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La légende des deux amants


Marie de France, jeune princesse résidant à la Cour d’Angleterre, écrivait, vers 1160, des lais (poèmes). L’un d’eux, dont l’action se situe à quelques kilomètres de Bonnemare (voir la carte), raconte l’histoire tragique de deux amants.
Cette légende avait donné son nom, dès le début du XIIème siècle, à l’abbaye construite en haut d’une côte escarpée à la jonction des vallées de la Seine et de l’Andelle.
Au fil des siècles, différents écrivains et poètes ont repris cette légende en se basant sur la tradition orale perpétuée depuis le Moyen-Age. Celle que nous rapportons trouve sa source dans un écrit de M. de Jouy, publié en 1824, "L’ermite en Normandie", et surtout dans un livre de M. L. Fallue, membre de l’Académie de Rouen, édité en 1851 :
"Histoire du Château de Radepont et de l’abbaye de Fontaine-Guérard" (pages 13 à 19. )
Elle indique que le jeune homme s’appelait Raoul de Bonnemare.
De plus, Bonnemare a dans ses archives, depuis l’an 1200, des documents indiquant des liens étroits avec des terres situées aux Deux Amants.


Il y avait vers la fin du XIIème siècle, à l’embouchure de l’Andelle, un fief appartenant à Messire Robert, baron de Cantelou, seigneur d’Amfreville-sous-les-Monts et autres paroisses circonvoisines. Le sire de Cantelou avait toutes les allures de la vieille chevalerie, tracassait ses vassaux, ne rêvait que guerres, chasses et voyages aux pays lointains. Le départ de Richard Cœur-de-Lion pour la croisade fut un événement pour le seigneur de Cantelou. Bientôt, son armure et ses chevaux furent prêts, bientôt on le vit la lance au poing et portant son écu aux champs de gueules, semé de trois besans d’argent.
Cependant, un vif regret dominait le baron : c’était de laisser ses vassaux tranquilles. De sa femme et de sa fille, la charmante Mathilde, il n’avait nul souci. Il partit donc peu regretté de tous, et s’achemina vers Marseilles où se réunissait l’armée des croisés.
Sa femme, restée seule avec Mathilde, avait une parente, Alix de Bonnemare, qui habitait le manoir du même nom, situé sur la paroisse de Radepont. Alix, devenue veuve depuis quelques années, élevait avec tendresse son fils Raoul, âgé de 18 ans. Les mœurs de Raoul étaient simples, religieuses, et ne ressemblaient en rien à celles du farouche baron de Cantelou.
Les deux mères, unies par des liens de parenté, se quittaient rarement. Raoul aimait être près de sa cousine ; Mathilde, de son côté, était heureuse des égards et du respect que lui témoignait son jeune parent. Ils ne se doutaient ni l’un ni l’autre qu’un sentiment plus vif régnait dans leurs cœurs. Les deux mères avaient bien entrevu l’union possible de leurs enfants, mais elles se seraient bien gardées de prendre aucun parti sans l’aval du baron, et son retour paraissait éloigné.
Sur ces entrefaîtes, la mère de Mathilde mourut. Le baron, informé de cette perte, manda de faire placer sur son tombeau une large pierre et d’y graver ses armes et son écu. De sa fille, il ne dit rien ; la châtelaine de Bonnemare la recueillit et lui prodigua des soins véritablement maternels.
