silence; écoutez-moi bien ! clame soudain monsieur Gilot. Les filles et les mamans accompagnatrices vont prendre place à l'avant de l'autocar. Quant à vous les garçons vous vous installerez à l'arrière. Tout le monde a compris ? Allez, vous pouvez monter !

L'on se presse et se bouscule devant la porte automatique du car. Tel un vol d'étourneaux s'abattant sur une raunce (tas) de pommes, ceux de la bande à Castel bondissent et s'affalent sur la banquette arrière.

Tâchez de ne pas faire les Imbéciles, prévient le maître d'école. Je m'installe sur un siège côté fenêtre. Clément s'assoit auprès de moi.

P'tit têtard, assis juste devant nous, ouine (pleurniche) parce que personne ne veut s'asseoir à côté de lui.

- Forcément, il sent la peste; t'as vu, il a l'arrière des oreilles tout noir, me fait remarquer Clément.

Monsieur Gilot n'a pas dû s'en apercevoir. Pourtant chaque jour, avant d'entrer en classe, le maître d'école, nous demande de nous ali­gner sur deux rangs devant la porte d'entrée et de présenter nos mains. Tel un général passant ses troupes en revue, comme dit papa. Monsieur Gilot nous inspecte scrupuleusement les pognes et les ongles. Il passe ensuite derrière nous et contrôle la propreté de nos oreilles et de nos cheveux. Alors là, gare aux crachous, (crasseux), non seulement ils sont priés d'aller se laver à la pompe installée dans l'impasse, entre le presbytère et l'école, mais en plus ils ont une puni­tion. Ils doivent copier cent fois : Chaque matin je me lave avec du savon avant de venir à l'école. Si les lignes sont mal écrites et s'il y a des fautes, il faut recommencer.

- Monsieur Gilot ne plaisante pas avec l'hygiène, il est même dur ! reconnaît discrètement ma maman.

Finalement la maîtresse demande à Ginette de s'asseoir auprès de P'tit têtard et de lui tenir compagnie.

Legal et Girard sautent dans le car, essoufflés, des coffins (cornets en papier) de bonbons dans chaque main.

- Où étiez-vous passés ? interpelle monsieur Gilot. Pour un peu l'on partait sans vous. Que cela ne se renouvelle pas; assoyez-vous et tenez-vous tranquilles !

Monsieur et madame Gilot comptent et recomptent une dernière fois les passagers.

- Quarante-six, quarante-sept, quarante-huit, c'est bon, tout le monde est là, on peut y aller !

Le chauffeur appuie un grand coup sur accélérateur du car, du pot d'échappement jaillit un nuage de fumée noire.

Les mamans restées sur place derrière l'autocar, surprises, suffoquent, toussent et s'écartent rapidement en s'éventant le visage. Doucement le véhicule s'ébranle; les mamans agitent la main ou leur mouchoir en signe d'au revoir.

A peine le car a-t-il quitté le village, que ceux de la bande à Castel, agenouillés à l'envers sur la banquette, s'amusent à faire des pieds de-nez dans le dos des gens que l'on croise.

Les filles quant à elles commencent à chanter.

- Ça y est, voila que les pissouoses (filles) se mettent à brâlaer (meugler) marmonne Gros lard en mastiquant un rouleau de réglisse.

Il était un petit navire

II était un petit navire

Qui n'avait ja, ja, jamais navigué

Ohé! Ohé!

Ohé, ohé matelot

Matelot navigue sur les flots.

Un panache de vapeur s'élève au-dessus de la cheminée de la loco­motive arrêtée sur le pont de chemin de fer qui surplombe la rue Thiers, à l'entrée de Valognes. Un bonhomme en bleu de chauffe, martèle de petits coups, les roues de la machine et des wagons.

- T'as vu Clément : le train de Paris !

- Comment le sais-tu ?

- Tous les grands trains avec une locomotive qui siffle et qui pas­sent et rapassaent (reviennent) à la gare de Valognes vont ou vien­nent de Paris. Ma cousine Babette le sait : elle va les regarder passer tous les dimanches après les vêpres, au passage à niveau, près du champ de course. C'est elle qui me l'a dit. Même que les petits trains rouges et jaunes qui klaxonnent, eux, ils ne vont pas à Paris, ce sont des michelines.

