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Gaston de Blangy - bio ancienne


Le Cte Gaston De BLANGY.

C’est un lourd fardeau qu’un beau nom, surtout quand il est joint à une grande fortune héréditaire. La position faite à l’aristocratie française depuis la fin du siècle dernier lui impose de grands devoirs, et si quelques-uns de ses membres ont trouvé moyen dans les sciences, dans les lettres ou dans nos luttes guerrières, d’ajouter à leur gloire passée et de surmonter d’un fleuron de plus la couronne de leur blason, il est triste de penser qu’un trop grand nombre se sont laissés aller à une indolence coupable envers leur pays et funeste à eux-mêmes, et n’ont pas toujours suivi la fière maxime de leurs pères : noblesse oblige ! Heureux ceux qui ont su marcher d’un pas ferme et droit dans la voie de leurs antécédents ; il est beau de ne pas déchoir et de savoir porter, sans orgueil comme sans faiblesse, la responsabilité des avantages que le ciel nous a départis. C’est dans cette sphère que se rencontrent, à notre époque, quelques grands agriculteurs, quelques industriels intelligents, quelques hommes de cheval utiles. Libres envers les partis par leur abstention des fonctions publiques, ils ne croient jamais l’être envers leur pays, et ils veulent lui payer leur redevance par les services de leur intelligence, comme autrefois leurs pères la payaient de leur sang dans les batailles. Cette vie modeste et digne fut celle de M. le comte Gaston de Blangy. Si le monde trouva chez lui l’urbanité et la loyauté du gentilhomme, le pauvre un soutien et un appui, la science agricole, et en particulier celle du cheval, lui durent des enseignements profonds, et l’exemple d’un zèle qui ne se démentit pas. Ce sont ces titres qui rendront à jamais le nom de M. de Blangy précieux au souvenir de ses amis et cher à ses concitoyens.

Le comte Gaston de Blangy naquit à Valognes en 1803 ; il était fils d’Auguste Le Viconte, comte de Blangy, et de mademoiselle d’Otteville. La famille de Blangy, dont le nom patronymique est Le Viconte, remonte aux premiers temps de notre histoire normande. Les Le Viconte étaient juveigneurs de la maison de Saint-Sauveur, fondée par Néel, compagnon de Rollon, auquel celui-ci concéda la vicomté du Cotentin. La branche ainée s’éteignit à une époque très-reculée, mais les juveigneurs se divisèrent en plusieurs rameaux, et furent très-nombreux au Cotentin pendant la période du moyen âge.

Le nom des Le Viconte est inscrit, à la tour de Londres, parmi ceux des compagnons de Guillaume le Conquérant. Les Le Vicomte portaient bannière sous Philippe-Auguste ; un Le Viconte est cité au nombre des 119 défenseurs du Mont-Saint-Michel en 1420. La branche à laquelle appartenait Gaston de Blangy prit le nom de Blangy, du fief de ce lieu, situé dans le département du Calvados. Elle fut ramenée dans le Cotentin par l’alliance de Pierre-Marie Maximilien Le Viconte, marquis de Blangy, avec Marie-Anne-Françoise Le Berseur, dernière héritière de la maison de Fontenay, qui parait avoir été une branche cadette des comtes du Poitou et des vicomtes de Thouars. Celui-ci fut substitué à la charge de grand bailli d’épée du Cotentin ; il était dans la destinée de cette famille de fournir au Cotentin son premier vicomte et son dernier grand bailli.

Les armes de la famille sont d’azur, à trois coquilles d’or, et portent pour exergue : Saint Sauveur, Le Viconte et l’honneur !

Le château de Saint-Pierre-Eglise, près de Valognes, où fut élevé M. de Blangy, est situé à l’extrémité du département de la Manche, entre Cherbourg et Saint-Vaast, dans cette belle contrée du Val de Saire, qui d’un côté touche à la mer et de l’autre aux plaines herbeuses du Cotentin. Le domaine de Saint-Pierre avait appartenu à la famille Castel, dont un des membres, connu sous le nom de l’abbé de Saint-Pierre, auteur du Projet de paix perpétuelle, fut célèbre par ses ouvrages, la distinction de son esprit et sa vie aventureuse.