Deux ans s’étaient à peine écoulés que le baron de Cantelou rentrait dans son manoir, en compagnie d’un chevalier qui lui avait sauvé la vie au prix d’un œil et d’une balafre qui l’avait horriblement défiguré. Le baron de Cantelou revint bientôt à ses habitudes cruelles et tracassières. Il avait défendu de faire aucun mariage pendant son absence ; les jeunes se présentèrent en foule à son arrivée. Alors, pour se rendre compte du sentiment qui les animait, "il prescrivit à chacun d’eux les épreuves les plus bizarres et les plus dures : les uns étaient obligés de passer la première nuit de leurs noces perchés comme des oiseaux sur les branches de quelque grand arbre ; les autres étaient plongés pendant deux heures dans les eaux glacées de l’Andelle ; ceux-ci étaient attelés comme des animaux à une charrue, et contraints de tracer un pénible sillon ; ceux-là étaient obligés de sauter à pieds joints par-dessus un bois de cerf... et malheur à ceux qui n’obéissaient pas à ses ordres tyranniques : ils étaient ajournés à une autre année." (L’ermite en Normandie de M. Lefebvre-Duruflé, publié sous le nom de M. de Jouy).
Jusqu’à ce moment, le seigneur de Cantelou semblait oublier qu’il eut une fille, lorsqu’un jour, employant ses loisirs à des chasses qui lui retraçaient l’image de la guerre, il vint au château de Bonnemare, accompagné de son fidèle chevalier. Il vit Mathilde avec indifférence, car la voix du sang ne parlait guère à ce cœur endurci ; mais la beauté de Mathilde frappa son compagnon qui, aveugle sur sa propre laideur, fit des ouvertures au baron.
Peu de jours après, la jeune fille fut mandée par son père : les ordres étaient positifs, et il n’y avait pas d’exemple dans toute l’étendue de la seigneurie que l’on eut hésité un seul instant à s’y soumettre. La dame de Bonnemare et Raoul conduisirent Mathilde au château. Comme le baron n’avait demandé que sa fille, elle fut, dès la première porte, séparée de ceux qui l’accompagnaient. Alix poussa un long soupir ; Raoul, qui depuis longtemps n’avait pas quitté Mathilde, fut atterré, et, dans l’égarement de sa raison, passa ses tristes journées à parcourir les bords de l’Andelle pour y chercher son amie qui n’y reviendra plus. Les murs du château de Cantelou furent seuls témoins des pleurs de Mathilde et des cruelles exigences de son père. On rapporte, cependant, que l’inflexible baron conduisit sa fille à la fenêtre d’une tourelle, et dit, en lui montrant les roches escarpées du voisinage : vous épouserez le chevalier, ou je consens à subir cent ans de purgatoire et à errer de nuit sur ces coteaux.
Mathilde résista sans doute aux ordres de son père, car, peu de jours après, elle était renfermée dans le monastère de Fontaine-Guérard qu’elle édifiait par sa résignation et les pratiques de la plus sainte piété. Cependant le chevalier, qui aimait encore plus le vin et l’indépendance que les femmes, s’ennuya de toutes ces résistances. Un beau matin, il quitta le pays, laissant le baron tourmenter les hôtes des forêts, ses vassaux et sa fille. Le pauvre Raoul n’était jamais un seul instant sans penser à sa bien-aimée. Tous les jours, sur les coteaux de Fontaine-Guérard, il la cherchait à travers les vitraux du couvent, heureux d’échanger un regard avec elle, ou même d’entrevoir son ombre chérie. Un événement grave vint tout à coup lui donner une lueur d’espérance. Dans une de ses chasses, le baron fut grièvement blessé par un sanglier. Raoul, qui cherchait partout l’occasion de l’approcher pour le rendre favorable à ses projets d’union, courut à son secours et lui sauva la vie.
Transporté au château de Cantelou, le baron fut plusieurs jours sans connaissance. Lorsqu’il se trouva mieux, il vit, près de son lit, Mathilde, la douce Mathilde qui lui avait prodigué les plus tendres soins. Tant de dévouement aurait dû le toucher ; il ne lui inspira qu’une de ces idées bizarres qu’enfantait habituellement son esprit. Sans rien communiquer de ses intentions à sa fille, il manda Raoul au château, et lui dit : "je veux bien te donner Mathilde, mais j’ai soumis mes vassaux à de dures épreuves, et le chevalier qui voudra obtenir la fille du seigneur de Cantelou devra se résigner à la plus rude qu’il ait imposée à ce jour. J’ai fait un vœu terrible et je perdrais mon âme si je négligeais de l’accomplir. Vois Raoul, vois ce pic escarpé ; Mathilde sera ton épouse si tu peux la porter en courant, depuis la base jusqu’au sommet".