- Micheline ?

- Ben ouais, pourquoi ? Tu sais Clément, Babette contrairement à Delco, elle ne raconte jamais de craques, elle.

- Ah ! je comprends mieux pourquoi Félix Duval, quand il est de bonne humeur, il appelle parfois sa femme Micheline : mon Tchoutchou !

- Mon Chouchou tu veux dire ?

- Non non Gérard, j'tassure : mon Tchoutchou !

- Il déraille Félix ?

Babette a de la chance, elle prend souvent le train; elle voyage avec son grand-père. Même qu'il est drôlement prévoyant.

- Son grand-père à chaque déplacement il emmène un grand panier en osier doté d'un couvercle, qu'il remplit de provisions. Enveloppés dans un torchon à carreaux rouges et blancs il emporte du pain, du saucisson, des œufs durs et du camembert, ainsi que du Vittel Délice, m'a raconté Babette. Comme cela, s'ils ont un petit creux, ils mangent dans le wagon, C'est bien hein ?

- Ouais ! Ils vont à Paris ?

- Non, ils se rendent à Lisieux, à Saint-Anne-d'Auray, à Saint Jouvin, à...

- Elle va donc à tous les pèlerinages ta cousine ! Son grand-père est curé ou quoi ?

- Hein ? Tu yoyotes (divagues) ou quoi ? Bien sûr que non !

- Eh bien alors, il est de la calotte le grand-père ?

- J'sais pas, c'est où La Calotte ? Non, il est de Valognes; il habite rue des Capucins m'a dit Babette.

- Ben voilà : le quartier des curetons !

- Qu'est-ce que tu dégoises encore ?

- Je ne sais pas où se situe l'endroit, mais vu qu'il y a plein de cou­vents, la rue des Capucins, mon grand-père il l'a rebaptisée la chaus­sée aux moines...

- Curetons, chaussée aux moines, arrête donc Clément de m'en faire tout un camembert ! (Jeannine elle dit cela quand quelqu'un lui rabâche toujours la même chose)

Clément m'allonge un coup de poing sur le bras et éclate de rire :

- Un camembert ? On ne dit pas un camembert Gérard, mais... un fromage ! Arrête de m'en faire tout un fromage... Tu comprends ?

- Qu'est-ce que cela change ? Camembert et fromage, c'est-y pas kif-kif !

A force de voyager dans le train Babette connaît plein de choses. Elle m'a expliqué que dans le train de Paris, il ne faut jamais passer la tête par la fenêtre parce que l'on risque de se prendre une escar­bille dans l'œil.

- J'savais pas que c'était dangereux le train ?

- Moi non plus. Aussi pour se protéger, le chauffeur et le mécanicien de la locomotive, ils portent des grosses lunettes, même que ça leur fait de gros yeux ronds de moroun, m’a dit Babette.

- Ta cousine n'a pas dû dire moroun; Delco t'a expliqué que l’on ne doit pas dire un moroun mais une salamandre.

- Tu m'éluges (m'énerves), Clément à toujours m'reprendre; ça change quoi hein ? Moroun ou salamandre, c'est toujours une bestio­le avec de gros urs (yeux), pas vrai ?

Le car bringuebale sur les plaques d'égout et traverse prudemment la ville. Indifférentes à l'environnement, les filles poursuivent leur ritournelle :

J'ai descendu dans mon jardin

J'ai descendu dans mon jardin

Pour y cueillir du romarin

Gentil coquelicot mesdames

Gentil coquelicot nouveau

- T'as vu Clément, à droite, la Maison Bretel Frères. Tu savais toi, que dans le temps, bien avant la guerre, les frères Bretel se rendaient sur les marchés du Cotentin pour acheter le beurre des fermiers qu'ils expédiaient ensuite en Angleterre ?

- Non et alors ?

