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Le sucre de pommes de Rouen


contribution : Gilberte MICHEL & Daniel CHAUMONT
extrait de "La France Pittoresque N°34"


QUAND LA TRADITION NE FAIT PLUS RECETTE
L'INEXORABLE ET REGRETTABLE DÉCLIN DE L'AUTHENTIQUE SUCRE DE POMMES

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D’une renommée inégalée, le sucre de pommes de Rouen dont les apothicaires garantissaient l’authentique et minutieuse confection, se voit détrôné dès le XIXe siècle par un concurrent au sein duquel la pomme n’est que factice, qui répond mieux aux exigences des consommateurs.

La réputation du sucre de pommes de Rouen remonte presque au temps des entrées des rois et des souverains, auxquels les échevins rouennais offraient des « repas de confitures » et des sucreries, comme ces « chariots en sucre » qui tentaient si vivement la gourmandise de Louis XIII enfant, à son entrée à Rouen. La coutume de présenter des sucres de pommes aux souverains dura longtemps, puisqu’on voit l’impératrice Marie-Louise, lors de son séjour à Rouen en 1813, recevoir un assortiment de sucres de pommes, acheté chez Dubuc.

Un sirop de pommes cordial et propre contre la mélancolie

Chimiste de renom, ce dernier, né dans la capitale normande en 1765 et nommé pharmacien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen à l’âge de 22 ans, avait été admis à prêter serment devant le parlement de Normandie en qualité d’apothicaire gagnant maîtrise, ce qui lui avait valu le titre de maître en pharmacie. Il avait ouvert une officine à Rouen, ses intérêts commerciaux ne lui faisant pas renoncer à ses travaux chimiques ; et il s’occupa notamment de préparer, avec le suc de pommes ou de poires, un sirop qui pouvait, lors du blocus continental, remplacer le sucre. La célébrité du sucre de pommes de Rouen est rappelée par Gustave Flaubert, dans sa fameuse lettre au conseil municipal. A propos d’une pièce de son ami Louis Bouilhet, Le Charivari, écrit-il, « publia une caricature où Hélène Peyrou recevait les hommages des Rouennais lui apportant des sucres de pommes ».
C’est semble-t-il l’abondance du sucre à Rouen, où s’étaient installées des raffineries soutenues par Colbert, qui furent pendant un moment au nombre de sept, que la confiserie prit vraisemblablement naissance dans cette ville, justifiant cette phrase de Boileau : « Et le premier citron à Rouen fut confit ». Les apothicaires, vraisemblablement, furent tout d’abord les premiers préparateurs et fabricants du « suc, sucre, sirop de pommes », comme le précisent leurs statuts. Chimiste et directeur du Laboratoire municipal de Rouen, G-A. Le Roy nous signale que dans la Pharmacopée universelle du célèbre pharmacien rouennais Nicolas Lémery, on trouve la formule et la préparation complète d’un excellent sirop de pommes, siropus de pommis simplex, à base des rainettes de Caux. Lémery parle d’un sirop « cordial, pectoral, lientérique, c’est-à-dire qu’il guérit la lientérie ou flux du ventre, et même propre contre la mélancolie ». Il donne encore la formule d’un électuaire de pommes qui, avec quelques adjonctions de condiments, comme le santal citrin, comme l’ambre, qui fut si à la mode pendant tout le XVIIe siècle, représente à peu près la consistance du sucre de pommes classique.

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Selon Le Roy, historien minutieux, de l’officine des pharmaciens, des apothicaires et des épiciers, le bâton de sucre de pommes passa dans les ateliers des confiseurs et des officiers de bouche qui l’avaient débarrassé de tout principe médicamenteux, et en donne pour preuve une citation du sieur de la Varenne, dont Le Cuisinier françois fut si souvent réédité de 1653 à 1726 et qui rapporte sous la dénomination de Cotignac, une formule ressemblant étrangement à celle du Sucre de pomme rouennais : « Faut prendre des pommes de toutes sortes et les faire bouillir tant qu’elles soient en marmelade, puis les jetterez en un panier ou tamis pour les égoutter et prendrez la décoction de vos pommes et la passerez dans une chausse bien nette et pour la composition, vous mettrez 3 livres de décoction pour une livre de sucre et ferez cuire le tout ensemble ».

