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LA SEINE ET SES BORDS DANS L’EURE


LA SEINE ET SES BORDS DANS L'EURE

"Géographie et Histoire"

Extrait de :
La Seine et ses bords
Auteur : Charles Nodier
Éditeur : Au bureau de la publication, 1836
192 pages

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Table 27

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La Seine, grossie par l’Epte et désormais normande, baigne d’abord Giverny, premier village qu’elle rencontre en sortant de l’Ile-de-France ; puis nous entrons dans Vernon, petite ville ancienne et commerçante qui communique avec Vernonnet, l’un de ses faubourgs, par un pont de vingt-deux arches. Elle était autrefois très-fortifiée et possède encore une grosse tour où sont conservées ses archives. Placée sur les confins des possessions des rois de France et d’Angleterre, elle a eu beaucoup à souffrir de leurs longues rivalités. C’est contre un seigneur de cette ville que fut rendu, sous Saint Louis, un arrêt remarquable, par lequel le sire de Vernon fut condamné à dédommager un marchand qui avait été dévalisé en plein jour dans l’étendue de sa juridiction seigneuriale. Une loi qui remontait aux capitulaires de Charlemagne obligeait les seigneurs à garder les chemins depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, à cause du droit de péage qu’ils percevaient.
Après s’être prolongé de compagnie avec la grande route pendant plusieurs lieues, le fleuve la quitte subitement au Goulet, où il recommence à serpenter comme au sortir de la capitale. Sur la rive droite se distinguent les villages de Pressaigny, Courcelles et Bouaffe, et, entre les deux premiers, Port-Mort, qui seul mérite notre attention. C’est dans le sanctuaire de son église que Blanche de Castille fut mariée à Louis VIII ; car ce prince ne put trouver dans les états de son père, frappé d’interdit, un lieu pour faire consacrer cette union que la France et l’Angleterre appelaient de leurs vœux. Nous laissons ensuite sur la gauche Thony ou Toeny, habitée jadis par Bertrade de Montfort, l’une des quatre femmes de Foulques, surnommé pour sa laideur le réchin ou le réchigné, qui, en mari complaisant, la céda au roi de France Philippe-le-Gros, son amant et son ravisseur.

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Chateau Gaillard

Nous apercevons distinctement devant nous les ruines imposantes de Château-Gaillard, dont le nom indiquait la force. Bâti par Richard-Cœur-de-Lion, pour dominer la navigation de la Seine et couvrir la Normandie, ce château a pris un rang illustre dans les fastes civils et militaires. Le sang des braves ruissela maintes fois au pied de ses murs, et celui de royales victimes arrosa ses fossés profonds et ses sombres cachots. La reine de France, Marguerite de Bourgogne, y fut étranglée avec ses cheveux ou avec un linceul par les sicaires de son époux, Louis-le-Hutin, justement irrité de ses déportements. Charles de Melun y fut voué aux plus épouvantables supplices par la vengeance du cardinal de La Balue, qui ne put jamais pardonner ni à lui, ni à plusieurs autres, d’avoir été ses protecteurs. En descendant des hauteurs de Château-Gaillard, vous découvrez les Andelys dans la plaine riante qu’arrose le Gambon. Cette ville est plus agréable à voir, dans le paysage où elle est encadrée, qu’à visiter dans son intérieur ; elle est divisée en deux parties : le petit Andelys, placé sur le bord de la Seine, au confluent du Gambon, communique avec le grand, par une chaussée d’un quart de lieue. Cette ville est la patrie de Blanchard, l’aéronaute, et du Poussin, dont elle possède plusieurs chef-d’œuvres ; Thomas Corneille, le frère du grand tragique, l’habita souvent, et l’on montre encore aux étrangers une maison qu’on dit avoir été la sienne. Auprès des Andelys est la source miraculeuse de sainte Clotilde, que la superstition a longtemps honorée d’une grande vénération. Elle avait la vertu, disait-on, de guérir tous les maux, et surtout de donner la fécondité aux femmes stériles. Pour aider son efficacité, les deux sexes venaient autrefois se baigner ensemble dans ses eaux glaciales. En s’éloignant du petit Andelys, la Seine passe aux villages de Roquette et de Muids, situés sur la même rive, et se dirige droit vers Louviers, qu’elle semble vouloir aller arroser ; mais, réflexion faite, elle se détourne tout d’un coup à Vironvay, de la ligne qu’elle suivait, et redescend vers le nord, ayant Andé et Herqueville à sa droite, Portejoye, Tournedos et Pose à sa gauche, placés tous trois dans une presqu’île formée par l’Eure et le fleuve. Vis-à-vis du dernier de ces villages, la petite rivière d’Andelle débouche par un vallon charmant, coupé de diverses cultures et semé de hameaux, parmi lesquels se distinguent les jolies fabriques d’Amfreville-les-Monts. Des hauteurs environnantes, on voit l’Andelle et le fleuve qui va l’entraîner dans son cours, se fuir, se rapprocher et se confondre enfin en descendant vers Pont-de-l’Arche.