- Même que les Bretel, ils avaient un train : le train Renard qu'il s'appelait. Il circulait sur la route et parcourait la cambrousse afin de collecter le beurre. Ensuite, des bateaux à vapeurs transportaient la marchandise en Angleterre.

- Un train sans rail ? Des bateaux ? Il n'y a même pas de port à Valognes ! Tu déconnes Gérard ?

- Si, si c'est vrai ! Le train Renard c'était un véhicule à moteur, avec plusieurs remorques, qui empruntait les routes, m'a expliqué mon oncle Jeff. Quant aux bateaux, ils trempaient dans les ports de Saint-Vaast-la-Hougue et Cherbourg...

- Mouillaient, tu veux dire ? Les bateaux mouillaient aux ports de...

- Parbleu, forcément qu'ils étaient mouillés !

J'n'en avais pas cueilli trois brins

J'n'en avais pas cueilli trois brins

Qu'un rossignol vint sur ma main

Gentil...

Oh, regarde Clément là-bas, en lettres bleues sur le château d’eau : Valco. Ca doit être la laiterie où Alfred Gélin dépote ses bidons de lait. C’est vachement grand ! Oh ! la cheminée en briques à l'entrée de la cour, qu'est-ce qu'elle est haute ! L'on doit pouvoir en fumer des jambons, des harengs et des sacs de noisettes, là-dedans ?

- La cheminée n'est pas destinée à cela intervient Marie-Madeleine Leverdier, la maman de Marie-Thérèse et de mon copain Joseph (celui qui est en pension à l'école Germain). Toutes les entreprises et naturellement les laiteries qui ont recours à une chaufferie, afin notamment de chauffer l'eau, sont dotées d'une grande cheminée. La cheminée d'usine constitue un repère qui évoque ainsi un endroit où l'on fabrique des produits et où l'on crée des richesses. Vous comprenez les enfants ?

Nous demeurons bouche-bée.

- Pffououe, elle cause drôlement bien Marie-Madeleine ! Elle est drôlement savante hein Clément ?

- Obligé, c'est la mairesse...

Ne pleure pas Jeannette

Tra la la la la la la la la la la la la

Ne pleure pas Jeannette

Nous te marierons....

- Elles commencent à nous ébétaer (agacer) les péronnelles avec leurs sotiaises (sottises) bougonne Bonnard la bouche pleine.

Pâle comme un cachet d'Aspro, les épaules agitées de tressaille­ments, les deux mains sur la bouche, les yeux exorbités, avachie sur son siège, Ginette fait peine à voir.

- M'dame, m'dame, Ginette est malade ! s'écrie P'tit têtard.

D'un bond Gros lard, que seule l'allée centrale du bus sépare de Ginette, se recroqueville sur son fauteuil et se flanque contre son copain Lerenard.

- Boudiou, n'manquait plus qu'ça ! Elle va bien me dégosilli (vomir) dessus ! braille Bonnard en grimaçant de dégoût.

Madame Gilot accoure, une cuvette en émail blanc à la main :

- Ça ne va pas Ginette ? Ginette est agitée de haut-le-coeur

- Dis Clément, tu crois que c’est parce que P'tit têtard sent mauvais qu'elle vomit Ginette ?

- Peut-être, mais je crois plutôt que la Ginette a le mal de mer...

- Ben ouais, t'as raison Clément, même qu'on la voit la mer ! (j'pensais pas que la mer pouvait rendre malade...) Là-bas, guette (regar­de), y'a même un château du Moyen Age au milieu de l'eau...

- Il s'agit du fort de la Hougue, une fortification édifiée par Vauban et non pas d'un château médiéval, précise monsieur Gilot. En face, les ostréiculteurs ont aménagé des parcs à huîtres. Seulement actuel­lement, comme la marée est haute, les parcs sont totalement recou­verts par les flots. Voilà pourquoi vous avez l'impression de voir le fort au milieu de la mer.

- Il est drôlement instruit monsieur Gilot, hein Clément ?

- Ben... il a étudié dans une grande école, normal !

- M'sieur, m'sieur, c'est encore loin Gatteville? s'impatiente P'tit Georges Destrez le fils du boulanger.