Les pères de M. de Blangy, comme tous les gentilshommes de Normandie, s’occupaient de l’élevage des chevaux, et les haras qu’ils entretenaient sur leurs domaines étaient fameux dans la contrée. Le goût du jeune Gaston pour le cheval était donc une habitude héréditaire ; tout enfant, il aimait à voir bondir dans les champs les troupeaux de cavales, et montait à cheval pour les suivre à côté des piqueurs de son père. Lorsqu’il partit pour le collège, c’était déjà un amateur et un bon écuyer. Pendant ses études classiques, il continua, dans les manèges de Paris, les exercices d’équitation qu’il avait commences dans la maison paternelle ; et lorsque ses études furent terminées, il s’y livra entièrement, sous la direction des plus habiles maitres de la capitale. Il habitait alors presque constamment Paris ; désireux d’acquérir des connaissances chevalines, il fréquentait les manèges, les écuries des marchands et celles des principaux amateurs. Dans ses excursions en province, il visitait les éleveurs et les établissements des haras de l’Etat. Il aimait surtout à se trouver aux réunions hippiques du haras du Pin. Cet établissement, qui était alors le plus beau et le plus complet de l’Europe, était dirigé par M. le comte de Bonneval. Entre ces deux hommes, dont l’un commençait sa carrière et l’autre finissait la sienne, il y avait conformité de goûts et d’instincts ; tous deux amateurs distingués de l’art du dessin, tous deux bons écuyers, tous deux passionnés pour le cheval, tous deux hommes du meilleur monde et de la plus parfaite distinction, leur sympathie mutuelle s’augmentait de leurs occupations accoutumées.

A celle époque, Gaston de Blangy était un beau jeune homme d’une taille flexible et élevée, d’une tournure gracieuse et digne. Dénué de toute espèce de fastueuses prétentions, simple et de bon goût partout, il imposait, néanmoins, par une certaine élégance de tenue qui n’avait rien d’emprunté, et qui s’alliait chez lui à la plus gracieuse gaieté et à la conversation la plus animée. Sérieux dans tout ce qui touchait à la noble science du cheval, il en étudiait toutes les parties dans les plus infimes détails ; la théorie lui était aussi familière que la pratique. Il recherchait avec soin les ouvrages des maîtres de la science, et pratiquait chaque jour les préceptes dont il nourrissait son esprit. Sa méthode d’équitation était celle de la grande école qui florissait encore à cette époque au manège de Versailles, et dont M. le comte d’Aure était l’astre le plus brillant. Au milieu de la nombreuse pléiade de jeunes écuyers, qui entouraient alors la jeune renommée du digne héritier de la Guérinière cl des d’Absac, M. Gaston de Blangy était un des plus remarqués par son liant, sa belle tenue et la douceur de sa main. Aujourd’hui que l’équitation est rejetée dans les limbes du passé, et n’a plus cours qu’aux représentations des spectacles forains, cet éloge paraîtra peu considérable, mais nous espérons que les bons esprits nous sauront gré d’avoir rappelé que M. Gaston de Blangy fut un des derniers représentants de notre vieille école.

Cependant, le goût des courses de chevaux commençait à faire des progrès en France, le cheval de pur sang, introduit d’abord dans les haras de l’Etat, se répandait peu à peu dans le public. M. de Blangy fut un des premiers à apprécier les avantages qui pouvaient en résulter pour l’élevage national, mais il se garda bien de l’exagération qu’y apportèrent quelques esprits impatients qui, fidèles à cette tendance que l’on reproche avec raison au caractère français, se jetèrent avec impétuosité dans les idées nouvelles, en répudiant le glorieux passé de nos doctrines hippiques.

