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Contrebande en Nord-Cotentin


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Daniel CHAUMONT


La contrebande de tissu puis de tabac s’est pratiquée sur les côtes occidentales du Nord-Cotentin entre la fin du Moyen-Âge et la fin du XIXe siècle, grâce à la proximité d’Aurigny et Jersey.
Les premières pratiques de fraude organisées naissent au XVIe siècle. Elles se développent au XVIIe siècle, lorsque Colbert impose des fortes taxes pour réduire les importations selon les principes du mercantilisme. Il entend ainsi favoriser les manufactures royales en monopole, ouvertes à Cherbourg, Valognes, Saint-Lô et Coutances. Le trafic se focalise donc essentiellement sur le tissu et des sociétés de 10 à 30 fraudeurs se forment autour de nobles locaux, de commerçants et de braconniers. Parmi les seigneurs contrebandiers, poussés par les besoins pécuniaires qu’impose la vie dans le « Versailles normand » naissant, influencés par les ancêtres marins et corsaires de ces familles, on trouve le Chevalier de Rantot et Pierre du Bosq à Digulleville, Jacques de la Mare, Camprond à Bonneville, les frères Mautalent à Carteret, et Cariot à Valognes. Le trafic dépassait ainsi les frontières de la Hague, puisque Paul Lecacheux mentionne que les marchandises pouvait être transportées via la forêt de Brix jusqu’au manoir de Saint-Germain-de-Tournebut, dans les celliers duquel elles étaient entreposées avant de prendre la route jusqu’à Paris. L’archipel des Écréhou et des Minquiers servait également de cache pour le tissu, l’alcool, l’étain, le plomb et le tabac, même si les Français n’étaient pas vu d’un bon œil dans ces eaux.
En 1748, un rapport de la maréchaussée de Valognes mentionne : « C’est un pays de landes et de rochers, où l’on a pratiqué quantité de cavernes servant de retraites aux voleurs, assassins et fraudeurs, qui attendent avec assurance et tranquillité le moment favorable pour passer aux îles voisines. Les plus grands chemins de ce canton sont de deux ou trois pieds, des deux côtés desquels se trouvent des précipices. Les habitants sont gueux, mauvais, fraudeurs insignes, et ne vivent que de brigandages. Il y a des paroisses où les commis aux aides et les employés dans les fermes ont été un temps considérable sans oser y aller ; ils n’y vont même pas encore volontiers. » Ce à quoi un Haguard répond près de deux siècle plus tard : « On était fraudeur de père en fils, et le métier entrait tellement dans l’âme de tous ces gens qu’ils ne pouvaient plus s’en passer. [...] On faisait cela avec un plaisir inné, sans aucun scrupule, encore aujourd’hui, pour bien des gens, voler l’Etat, ce n’est pas voler, c’est une affaire d’appréhension. [Mais] la tradition ne rappelle aucun mauvais fait des fraudeurs contre les agents du fisc : "Chacun son métier" disait-on, et l’on était amis quand même, quelquefois complices, et l’on trinquait ensemble à l’auberge. »
Pour lutter contre le manque à gagner et ce territoire de « non-droit », les autorités intensifient les contrôlent. Agents de la maréchaussée et de l’Amirauté viennent compléter les officiers des fermiers généraux. Après l’armement à Cherbourg en 1691 de la Sainte-Geneviève, patache de 20 tonneaux dotée d’un canon de type pierrier, d’autres mouillent au début du siècle suivant à Fermanville, Carteret et Granville. On aménage la côte de gabions, redoutes et corps de gardes pour abriter les gabelous, et on embauche des espions pour se démanteler les sociétés, tandis que le clergé menace les fraudeurs d’excommunion.
Peu à peu au XVIIIe siècle, l’activité des seigneurs baisse, mais le trafic se poursuit autour de groupes plus restreints de familles d’agriculteurs et de pêcheurs, grands connaisseurs des dangers maritimes et des secrets de la côte, qui domine chacune leur village. Par la loi du 6-22 août 1791, la douane remplace la ferme, et on met en place sur 45 km un sentier des douaniers pour faciliter le contrôle du rivage dont la toponymie trahit encore la tradition ancienne tel le « Creux du mauvais argent ». (A l’extrémité de la baie de Sary) Certains fils s’engagent dans la gendarmerie et les douanes, mais reviennent sans rancune à la contrebande une fois à la retraite. En revanche, les traîtres, ceux qui ont donné le nom de voisins trafiquants, deviennent des parias. Le trafic du tissu est délaissé progressivement au profit du tabac, cultivé à Jersey à partir de son introduction par le gouverneur Walter Raleigh, fondateur de Virginie, et exporté illégalement depuis l’interdiction par Jacques Ier d’Angleterre de sa commercialisation en dehors du Royaume-Uni. Loin de n’être qu’un simple complément de revenu, c’est une activité aussi lucrative que dangereuse. L’activité culmine au XIXe. Les ballots de tabac embarqués aux îles sont soit déchargés au fond de grottes au pied des falaises dont la marée haute empêche l’entrée, soit immergés au large, dans des sacs de toiles imperméabilisées à l’huile de lin et localisés par des flotteurs ou des drapeaux, permettant la récupération plus tardivement.
Mais vers 1880, l’État accroît le contrôle à terre et en mer. Les amendes grimpent jusqu’à 20000 francs et les peines de prison sont prononcées. Les douaniers en service, s’installaient dans les nombreux gabions de pierre encore visible sur le sentier littoral, ancien chemin des douaniers. Ces cabanes étaient disposées le long de la côte de façon à ce que les champs de visions se croisent. De la pointe de Jobourg à Auderville, 28 douaniers étaient en service au début du 20ème siècle.

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Vers 1890, un fraudeur est arrêté à Herqueville, sans jamais dénoncer ses sept complices. Il s’agirait du dernier cas recensé dans la Hague.
A cette contrebande organisée, s’ajoute la récupération des épaves, voire de la provocation sous l’Ancien-Régime, de naufrages, dont il est difficile de différencier la réalité des faits et la grande part de légendes. Aujourd’hui encore, on trouve dans les hameaux et les murs de maisons de la Hague, des caches à tabac désaffectées de tailles variables, pour le stockage de grande échelle ou la consommation familiale.
Source : Wiki
Voir aussi : La fraude dans la Hague au XIXe siècle