- Non Georges nous y serons dans quelques minutes. Nous ne tar­derons pas à apercevoir le phare.

Ma maman, elle trouve que P'tit Georges n'a pas très bonne mine.

- C'est une rébelette (personne frêle) le p'tit Destrez; on n'peut point dire que ce soit un gamin qui respire la santé, dit-elle.

Il est tellement pâlot P'tit Georges, que ceux de la bande à Castel le surnomment La flleu (la farine). Quant à Grippe-sou, le P'tit Georges, il le traite carrément de poitrinaire.

- Il exagère Grippe-sou ! Il ne s'est donc jamais regardé dans une glace le vieux cat-huhant (hibou), parce qu'alors il s'apercevrait qu'avec sa trogne violacée il ressemble à une figue pourrie, hein maman ?

- Oui t'as raison, mais bon ça suffit Gérard...

Tout le monde s'est tu. Un grand silence envahi soudain l'autocar. Attentifs, nous allongeons le cou et scrutons l'horizon.

- Tiens, les gonzesses ont enfin fini de builli (beugler), jubile Gros lard en mastiquant son troisième rouleau de réglisse.

- Regardez les petites, juste en face de vous, l'on voit le phare ! annonce radieuse madame Gilot, la maîtresse d'école des filles.

Oh, comme il est haut ! Monsieur, pourquoi n'est il pas en mer? Il mesure combien de mètres ? est-ce que l'on peut accéder à la lanterne ? demande Boniface toujours pressé de se montrer plus intelli­gent que tout le monde.

- Bien ! répond monsieur Gilot, ravi de la pertinence des questions de Boniface. Sachez les enfants, que le phare de Gatteville culmine à soixan­te-quinze mètres. Il s'agit d'un phare de terre. On y accède par une digue que nous emprunterons tout à l'heure. Avant la construction de la Tour Eiffel, le phare de Gatteville était l'édifice le plus haut de France.

- Oh !!!!

- Eh oui les enfants ! Amusez-vous à compter les fenêtres : il y en a cinquante-deux, autant que de semaines dans l'année. Il y a trois cent soixante-cinq marches à gravir...

- Autant que de jours dans l'année...

- Bravo Bonnard ! Quel sens de l'observation, sourit monsieur Gilot. Eh bien oui les enfants, les trois cents soixante-cinq marches, nous allons les escalader et nous rendre au sommet de l'édifice pour observer la lanterne.

Le car s'immobilise au bout de la jetée. Nous en descendons pré­cipitamment.

Monsieur Gilot se plante face à la mer; respire un grand coup et gonfle sa poitrine :

- Humez les enfants cette irrésistible odeur d'iode; imprégniez-vous de toutes ces effluves marines, déclame t-il en extase devant le roulis incessant des vagues.

Agglutinés à l'extrémité de la digue, complètement égalués (éblouis) par la beauté du paysage, nous n'avons pas les yeux assez grands pour l'observer. Nous demeurons muets d'enthousiasme.

Une grande gerque (fille) vêtue d'un maillot de bain, chapeau et lunettes de soleil sur la tête, est alanguie sur le sable en compagnie de deux copines.

- Regardez les filles une invasion de bédas; la campagne profon­de est de sortie s'esclaffe la mijaurée au teint hâlé.

Ses amies, le visage dissimulé dans leurs mains, pouffent discrète­ment.

- Ma parole, elles se moquent de notre goule (figure) les donzelles, hein Clément ?

- Laisse-les braire Gérard, ce ne sont que des piaffouses (prétentieuses) !

Essoufflés nous parvenons au sommet de l'escalier en colimaçon. Sur la plate-forme, un air vif nous fouette le visage et le vent ébouriffe nos cheveux. Des cormorans planent et se chicanent à grands cris au-dessus des rochers. Un soleil radieux illumine l'horizon.

- Quelle hauteur ! Le bonhomme sur son vélo on croirait un petit coureur en plomb, t'as vu Clément ?

- Oui et notre car au bout de la digue, il ressemble à mon autobus miniature Dinky. L'on se croirait en avion ! T'as vu Gérard, dans le lointain, les gros bateaux ?