La révolution de 1830 avait eu lieu, le manège de Versailles avait été supprimé, ainsi que tous les établissements équestres subventionnés par l’Etat. La mode tournait alors au Jockey-ship, et à l’adoption outrée de toutes les habitudes anglaises. M. de Blangy ne donna pas dans ce travers, qui a coûté annuellement à la France plusieurs millions, et qui a porté un coup funeste à notre industrie chevaline. Il se refusa même pendant plusieurs années à faire partie de la société du Jockey-Club, dont les doctrines exclusives l’effrayaient un peu. Cependant, une fois entré dans cette Société célèbre, il en fut un des membres les plus influents et les plus écoutés. C’est à lui que l’on dut en grande partie les règlements de course et la direction éclairée qui signala pendant long-temps les errements de la Société d’encouragement. Quant à lui, il ne se mêlait personnellement aux jeux du turf qu’avec cette modération qui était le fond de son caractère. Possesseur d’un petit nombre de juments d’élite, il lança de temps en temps sur les hippodromes quelques poulains qui s’y montrèrent avec avantage. Plusieurs chevaux sortis de ses écuries sont entrés dans les haras de l’Etat, et y ont acquis une certaine célébrité par le mérite de leurs produits. Mais les courses pour lui n’étaient qu’un délassement et n’avaient pour but que l’amélioration ; il ne cherchait point à en faire une affaire et à écraser ses concurrents sous le poids de ses triomphes. Grand seigneur en tout, il imitait la haute aristocratie anglaise, et ne prenait part ni à ces combinaisons exclusives, ni à ces calculs financiers, qui assimilent un noble coursier à une roue de fortune. Ses doctrines hippiques comprenaient tout l’ensemble de l’élevage français avec un merveilleux accord. Tandis qu’il professait une prédilection éclairée pour l’amélioration par le pur sang, et qu’il l’autorisait par son exemple, il cherchait en même temps à développer le perfectionnement de toutes les races chevalines de la France dans leurs propres berceaux, et fortement convaincu que l’industrie particulière ne pouvait rien par elle-même, dans le sens de la possession de l’étalon qui convient A chaque localité, il demandait avec instance, l’augmentation du nombre de ceux de l’Etat. C’est même par suite de celte préoccupation qu’il se réunit aux personnes qui demandèrent la destruction des jumenteries des haras du Pin et de Pompadour, dans la croyance où il était que l’argent consacré à la production des types serait plus utilement employé à l’achat ou à l’entretien d’un plus grand nombre d’étalons. Celte opinion, que nous expliquons sans la partager, se réduisait donc chez lui à une question de budget. Si le nombre des étalons lui eût paru en rapport avec les besoins de la France, nul doute que la justesse de son esprit ne lui eût démontré la nécessité de conserver dans les lieux propres à l’élevage du cheval les types supérieurs des races régénératrices, types que l’industrie particulière est impuissante, en aucun pays que ce soit, et surtout en France, à produire elle-même, comme nous en faisons chaque jour la triste expérience.

Quoi qu’il en soit, M. de Blangy se montra toujours aussi ami des progrès qu’ennemi des vaines théories, et l’amélioration chevaline qu’il a su développer autour de lui, dans la contrée du Val de Saire, en est la preuve la plus éclatante. C’est là, dans son domaine de Saint-Pierre, qu’après la perte qu’il fit de sa mère, femme aussi distinguée par son esprit que par sa naissance, et dont il soigna la vieillesse avec la plus touchante sollicitude, il se retira presque exclusivement vers les dernières années de sa vie. Ses voyages devinrent de plus en plus rares ; l’agriculture occupait uniquement sa pensée ; il fit venir des races précieuses de plusieurs animaux domestiques qui convenaient le mieux au climat de son pays ; et il jetait les fondements d’une vaste exploitation, qui n’eût pas tardé à devenir une des plus importantes de la Normandie.