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Pont de L Arche

Sur la pointe de la colline occidentale que baigne l’Andelle, s’élève le village de Pitres. Il possédait autrefois un château royal, et l’empereur Charles-le-Chauve y tint une assemblée de seigneurs et d’évêques, qui a quelquefois pris le titre de concile dans nos historiens.
C’est auprès des confluents des eaux que se retrouvent la plupart des fictions d’amour, comme si de délicieuses allégories avaient dû consacrer partout le mariage salutaire des eaux. Les fables ravissantes de Céix et Alcyone, d’Héro et Léandre, d’Aréthuse et Alphée, n’ont probablement pas d’autre origine. Le confluent de l’Andelle a aussi ses mystères d’amour à nous raconter. Sur le petit revers du coteau où s’étendent maintenant les maisons rustiques d’Amfreville, se déployaient jadis les hautes murailles d’un puissant château, dont les ruines ont disparu depuis longtemps. Là régnait un tyran, et sa fille, d’une rare beauté, inspira une passion violente à un chevalier du voisinage, qu’elle aimait. Le père de la damoiselle, voyant leur amour d’un œil défavorable, attacha à leur union une condition, dont les caprices féroces du pouvoir blasé expliquent à peine la brutale folie. Le chevalier ne devait obtenir le titre d’époux qu’après avoir, sans se reposer ni s’arrêter, porté son amante sur ses épaules, du pied de la côte au sommet, par le sentier qui s’élève audacieusement vers le ciel. Rien n’entame son courage, n’affaiblit sa résolution. Il part, il est près d’arriver aux pavillons magnifiques élevés sur la plate-forme où les juges l’attendent pour le couronner : tout à coup, il chancelle, il tombe ; la jeune fille le relève, et, voyant que ce n’est plus qu’un cadavre, elle le prend dans ses bras et se précipite avec lui du haut de la roche. Le vieux châtelain, accablé de douleur, fit élever sur la plate-forme, une chapelle funéraire qui devint un vaste moutier, appelé le Prieuré des Deux-Amants. Une maison de plaisance a remplacé l’édifice religieux, dont il ne reste plus rien, pas même ces débris enlacés de vieux lierres qui inspirèrent à Ducis les belles pages du poème où il célèbre l’infortune des deux amants d’Amfreville.

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Cote des deux Amants

A peine le fleuve s’est-il éloigné de ces lieux pleins de souvenirs tragiques, que l’Eure vient à son tour apporter à la rive opposée le tribut de ses eaux. Cette rivière, partie des étangs situés entre Mortagne et Verneuil, sur les confins d’Eure-et-Loir, traverse ce département dans toute sa largeur, arrose Chartres et Louviers, passe à Notre-Dame-du-Vaudreuil, qu’on aperçoit sur la gauche, et vient se jeter dans La Seine vis-à-vis du village du Manoir. Le fleuve descend ensuite vers Pont-de-l’Arche, dont nous apercevons les clochers et les tours ruinées. L’empereur Charles-le-Chauve est le fondateur de cette ville, et lui a donné ce nom, qui embarrasse les étymologistes malgré son apparente simplicité. Longtemps l’une de nos meilleures places fortes, Pont-de-l’Arche fut avide de gloire militaire et soutint plusieurs sièges illustres. Ses habitants réclament avec orgueil l’honneur d’avoir les premiers ouvert leurs portes à Henri IV, forcé de reconquérir son royaume. Un pont de vingt-deux arches sert de passage à la route de Rouen, qui descend de Louviers à travers la forêt, et remonte ensuite la côte pour regagner à Port-Saint-Ouen les rives du fleuve. On voit encore à l’extrémité de ce pont les traces du château et de la tour qui en défendaient l’entrée.
Au-dessous de Pont-de-l’Arche, La Seine, après avoir passé au petit port de Criquebeuf, se multiplie pour enceindre plusieurs îles verdoyantes.


contribution de Daniel CHAUMONT