- Où ça ?

- Là-bas ! Tu ne vois pas les fumées noires ?

- Ah ouais ! Ce sont peut-être les bateaux des frères Bretel ? N'empêche que ça se pourrait, hein ?

- Non, puisque tu m'as dit qu'ils naviguaient dans l'ancien temps, bien avant la guerre...

- Ah oui, zut. Tiens, un voilier ?

Au large de la Pointe de Barfleur, toutes voiles hissées, vogue une magnifique goélette.

- Cap à l'ouest, admirez les enfants le splendide trois-mâts, l'un des plus beaux fleurons de la marine à voile ! s'exclame monsieur Gilot le visage rayonnant d'admiration.

Il doit bien aimer les bateaux monsieur Gilot; dans la classe il a accroché un grand cadre au mur avec une photo du paquebot Normandie.

- Monsieur Gilot il a fait son régiment dans la marine, affirme fiè­rement Clément. C'est mon père qui me la dit. Même qu'il était bosco.

- Bosse quoi ?

- Matelot spécialisé, manoeuvrier si tu préfères !

- M'sieur ?

- Quoi encore Lerenard ?

- C'é... c'est la ca... ca... caravelle de Chri... Christophe Colomb ? Lerenard, quand il réfléchit trop, des fois, il bégaie.

- Mon pauvre Lerenard... fais donc fonctionner tes méninges au lieu de dire des âneries. Christophe Colomb a découvert l'Amérique en quelle année ? rappelle-toi, nous avons appris cela en leçon d'histoire. . .

- ?

- En 1492, il y a plus de quatre cent cinquante ans ! Tu imagines ?

Interloqué, instinctivement, Boniface baisse la tête, ferme les yeux et porte ses mains jointes à hauteur de son visage. Ce geste, Boniface l'exécute fréquemment : il est enfant de chœur.

- Santa Maria, comment peut-on être aussi niais ?

- Très drôle Boniface ! le complimente monsieur Gilot en lui tapotant l'épaule gauche.

Très drôle... très drôle, franchement je ne vois pas ce qu'il y a de drôle là-dedans... Evidemment, Boniface il faut toujours qu'il fasse l'intéressant.

Éparpillés autour de la lanterne, monsieur Gilot nous rappelle à l'ordre :

- Un peu d'attention les enfants : je vous demande d'écouter atten­tivement ce que va vous expliquer le monsieur, le gardien de ce phare, qui a l'amabilité de nous commenter la visite.

Le monsieur toussote et se racle la gorge afin de s'éclaircir la voix :

- La lanterne se compose de deux lampes à arc qui émettent deux éclats blancs toutes les dix secondes. La lumière qui en jaillit a une portée de cinquante kilomètres et équivaut à trente cinq millions de bougies !

- Trente cinq millions de bougies ? Eh ben l'monsieur, s'il devait toutes les allumer le soir...

- On en apprend des choses en promenade scolaire, hein Clément ? On en aura des trucs à raconter à Delco. C'est bête qu'il ne soit pas là Francis. A propos, tu sais pourquoi il n'est pas venu à la promenade ?

- Ben oui, c'est à cause de la photo de Jean-Louis dans le journal. Son père n'a pas voulu croire que ce n'était pas lui qui l'avait chipée. Alors forcément il s'est pris deux beignes et il a été privé de prome­nade. Voila ! Donc, au lieu d'être avec nous, Francis suit son père derrière

la faucheuse, dans la Pièce aux Loups. Il doit ramasser toutes les dogues (rumex) qu'il trouve dans les aunduons (andains) et les mettre en tas.

- Oh la vache ! Dans la Pièce aux Loups ? Selon mon père, l’herbage doit avoisiner les cinq vergies (un hectare) ! Ben, ce soir, il va avoir drôlement mal aux guibolles, le Delco.

- Qu'est-ce que l'on y peut, hein ? Francis il ne fait que des conneries !

- Sûr ! Et il en dit itou ! Quand même, je regrette qu'il ne soit pas avec nous Delco.


Portfolio

Couverture Le petit Béda Daniel Lesage