En même temps qu’il s’occupait des soins sérieux du faire valoir, il ne négligeait pas les améliorations que son goût éclairé lui dictait pour l’embellissement et l’appropriation du château, des dépendances et des vastes jardins qui l’entourent, dont il modifia les dispositions et dégagea les abords. Mais au milieu de ces soins agrestes, il n’oubliait pas l’amélioration chevaline, qui avait été la préoccupation constante de sa vie. De tout temps, il avait offert un logement à la station des étalons de l’Etat, et s’occupait lui-même de sa direction, comme garde-étalons. Ses relations avec les officiers du dépôt de Saint-Lo, qui furent aussi constantes que gracieuses, lui permettaient de s’entendre avec l’Administration pour le choix des types les plus propres à l’amélioration de sa contrée ; d’un autre côté, les éleveurs avaient en lui la plus entière confiance ; il les dirigeait dans leur élevage, indiquait les poulains qu’il fallait garder et ceux qu’il fallait vendre ; enfin, il donnait lui-même, de sa bourse, des primes aux plus belles pouliches, primes qui se disputaient à Cherbourg, en même temps que celles du département. Tant de soins, si bien entendus, portèrent leurs fruits. Le Val de Saire, qui ne produisait qu’une espèce chevaline de petite taille et commune, présente maintenant des chevaux aussi forts que distingués, propres à l’attelage ou à la grosse cavalerie : plusieurs étalons en sortent chaque année, pour entrer dans les haras de l’Etat.

C’est au milieu de celte existence si bien remplie, si utile, et si digne, que la mort de M. de Blangy (20 mai 1859) est venue surprendre ses amis plutôt que lui, car, depuis quelque temps, il sentait, dit-on, les approches d’une fin prochaine, quoiqu’à peine encore arrivé dans la plénitude de la vie. La nouvelle de ce triste événement causa un deuil général dans la contrée ; l’amitié chez les uns ; l’estime chez les autres, la reconnaissance chez un grand nombre, formèrent autour de sa tombe un concert de regrets que peu d’hommes auront mérités à plus juste titre.

Cette fin prématurée mit à découvert un des côtés du caractère de M. de Blangy, que sa modestie avait tenu caché avec le plus de soin. C’était son immense charité, et la mystérieuse délicatesse dont il entourait ses bienfaits. Pas de tristesse qu’il ne cherchât à consoler, pas de misère, qu’il ne secourût. Dieu seul connaît tous les dons que sa main prodiguait autour de lui avec la simplicité de l’Evangile, qui, veut que la main gauche ignore les aumônes de la droite. Ce fut alors aussi que l’on apprit le secret de ces églises restaurées, de ces maisons d’école élevées dans diverses communes, de ces choses, enfin, qui ouvrent les chemins du ciel.

Les habitants du Val de Saire ont compris la perte de cet homme de bien, et ont rendu à sa mémoire un hommage spontané, dont nous trouvons une douceur particulière à nous rappeler le souvenir. M. de Blangy, qui depuis long-temps s’était retiré de toutes les réunions chevalines, avait cependant fait espérer qu’il assisterait au concours général d’animaux reproducteurs, qui devait avoir lieu à Saint-Lo, au mois de mai 1859 ; sa présence avait été réclamée comme membre du jury, mais sa mort précéda de quelques jours l’ouverture du concours. Cependant, l’élite de la population chevaline des cinq départements de la Normandie se trouva réunie à Saint-Lo, toutes les contrées y prirent part, une seule y manqua ; pas un éleveur du Val de Saire ne voulut paraître au concours, et, cependant, plusieurs d’entre eux y pouvaient espérer les plus beaux succès ; mais aucun ne voulut recevoir de palmes d’une autre main que de celle qui avait guidé leurs pas et soutenu leurs efforts.

M. Gaston de Blangy n’était point marié ; son frère, M. le comte Octave de Blangy, habite les environs de Bayeux ; il a deux fils, MM. Auguste et Maximilien de Blangy, qui se montrent, par de fortes études, dignes de marcher sur les traces de leurs parents. Le château de Saint-Pierre entrera sans doute dans les apanages de Mme la comtesse de Choiseul, dont le fils, héritier des ducs de Choiseul, est le chef actuel de cette historique et illustre maison. Mais, quel que soit le successeur de M. Gaston de Blangy au château de Saint-Pierre, la magnificence du domaine ne sera qu’une partie bien faible de son héritage, la meilleure part sera l’exemple qu’il laisse à ses neveux, celui d’un homme d’honneur, d’un chrétien charitable, et d’un bon citoyen.

Ephrem Houel.