Le nouveau sucre de pommes fait son entrée au XIXe siècle

A cette époque, on s’en tenait assez strictement aux règlements des corporations qui assuraient la surveillance des compositions pharmaceutiques et la nature des ingrédients qui y entraient, et le véritable sucre de pommes normandes se maintint jusqu’au XIXe siècle. La thèse de Pierre-Grégoire Mézaize, candidat pharmacien, soutenue en 1817 et intitulée Synthèses pharmaceuticae et chimicœ, nous montre qu’on fabriquait alors encore du sucre de pommes selon la recette d’origine, bien qu’une scission légale fût depuis longtemps intervenue entre la corporation des apothicaires et les épiciers-ciriers. Mézaize, dont la pharmacie exista longtemps sur la place de la Pucelle à Rouen, contre l’ancienne collégiale de Saint-Georges, fut un savant très renommé qui s’occupa particulièrement de la chimie des pommes et du cidre. Mais vers 1830, les difficultés de sa préparation amenèrent peu à peu à abandonner partiellement, puis totalement l’emploi du jus de pommes, affirme Le Roy, le Confiseur national et universel, par Wirth, ancien confiseur, publié en 1836, mentionnant à l’article sucre de pommes : « II n’entre plus de pommes dans cette préparation. Autrefois, on faisait une décoction de ces fruits pour la faire, ce qui donnait du vrai sucre de pommes ; mais on a reconnu qu’elles étaient sinon inutiles, du moins embarrassantes sous le rapport de la composition et de la fermeté des bâtons, qui étaient dépourvus de la consistance qu’on leur donne aujourd’hui ». L’Almanach gourmand nous apprend qu’en 1806 déjà, « on prépare pour le rhume une espèce de sucre d’orge avec le suc de pomme, qu’on vend en bâtons sous ce nom. Il est incisif, béchique, adoucissant, et très bon pour calmer la toux. Le meilleur nous vient de Rouen. (...) En général, la pomme n’entre pour rien dans la plupart des tablettes qu’on vend à Paris sous le nom de suc de pomme ; c’est la faute du public, qui exige que ces tablettes soient transparentes, et elles ne sauraient l’être avec ce suc. Les véritables sont recouvertes d’une espèce de croûte opaque. Les autres ne sont que des caramels à différents goûts ».

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La pomme désormais réduite à la portion congrue

Barbier-Duval, dans son Art du confiseur moderne, dit la même chose : « Autrefois le sucre de pommes de Rouen se faisait de la manière suivante », relatant ensuite de la dernière recette authentique fournie par Machet en 1803. Il poursuit ainsi : « Mais depuis certains praticiens ont supprimé le sucre de la pomme parce qu’il offrait trop d’inconvénients pour la cuisson du sucre au cassé ». Et le Manuel du Confiseur liquoriste par L. Arnou, publié en 1905, conclut absolument à la disparition définitive du sucre de pommes : « Dans la fabrication moderne l’emploi du sucre de pommes n’existe plus, qu’à l’état de souvenir ». G.-A. Le Roy écrit qu’à cette époque, le sucre de pommes était apomique. Parfois, ajoute-t-il avec la prudence habile qu’il dissimulait sous sa faconde habituelle, quelques fabricants ajoutaient une très minime proportion de jus de pommes, mais en quantités bien inférieures à celle du vrai sucre de pommes d’antan. Au fond, le sucre de pommes était désormais similaire au sucre d’orge des écoliers qui n’a jamais existé, où l’orge ne joue aucun rôle de près ou de loin. Pommet, marchand, épicier et droguiste, qui a écrit en 1685 une amusante Histoire générale des drogues simples et composées, ne parle pas du sucre de pommes, mais du sucre d’orge : « II est difficile à faire, tant pour le faire cuire que pour le mettre en bâtons tortillés, en ce qu’il faut être juste à la cuisson et subtil pour le mettre ainsi en petits bâtons. (...) Le sucre d’orge est d’une belle couleur d’ambre sec, n’adhérant pas aux dents et coloré avec du safran. On prétend qu’on lui a donné le nom de sucre d’orge, non pas parce qu’il y a de l’orge, mais parce qu’il est d’une couleur jaune comme l’orge ».
Le Roy voulut se rendre par lui-même compte des procédés de fabrication des sucres de pommes au début du XXe siècle, depuis les plus volumineux jusqu’aux minuscules paquets de cartouches rouennaises, inventées sous le Second Empire, à l’imitation des cartouches du fusil Chassepot, et qui eurent tant de vogue auprès des enfants. Se procurant un certain nombre de spécimens en les achetant lui-même et dit-il, « incognito » chez des confiseurs - l’« incognito » de G.-A. Le Roy, que toute la ville de Rouen connaissait, paraissant singulier -, il put établir, avec précision, sur cinq exemplaires, allait de 60 à 135 grammes, les différentes analyses de chaque sucre de pommes, comportant : leur poids, leur prix, leur aspect, leur arôme, leur densité à 15°C, leur degré réfractométrique, leur teneur en saccharose, en sucre inverti, en glucose en excès, en dextrine, en eau et indosés. De plus, il procéda en son laboratoire à plusieurs séries d’essais de préparation du sucre de pommes « vrai », en suivant la recette latine de Mezaize et la formule très développée de Machet.
Transformé, pour quelques instants, en apothicaire méticuleux, Le Roy fabriqua des bâtons de sucre de pommes, vrais, qui résistèrent à l’opacification et aux déformations spontanées, ce sucre restant transparent et indemne. « Tel est le bâton du poids de un demi-kilogramme que j’ai pu présenter à la Société des Experts Chimistes, à titre de spécimen et aux fins éventuelles de dégustation, comparativement avec un autre bâton de sucre de pommes factice acheté chez un confiseur rouennais. Il est facile ainsi de constater toutes les différences de goût et d’arôme présentes par chacun de ces spécimens de comparaison ». La comparaison était tout à l’avantage du sucre de pommes vrai, notre chimiste déplorant toutefois la difficulté de différencier chimiquement les sucres de pommes vrais d’avec les sucres de pommes factices, même aidé par la dégustation.