Cette cruelle sentence arracha des larmes à Mathilde ; elle tâcha d’adoucir son père, la mort pouvait être au bout d’une pareille épreuve. Le baron fut insensible à ses pleurs. Raoul seul montra de la résolution, étant prêt à se soumettre à tout pour obtenir la main de sa bien-aimée. Au jour fixé pour l’épreuve, les cloches de toutes les églises sonnèrent. Les vassaux de Pont-Saint-Pierre et des villages voisins se réunirent au pied de la côte, rangés derrière leur seigneur. On dit que les nonnes de Fontaine-Guérard ne purent elles-mêmes résister à la curiosité, et qu’elles se groupèrent sur une éminence de leur parc, d’où elles pouvaient découvrir l’affreux rocher.
Raoul est impatient de sentir contre son cœur le doux fardeau qu’il espère bientôt déposer au sommet du mont. Tout est prêt. Le signal est donné ; il prend Mathilde dans ses bras, il part, il vole ; tous les cœurs sont émus, comprimés, tous les spectateurs le suivent des yeux et tremblent. Mathilde, la pauvre Mathilde, comme elle se fait légère ! A peine ose-t-elle respirer craignant d’ajouter à son poids. Une roche semble arrêter Raoul, mais un soupir de Mathilde lui fait faire un dernier effort ; il poursuit, arriva au sommet du mont, mais il tombe sans vie au terme de sa course.
Le baron et tous les assistants s’empressent d’accourir : Mathilde est sur le bord de l’abîme, tenant entre ses bras le corps de Raoul. Mon père, s’écrie-t-elle, l’union que vous avez permise s’accomplit. A ces mots, elle se précipite avec son précieux fardeau, et vient expirer aux pieds de son père.
Pour la première fois, l’âme impitoyable du baron s’attendrit : il s’étonne de verser des larmes. En proie au plus vif repentir, il fonde le Prieuré des Deux Amants, où il prend l’habit en pénitence qu’il porta jusqu’à sa mort.
La dame de Bonnemare ne put survivre au malheur qui venait de frapper son cœur de mère.
Les nonnes de Fontaine-Guérard réclamèrent les corps des deux victimes, et les mirent dans un même tombeau, près du chœur de leur église. On le voyait encore avant la Révolution, recouvert d’une pierre, où étaient réunis dans un seul écusson, les armes des Bonnemare et des Cantelou.
Cependant la justice de Dieu exigeait de plus terribles expiations ; le baron ne tarda pas à mourir, et, durant cent années, son spectre erra dans les bruyères, exhalant de sa poitrine oppressée ces seuls mots que l’on ait retenus "Mathilde, Mathilde, cent ans de pénitence". Les coteaux témoins de ces apparitions furent abandonnés comme un lieu maudit, et depuis ce temps, l’une des côtes qui regardent le parc de Radepont est appelée le Champ Dolent.


Ajoutons que plusieurs éléments viennent conforter cette tradition orale. En effet, en l’an 1200, un certain Mathieu de Gamache (ou Gamaches), seigneur de Gamache-en-Vexin, est aussi seigneur de Bonnemare et d’une terre située sur Senneville, Amfreville et Flipou et sur laquelle se trouve le lieu-dit des Deux Amants. Il fonde à Bonnemare une chapelle dédiée à St Christophe et octroie au curé de Radepont des dîmes à prendre sur Bonnemare et sur Senneville. (Cette dîme sera à l’origine d’un procès-fleuve de plusieurs siècles). Jusque dans les années 1970, les curés de Radepont desserviront également Senneville pourtant logiquement beaucoup plus proche d’autres curés desservants, preuve d’un lien bien ancré dans les mémoires et les habitudes.