D’après...
Journal de Rouen paru en 1925
Almanach des gourmands servant de guide dans les moyens de faire excellente chère paru en 1806
Journal de pharmacie et des sciences accessoires paru en 1838


LA RECETTE POUR CONFECTIONNER UN VÉRITABLE SUCRE DE POMMES

La formule classique du sucre de pommes nous est livrée par J.-J. Machet en 1803, dans Le Confiseur moderne ou l’Art du confiseur : « Vous coupez 50 belles pommes de reinettes par morceaux, après les avoir pelées ; vous en séparez le cœur et les mettez au feu, avec suffisante quantité d’eau pour qu’elles puissent y tremper ; vous les faites bouillir jusqu’à ce que la pomme s’écrase en marmelade. Quand elles sont à ce point, vous les jetez sur un tamis posé sur une terrine et vous en exprimez le suc ; vous le mesurez et vous le mettez à part. Vous placez dans une bassine trois fois autant de beau sucre clarifié à la nappe. Quand il est cuit au cassé, vous le retirez de sur le feu et y versez le suc de pommes ; vous remettez la bassine sur le feu pour y faire revenir le sucre au grand cassé et remuez légèrement de crainte que la pomme qui est un corps mucilagineux, ne fasse brûler le sucre au fond de la bassine.
« Quand le sucre est au grand cassé, vous le retirez et le versez sur une table de marbre un peu creuse et graissée de bonne huile d’olives. Vous lui laissez prendre une légère consistance ; vous avez un moule à compartiments, soit en losanges, soit en autres figures, vous le découpez en petites pastilles ou en tablettes ou bien vous le roulez en forme d’étui. Comme la pomme fait relâcher le sucre et le remettrait en sirop, il faut aussitôt que les tablettes sont formées avoir soin de les rouler dans du sucre en poudre passé au tamis de soie. Et quand elles sont bien garnies, les déposer dans un lieu bien sec et même au-dessus d’une étuve. Le sucre forme alors une croûte qui enveloppe la tablette, la maintient et lui donne de la consistance, de manière qu’elle paraît transparente au milieu et la croûte du sucre sert à la conserver. Aussi tous ces sucres qui se vendent à Paris et ailleurs sans avoir cette croûte et ce transparent intérieur ne sont pas du sucre de pommes, mais seulement du sucre clarifié et mis au cassé, transparent à la surface et en façon de sucre d’orge. Vainement le médecin et le malade auraient recours à ces sucres factices. Il n’y a que les véritables qui soient efficaces dans la toux la plus opiniâtre et dans tous les maux de gorge, ainsi que pour humecter la poitrine. Le vrai sucre de pommes ne peut se conserver s’il n’est fait selon ma méthode ; il sera donc facile de s’assurer du contraire au simple examen, d’après ce que j’ai dit ».

D’après... Journal de Rouen paru en 1925